Est-ce parce, vers ses dix ans, ses parents, l’école et la société ont décidé de l’appeler par son nom de famille et plus par son prénom que le petit Loujine a, lui, décidé de se retirer du monde ? Il était en harmonie avec son environnement dans la datcha campagnarde et l’école proche de la nature. Sa transplantation dans la grande ville et les rivalités des élèves soucieux de leur statut social, l’ont fait se réfugier ailleurs… « Son nom rime avec illusion », avoue l’auteur dans sa préface de 1964.
L’ailleurs, c’est sa tante, la maîtresse de son père, qui lui offre. Non pas du sexe mais l’entremise du jeu d’échecs. Le petit Loujine (dont on ne connaîtra le prénom qu’à la toute fin du livre) se passionne pour ces combinaisons abstraites et ces stratégies compliquées qui le vengent de la réalité des autres, ceux qui se moquent de lui et le battent. Puisque le monde réel est dangereux et que l’on s’y sent vulnérable, autant se retirer dans le pur esprit mathématique du jeu. Nabokov lui-même était féru de mathématiques enfants, et joueur d’échecs ; il préférait surtout reconstituer les parties pour en analyser les coups.
Se met peu à peu en place chez lui une sorte de paranoïa sociale qui lui fait voir le monde comme une suite de combinaisons dont il s’agit de pénétrer les arcanes pour bâtir sa défense. La défense Loujine est donc cette lutte pied à pied contre ce qui arrive, ces attaques perpétuelles de tous, à commencer par celles de son père (pourtant aimant), de sa tante (qui lui est favorable), des écoliers (hostiles et vite envieux), des partenaires (qu’il s’agit de contrer) – enfin d’une jeune fille qui s’intéresse à lui et à qui il finit par proposer le mariage. Non pas pour consommer mais pour avoir la paix, comme un refuge familial, un cocon social qui lui permet de ne penser qu’aux échecs sans se préoccuper du reste.
Au point d’en devenir « fou », ou plutôt affecté d’une manie obsessionnelle allant jusqu’au délire pour les échecs, voyant des cases noir et blanches dans les carreaux de la salle de bain ou les halls d’hôtels. Sa tante le laisse devant un ami à elle qui joue, son père l’abandonne à son jeu sans pouvoir rien faire pour lui, un certain Valentinov prend sous son aile ce très jeune homme pour l’exploiter durant des années en tournois et concours, jusqu’à ce que la lassitude et les limites du joueur atteignent un stade où il ne sert plus à gagner de l’argent. Seule sa fiancée devenue sa femme en a pitié – ce qui est aussi une inversion des rôles traditionnels où l’épouse ne porte pas la culotte.
La vie de Loujine est « un schéma fatal », dit l’auteur, le monde vu comme une partie d’échecs « démolit les éléments les plus profonds de la santé mentale de ce pauvre garçon ». Tout lui fait figure et incite aux combinaisons en défense, tandis que son créateur bâtit son roman comme un problème d’échecs dont il analyse la partie jouée.
La chaleur existentielle propre à la tradition littéraire russe est présente dans ce roman plutôt cérébral à la structure complexe. Il décortique la figure d’un artiste logique proche du génie par son inventivité, mais sale, rustre, gras et mou dans la vraie vie. Car ni les autres ni le réel ne l’intéressent, il s’en défend. L’existence n’a pour lui rien de positif, il ne cherche qu’à lui échapper depuis tout petit. Son délire est vrai pour lui, son monde intérieur est le seul qu’il accepte et, dès l’école, il refuse jusqu’à son nom, qui est celui de son père et qui l’empêche d’exister. Le prestidigitateur vu enfant, tout comme le violoniste qui l’initie aux échecs au tout début de l’adolescence, lui donnent la clé pour s’échapper de sa prison. Loujine est un psychotique qui dénie la réalité. Les échecs sont un moyen pour lui de tenter de maîtriser sa vie hors de toutes les autorités paternelle, scolaires, administratives, sociales. Il refuse le nom du père – Lacan en aurait fait tout un fromage – mais le roman est plus riche que les interprétations purement sexuelles du « petit freudien », comme se moque Nabokov.
Vladimir Nabokov, La défense Loujine, 1929 revu 1964, Folio 1991, 281 pages, €8.30
Vladimir Nabokov, Œuvres romanesques complètes tome 1, édition de Maurice Couturier, 1999, Gallimard Pléiade, 1729 pages, €77.00
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