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Henri Troyat, Le Moscovite

Bernard de Croué, nobliau ruiné, a fui la France de la Terreur en 1793 emmenant son fils de 3 ans. Sa femme est morte d’une fluxion de poitrine à Amsterdam en exil ; Croué s’est enfoncé en Russie où, à Moscou, le comte Paul Arkadiévitch, propriétaire de 2600 « âmes », l’a engagé comme secrétaire et bibliothécaire. Le français était la seconde langue de Russie, la langue de la culture. Le petit Armand a grandi bilingue entre son vieux père et la famille du comte, Nathalie Ivanovna et Catherine, de quatre ans plus jeune.

Armand, désormais 21 ans, se sent Russe et Français ; russe dans la réalité charnelle et Français par la culture de l’Encyclopédie. Mais il n’est ni l’un ni l’autre et la Grande guerre patriotique de 1812 va le lui faire sentir. Il apprendra l’amour charnel dans les bras d’une Française et gardera l’amour platonique pour la Russe Nathalie.

Napoléon l’empereur, héritier des révolutionnaires qui voulaient imposer au monde entier leur idéologie des Droits de l’Homme, s’avance à marche forcée à l’intérieur de la Russie. Il va atteindre Moscou, il l’atteint. Le comte et sa famille ont fui la capitale et leur palais confortable aux 17 000 ouvrages dans la bibliothèque pour se réfugier dans leur domaine en province. La plupart des aristocrates et des bourgeois ont fait de même, suivis par une partie du menu peuple.

Les Français, jusqu’ici bien intégrés, sont mal vus ; une quarantaine est arrêtée et déportée sur la Volga par le ronflant général Rostopchine – qui appelle à résister mais ne reste pas plus à Moscou que les autres. Rostopchine agit comme Poutine. Il exhorte les Français de Moscou à se plier à la domination sous peine d’être exclus et considérés comme moins que rien – exactement ce que Poutine fait en Ukraine : « Cessez d’être de mauvais sujets et devenez bons. Métamorphosez-vous en braves bourgeois russes de citoyens français que vous êtes » p.50. Car Rostopchine, comme Poutine, considère les Français comme des « corrupteurs de la jeunesse russe, des laquais, (…) dont la tête n’était qu’un moulin à vent » p.57. La liberté ? La belle affaire ! « Nous autres serfs, nous n’avons pas besoin d’être libérés. Nous sommes bien comme nous sommes. Avec un maître au-dessus de nous. Il nous corrige, bien sûr, mais aussi il nous protège. Qui nous protégerait si nous étions libres ? » dit un valet à Armand p.71. Après tout, les Russes ont élu et réélu Poutine et se sont à peine révoltés contre les fraudes massives avérées et contre la corruption éhontée du régime. Ils ont peur de la liberté qui leur rappelle l’ère Eltsine. Ils préfèrent la tyrannie, plus confortable car elle évite de penser. N’ont-ils pas, comme tous les peuples, les dirigeants qu’ils méritent ?

Armand se sent étranger, avec « la certitude d’être en porte à faux dans un conflit qui ne le concernait pas. La guerre qui se déroulait en ce moment opposait une France qui n’était pas sa France à une Russie qui n’était pas sa Russie » p.30. Étrange ressemblance avec le dilemme dû au conflit en cours en Ukraine. La Russie, pays européen malgré tout, pas si étrange que le Royaume-Uni par rapport aux autres pays du continent, se rétracte dans le mythe asiatique, préférant s’allier jusqu’à la fusion aux Mongols qui l’ont asservie durant un millénaire. L’Ukraine, attachée à la Russie par mille liens dans l’histoire et la culture, tient à sa culture européenne héritée de sa propre histoire polono-austro-hongroise et de sa proximité avec l’ouest et résiste, se détachant de sa maison mère. Chacun choisit selon ses tripes et celles du kaguébiste au pouvoir à Moscou apparaissent plus servir ses propres intérêts de satrape que l’intérêt à long terme d’une Russie à la démographie en berne, qui sera vite avalée par l’immense Chine…

Armand est resté à Moscou car son vieux père obstiné ne veut pas fuir : il hait les Français révolutionnaires qui ont renversé son univers d’Ancien régime, mais il n’est pas Russe. Il se réfugie dans la bibliothèque, la culture étant pour lui sa patrie. A 21 ans, Armand est un béjaune assez niais, formé à la littérature avec des femmes mais guère au commerce des armes ; tout juste sait-il monter à cheval. Lorsque la Grande armée arrive, il se sent partagé : il rencontre enfin les vrais Français, venus de France, et pas seulement les exilés de Moscou ; il sent le patriotisme attristé des Russes et leur volonté de résister, il ne peut pas leur en vouloir. Excommunié, rejeté par ses amis russes, il il parle aussi bien une langue que l’autre, sans aucun accent, et va faire le truchement. Par honneur au départ, lorsqu’il sauve Pauline, une actrice du théâtre français des invectives de la foule ; par obligation ensuite lorsque le diplomate Jean-Baptiste Barthélémy de Lesseps (oncle du Ferdinand que tout le monde (?) connaît) l’engage pour traduire les proclamations officielles.

Son père mort d’une attaque cérébrale, les domestiques du palais enfuis, son cheval volé, ses habits arrachés jusqu’à ses bottes, Armand qui s’est laissé ballotter sans réagir se retrouve en chemise et caleçon à errer dans la rue. Il rencontre providentiellement Pauline et les acteurs qui le sauvent et le rhabillent. Il va devenir l’un d’eux, jouant même un rôle au pied levé dans le théâtre aux armées pour remplacer un goutteux. Il va aussi baiser Pauline, la plus jeune de la troupe, qui sait y faire pour avoir ce qu’elle veut à son profit et celui des autres, en offrant son cul. Armand se croit « amoureux » alors qu’il est seulement pris par les sens. Erreur banale de la jeunesse. Il est jaloux du colonel Barderoux qui fait la cour à Pauline (et avec qui elle a couché pour avoir du poulet).

Mais l’empereur l’a décidé, la ville a brûlé à cause des incendiaires de Rostopchine, l’hiver approche, une contre-attaque russe a réussi : il faut quitter Moscou. Du jour au lendemain. Pauline couche encore pour négocier une charrette supplémentaire pour emporter ses cadeaux. Armand ne peut que suivre en toutou désorienté.

Premier volet d’une fresque comme l’auteur les affectionne, suivi par Les Désordres secrets puis Les Feux du matin, Le Moscovite résonne dans l’actualité. Il a été écrit pourtant il y a un demi-siècle. Comme quoi on ne change pas les mentalités sans un très long temps.

Henri Triyat, Le Moscovite, 1974, J’ai Lu 1999, 243 pages, €6,12

Henri Troyat, Le Moscovite suivi de Les désordres secrets et Les feux du matin, Flammarion 2014, 478 pages, €23.00

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