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Maxence Van der Meersch, La maison dans la dune

J’ai déjà chroniqué sur ce blog les romans de l’auteur, décédé en 1951, repris en recueil dans la collection Omnibus en 2010. Je relis La maison dans la dune en édition de poche, son premier roman, découvert par hasard dans une boite à livres. C’est que l’auteur le mérite. Il est né avec le siècle XX dans l’extrême nord de la France ; il a été prix Goncourt à 29 ans en 1936 et obtenu un prix de l’Académie française en 1945. Il est décédé à 43 ans de la tuberculose en raison de ses croyances antimédicaments. Comme quoi, malgré l’éducation, la bêtise peut être une maladie mortelle.

Sylvain est un jeune homme musclé, ancien boxeur, qui s’est marié à 20 ans avec Germaine, une ancienne prostituée qui a exercé depuis ses 16 ans chez Madame Jeanne à Bray-Dunes, à la frontière franco-belge. Dans les années 1920, le marché commun n’était même pas dans les limbes et chaque pays gardait jalousement sa frontière. Évidemment la France, pays de fisc et de flics, était particulièrement bien gardée – c’était le bon temps, regrettent certains. Germaine a les habitudes dépensières de la frustration zéro des putes et Sylvain est obligé de gagner beaucoup d’argent s’il veut la garder. Elle le tient par le sexe, il la tient par le fric.

Germaine l’a forcé à abandonner la boxe, où il était cependant parvenu à un titre de champion régional. Elle ne voulait pas qu’il abîme son visage net. Pour l’entretenir sur le pied qu’elle exige, il se « prostitue » donc lui aussi dans « la fraude », la contrebande lucrative de tabac entre la Belgique et la France. C’est que, pays aux gros impôts, la France taxe nettement plus que la Belgique, pourtant pas plus pauvre. Passer des cargaisons rapporte beaucoup et vite. Sylvain s’accoquine ainsi avec son ami César, ex-boxeur flétri par des années de noces et de beuveries, et son chien Tom, dressé à transporter 18 kg d’herbe à Nicot à la fois sur son dos, en rasant les dunes et en faisant la nique aux « noirs » que sont les douaniers. Sylvain emmène Tom dans une épicerie d’Adinkerque en Belgique, et la bête est relâchée chargée à la nuit, pour retourner chez son maître César qui le traite bien. Ainsi, pas de lien apparent entre le chien et le maître : il est passé à l’aller avec un autre.

Mais cet équilibre est précaire. Sylvain, en flânant après avoir déposé le chien, suit le canal Furnes-Dunkerque et découvre un îlot de verdure qui le séduit. C’est une ancienne auberge, désertée depuis que le pont, détruit par la guerre de 14, a été reconstruit un peu plus loin. Seuls les pêcheurs du dimanche viennent s’y désaltérer entre deux mouches. C’est pourquoi personne ne vient le servir lorsqu’il s’installe en terrasse. Il faut qu’il entre dans la pièce principale pour y trouver Pascaline, adolescente de 15 ans orpheline et recueillie par son oncle et sa tante, tous deux autour de 80 ans. Elle est fraîche et pure, vierge et ingénue. Sylvain en est ému. Lui qui a quitté l’adolescence envoûté par le sexe expert de la môme Germaine, il regrette de n’avoir pas connu une angélique Pascaline. Il va revenir souvent, faire la connaissance des deux vieux, les aider à réparer la maison et entretenir le jardin.

Pendant ce temps, Germaine revient de temps à autre chez son ancienne tenancière, avec une certaine nostalgie pour la vie de bordel. Elle lie connaissance, via Henri le patron, avec Lourges, un ancien fraudeur devenu douanier dans la brigade mobile. Celui-ci, bel homme costaud qui en impose, sûr de lui, sent que Germaine admire son corps puissant d’animal et aimerait en tâter. Comme il apprend du patron de bar trop bavard que le mari Sylvain tâterait de la fraude, il voit un bon moyen de le coincer pour l’éloigner. Il est jaloux de lui, de sa stature de jeune musclé, et a été humilié lorsque Sylvain l’a mis à terre lors d’une séance de lutte amicale, provoquée par le vantard César. Lourges veut sa revanche, il l’aura.

Faisant suivre Sylvain, qui passe la frontière blanc comme neige, il découvre son attraction pour l’auberge du canal et la jeune Pascaline. Il tombe alors Germaine pour la ferrer au sexe, lui balance Pascaline et lui fait avouer quoi et quand, le jour et l’heure. Germaine, pâmée, se met à table ; Sylvain la délaisse un peu trop à son goût et elle se découvre jalouse de la pureté de 15 ans. Mais c’est César qui va prendre livraison du tabac chez son fournisseur Fernand. Celui-ci, corrompu par les flics qui exigent un partage 50-50 à peine de le coffrer, a dénoncé la prochaine livraison. César est pris mais fait prévenir Sylvain que c’est par traîtrise du fournisseur. Sylvain décide alors d’arrêter la fraude et de se mettre au travail comme docker. Il gagne moins mais est plus libre, et amasse un pécule pour se ranger à l’auberge du canal en plaquant Germaine qui l’a vendu.

Laquelle est en colère. Sylvain ne lui donne plus que 300 francs par mois, une belle somme quand même, mais moins qu’avant. Elle ne peut plus acheter ces fanfreluches qu’elle adore pour épater ses anciennes copines prostituées et se poser en femme « honnête », à la limite de la bourgeoisie. Puisqu’elle veut de l’argent il l’incite à frauder elle aussi,. Pas futée, elle se fait prendre par inattention et veut se débarrasser de Sylvain qui ne l’aime plus pour se maquer avec Lourges, qui la désire et dont elle adore les muscles et la vigueur au lit. En pute égoïste, elle balance donc le dernier coup prévu par son mari, carrément une camionnette pour passer une tonne de marchandise en une fois avec sept comparses.

Ce sera la fraude de trop, le coup de gong et le baisser de rideau de la tragédie. Lourges sera tué dans la bagarre entre fraudeurs et douaniers, Sylvain blessé à mort ira crever dans le jardin de son auberge de paradis. Pascaline y restera pure et orpheline, Germaine retournera aux putes – que pourrait-elle faire d’autre, ayant perdu, par sa faute, à la fois son mari et son amant ?

Une belle histoire intemporelle entre l’amour et le sexe, l’adrénaline de la fraude et la rigueur de la loi, à la frontière indécise des mœurs et du plat pays.

Trois films ont été tirés de cette histoire depuis sa parution – aucun n’est pour l’instant paru en DVD :

La Maison dans la dune, de Pierre Billon en 1934

La Maison dans la dune, de Georges Lampin en 1952

La Maison dans la dune, de Michel Mees en 1988

Maxence Van der Meersch, La maison dans la dune, 1932, Livre de poche 1968, 252 pages, occasion, e-book Kindle €1,99

Gens du nord – La Maison dans la dune, Quand les sirènes se taisent, Invasion 14, L’Empreinte du dieu, La Fille pauvre, Omnibus 2011, 1248 pages, €29,00

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Retour à Samarcande

Christian, ce matin tôt, est pris d’un besoin pressant. Il se lève dès potron-minet et s’éloigne. Il me réveille par son passage, mais je somnole un peu. Lorsqu’il revient, à pas de loup pour ne réveiller personne, il s’arrête devant la porte de la pièce et reste immobile un moment. Surpris, j’ouvre les yeux. « Tu dors, Alain ? » Il est évident que non. « Regarde ! » Regarder quoi ? Où ça ? Eh bien près de la porte, sur le tapis, au pied de son duvet : une grosse merde bien enroulée, discrètement déposée. « Quelqu’un est-il entré dans la chambre ? » Non, personne, surtout depuis qu’il est sorti. La parano du solitaire commence. Je vois d’ici s’engrener les rouages de son cerveau : c’est quelqu’un du groupe, il a voulu me faire une blague. Ou bien : c’est un des gosses de la famille d’accueil qui n’aime pas avoir du monde à la maison. Ou encore : il n’y a pas de chien, c’est forcément quelqu’un d’ici… A mon avis, une fois mon fou-rire inextinguible épuisé – surtout à voir la tête paranoïde du Christian ! – je suppose qu’il s’agit d’un chat. J’en ai vu un s’enfuir vers le jardin hier soir, et ces petites bêtes fort routinières ont horreur d’être dérangées. Mais je ne crois pas une seconde que ce soit quelqu’un du groupe.

Nicolas et Aline ont mal lu la fiche technique du voyage : ils n’ont pas demandé un visa à « double entrée » ou « entrées multiples » à l’ambassade d’Ouzbékistan à Paris. Ils sont sortis pour entrer au Tadjikistan, ils ne peuvent donc y entrer à nouveau sans un autre visa. Au contraire de nous qui avons obéi à ce qui était écrit. Ils s’en sont aperçus à l’aller, il y a cinq jours, et le nécessaire a été fait par l’agence locale, mais la bureaucratie prend son temps. Rien n’est arrivé encore. Et comme nous sommes dimanche, rien ne se produira aujourd’hui. Nous sommes obligés de laisser le couple à Pendjikent à attendre le bon vouloir des bureaux. Nous nous cotisons pour leur laisser des dollars en espèces, la seule monnaie acceptée ici, soit comme caution à la demande de visa, soit pour leur vie courante en attendant. Ils nous les rendront en euros à Paris. Leur première démarche sera, dès demain lundi, d’aller à Douchanbé, la capitale de l’état. Ils nous rejoindront probablement dans deux jours.

Pour notre part, nous embarquons dans les 4×4 jusqu’à la frontière, avant de la passer à pied comme l’autre fois. Il y a la queue, comme toujours, une foule de paysans qui veulent aller travailler ou échanger on ne sait quoi avec leurs cousins d’outre ligne. Aucun véhicule n’est autorisé à passer ; les camionnettes doivent décharger leurs marchandises – qui sont aussitôt rechargées sur un autre véhicule, ouzbek cette fois. Un moyen efficace de tout vérifier… et de prélever son bakchich au passage ! Le douanier se sert ouvertement, j’en vois un qui emporte une énorme pastèque dans les bras.

Nous donnons à nos chauffeurs de 4×4 un demi-millier de soums chacun. « C’est la tradition », selon Rios. Hors famille ou clan, tout se monnaie, selon la culture arabe. Ceux-ci ont montré dans l’histoire quels boutiquiers ils savaient être. Les chauffeurs des deux véhicules sont le père et le fils. Il se trouve que nous avons dormi chez eux la nuit dernière – séjour payé par l’agence, bien entendu. La femme aux trois petits était la femme du chauffeur le plus jeune. Le veau d’or est exploité en famille. Je comprends mieux l’ampleur et l’aspect neuf de la grande demeure traditionnelle d’hier.

Durant la queue que nous faisons pour la paperasserie, un chien tout seul, une sorte de cocker noir et blanc attaché au milieu de la piste de contrôle des voitures, frétille de la queue et jappe désespérément vers nous. A-t-il été abandonné ? Est-il interdit de passer des chiens à la frontière ? Il fait en tout cas la fête à chaque touriste qui sort. Un douanier vient de temps à autre lui apporter de l’eau, de la nourriture, ou une vague caresse.

Les femmes locales tentent de resquiller dans la queue, tout à fait comme aux temps soviétiques. Mais l’officier qui contrôle se fait très sévère : elles passeront les dernières ! Nous devons déclarer à nouveau notre identité, pourquoi nous sommes là et combien de devises nous emportons. Il n’existe plus de formulaires en anglais et nous sommes obligés de rédiger – en caractère latins – ceux qui restent en cyrilliques ! Heureusement, j’ai gardé un modèle en anglais de la fois précédente. On nous avait dit de le remplir en double, ce qui ne servait à rien. Reste à supputer que les lignes du formulaire anglais soient les mêmes que celles en cyrilliques… Les données de nos passeports sont préalablement entrées sur écran, avant qu’un autre préposé ne les recopie à la main dans un registre papier. Les bagages sont passés aux rayons X, la déclaration de devises est un formulaire à part. Nul ne demande de les montrer ; c’est vraisemblablement « au cas où » un problème surgirait que les fonctionnaires pourraient objecter, ayant ainsi un prétexte « légal » pour nous retenir un moment. Deux beaux gamins, en short et débardeurs à la mode, la peau dorée, attendent leurs parents partis chercher leur voiture côté Ouzbek ; ils contrastent largement avec les petits paysans trop vêtus, pantalons et chemises de grosse toile à manches longues, le visage rouge mais la gorge pâle, qui accompagnent les femmes dans la queue. Deux mondes brutalement confrontés.

Le bus climatisé de l’autre jour nous attend au-delà des barrières. La route, mal entretenue, comporte des trous avec quelques flaques. Un gamin se fait complètement asperger d’eau boueuse par une camionnette qui passe. Le chauffeur l’a peut-être même fait exprès. Toujours est-il que le gosse en pleure, tout en tordant son tee-shirt. Il fait chaud et il sera vite sec, mais sale pour le reste de la journée.

Plus loin, une voiture civile est arrêtée au bord de la route, au ras d’un canal d’irrigation. Un père fait sortir ses deux gamins, qui s’empressent d’ôter à la va-vite tous leurs vêtements en quelques gestes. Ils les jettent dans le véhicule, par la porte restée ouverte. Et c’est tout nu qu’ils se plongent dans le canal qui s’étale un peu à cet endroit. S’ils avaient des sœurs, elles ne seraient pas autorisées à les imiter… L’eau coule, elle n’est pas trop fangeuse : voilà une piscine toute trouvée !

Nous revenons à l’hôtel Orient Star de Samarcande pour le déjeuner, un peu tardif. Malgré sa sophistication, sa cuisine ne vaut quand même pas celle de Liouba. Nous sommes servis par deux garçons d’une vingtaine d’années souples et silencieux. Leurs noms sont écrits sur un badge qu’ils portent sur le sein. Il y a Djamal et Djovid. Nous avons déjà eu affaire au dernier il y a une semaine. Il est toujours aussi stylé, en chemise banche qui fait ressortir ses traits réguliers. En zakouskis, nous sont servies des têtes de chou-fleur frites, de petits poivrons farcis au fromage et des tranches d’aubergines roulées à l’ail. Suivent la soupe au riz et au jus de viande, puis de fortes et grasses côtelettes de mouton largement adulte, accompagnées de pommes de terre et de tomates cuites. Le gâteau mou international au vague goût chocolat qui termine est digne de la cuisine d’avion – autrement dit sans aucun intérêt. Je le laisse aux amateurs.

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