GR 20 corse Dimanche 23 août

Nous croisons beaucoup de groupes de jeunes dans les deux sens aujourd’hui. Ils foncent comme des bêtes, les garçons souvent torse nu ; ils manifestent un vrai plaisir physique ou sont parfois menés par un moniteur qui veut frimer ou affirmer son autorité en se montrant le plus fort. C’est le problème de la randonnée balisée : nous avons tous tendance à marcher comme si l’on prenait l’autoroute, à toute vitesse d’un point à un autre en regardant « la moyenne ». On « fait » le GR 20 en 15 jours ; entre-temps, on n’a rien vu, rien appris. Corse ou pas, le lieu est indifférent, marcher pour marcher, les yeux fixés sur le sac devant soi, sur les cailloux du chemin où ne pas buter et sur la montre pour minuter l’itinéraire. Le topo-guide lui-même est court dans ces évaluations horaires : pour lui, pas le temps de souffler ni de contempler, les étapes sont prévues pour marcheurs de choc – non sans intention de record là aussi. Il y a une part de frime dans cet esprit de record à battre et de moyenne à tenir. Ce sera bien pire quarante ans plus tard avec la pratique de « l’ultra-trail » : la nature comme décor de film pour un exploit en direct vidéo sur vos tubes.

Plus grave, s’y retrouve déjà l’esprit névrosé que secrète notre civilisation : aucun effort pour trouver le chemin, le sentier est balisé ; pas de carte à lire ni de boussole à consulter, le topo-guide vous décrit tout ; pas à réfléchir, seulement marcher, c’est la sécurité. Ce retour à la nature n’en est pas un, mais un tourisme organisé, consumériste, pourri par cette mentalité du vite et de l’efficient qui infecte tout – alors qu’elle devrait rester cantonnée à l’économie. Qui, si l’on y réfléchit bien, tend à « économiser » pour être le plus efficace et moins consommer de ressources possibles pour produire.

Question d’état d’esprit, le nôtre était différent. Nous n’étions pas malades, pas plus que Franck et son géniteur. Nous avons pris le temps, regardé autour de nous, exploré au-delà du sentier. Nous nous sommes gavés de Corse par tous les sens. Les fleurs, les insectes, les oiseaux, nous parlaient autant que les roches et les étoiles. L’eau, les fruits et le fromage nous pénétraient autant que le thym et les myrtilles sauvages. Le soleil, les torrents et la pierre nous tannaient autant que l’herbe rase ou la paille des bergeries. Les états du ciel, la direction du vent, la forme des nuages – tout cela nous intéressait et parvenait à nous ravir. La nature brute, rarement aperçue en cours d’année, nous mettait l’œil aux aguets, le nez au vent, l’oreille attentive, la peau offerte, la langue avide des nourritures. Elle a permis la découverte d’un paysage, arpenté au pas humain, avec le loisir d’observer, de goûter et de sentir. Humilité de la marche, elle force à prendre du temps, le temps nécessaire pour aller sans s’épuiser, pour durer des jours et des jours, pour voir à satiété. A petits pas, le savoir est plus vif, mieux assimilé.

Ce sont ces quelques réflexions que je me fais en marchant, plus lentement que les autres groupes car Annick traîne la patte ; son sac est « trop lourd ». Pour moi, une randonnée est justement le moment de souffler, de regarder autour de soi, de découvrir enfin une nature brute jamais connue en cours d’année. Les fleurs, les insectes, les oiseaux, les roches, les étoiles – et aussi les gens rencontrés – tant de choses sont à observer, l’œil aux aguets, le temps libre, parfois un livre en main pour connaître les noms. La randonnée ne se résume pas aux heures de marche et aux kilos transportés dans le sac – cela n’est qu’accessoire. Elle réside dans la découverte à un rythme humain, celui du pas, qui est plus lent que celui que la technique nous impose habituellement. Prenons donc le temps de voir. Ainsi va le savoir : à petits pas. Ainsi se remplit une vie : par la découverte à son propre rythme.

Nous suivons aujourd’hui la route des crêtes après une nuit très humide et fraîche, à 1600 m d’altitude et trop près du torrent. Beauté des arêtes rocheuses Vers la Bocca alle Porte à 2225 m. La Brèche de Capitello à 2081 m, très pierreuse avec des blocs qui roulent sous les semelles, découvre les deux petits lacs de Mello et Capitello. Ils sont émeraude et vert de mer, enchâssés dans un cirque de granit. Nous suivons la ligne de partage des eaux de la Corse avant de passer dans les bois d’aulnes odorants, devant les digitales pourpre et les autres fleurs dont je ne connais pas le nom. La descente vers la plaine est dans les nuages.

Nous dormons dans une bergerie, vers 1800 m. Il fait chaud à l’abri, on est bien. Nous avons décidé aujourd’hui, vu le temps qui nous reste, de suivre le GR jusqu’au bout. La question se posait au vu de la fatigue et des propos du topo-guide ; Annick n’était pas sûre d’y arriver.


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