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La joie veut l’éternité de tout, enseigne Nietzsche

Le chant d’ivresse de Zarathoustra s’élève à minuit lorsque lui et ses compagnons sortent de la caverne, la « chambre d’enfantillages » du chapitre précédent. « Le plus laid des hommes » a, devant les étoiles, une révélation : « A cause de cette journée – c’est la première fois que je suis content d’avoir vécu ma vie tout entière. (…) Il vaut la peine de vivre sur la terre. (…) Est-ce ceci – la vie ? Dirai-je à la mort. Soit, recommençons ! » Le plus laid des hommes a tout compris.

La vie est énergie vitale et cette vitalité se contente d’elle-même ; comme les plantes et les animaux, elle vit pour vivre, « parce qu’ » elle est vivante. Et la « joie » est cette manifestation de vitalité qui dit oui à la vie, la joie, le rire, l’optimisme.

« Que dit minuit profond ? » Il dit que « le monde est profond. Plus profond que n’a pensé le jour ». Car « la joie est plus profonde que la peine du cœur ». « Minuit, c’est aussi midi ». Pourquoi ? Parce que la face sombre du monde complète sa face claire comme le yin et le yang, que l’un ne va pas sans l’autre. « La douleur est aussi une joie, la malédiction est aussi une bénédiction, la nuit est aussi un soleil – éloignez-vous de peur qu’on vous enseigne qu’un sage est aussi un fou. Avez-vous dit oui à une joie ? Ô mes amis, alors vous avez dit oui à toutes les douleurs. Toutes choses sont enchaînées, enchevêtrées, unies par l’amour ». Ce monde-ci est le seul monde. Il n’est pas le monde idéal du Beau, du Bon, du Bonnet… Il est le monde mêlé, imparfait mais réel – car le parfait n’est qu’une projection idéale, une épure non réaliste – tout comme le concept de « Dieu ».

« Tout de nouveau, tout éternellement, tout enchaîné, enchevêtré, amoureux, oh ! C’est ainsi que vous avez aimé le monde. » L’amour ne peut naître que du différent, sinon il n’est qu’égoïsme stérile, comme le beau jeune garçon Narcisse qui se mirait dans l’onde ; il faut du neuf pour enchevêtrer et faire naître la vie qui se veut elle-même. « Que ne veut-elle pas, la joie ! Elle est plus assoiffée, plus cordiale, plus affamée, plus effrayante, plus secrète que toute douleur, elle se veut elle-même, elle se mord elle-même, la volonté de l’anneau lutte en elle. » L’anneau, c’est l’alliance des mariés ; c’est aussi l’éternel retour de la vie, la « roue qui roule sur elle-même » – autre nom de l’éternité. La joie « veut de l’amour, elle veut de la haine, elle est dans l’abondance, elle donne, elle jette loin d’elle, elle mendie pour que quelqu’un l’accueille, elle remercie celui qui la prend. (…) La joie est si riche qu’elle a soif de douleur » – car est ainsi qu’est fait « ce monde, oh ! vous le connaissez ! ».

« Car toute joie se veut elle-même, c’est pourquoi elle veut la peine ! » La joie veut l’éternité. « La douleur dit : passe ! Mais toute joie veut l’éternité, – veut la profonde, profonde éternité ! »

Dans ce poème appelé « chant d’ivresse », commenté ligne à ligne, Nietzsche/Zarathoustra dit oui à la vie, à la vitalité, à l’énergie vitale qu’il appelle « volonté pour [Zur] la puissance ». Le oui à la vie est inconditionnel, comme l’amour d’un parent pour ses enfants. Cet amour veut tout, les joies comme les peines, la totalité de l’être issu de soi ou choisi pour enfant. Cette vie est bonne parce qu’elle est la seule – l’au-delà n’est qu’une promesse pour les croyants, il se peut même qu’il n’existe pas. Quoi qu’il en soit, nous avons été créés humains vivants pour accomplir notre destin d’être vivant, doté d’instinct de vie qu’il s’agit d’affirmer sous peine de languir, puis de mourir avant l’heure.

La vie ne se partage pas, elle est joie et douleur mêlée. Minuit c’est aussi midi. « Je suis content d’avoir vécu ma vie tout entière », dit l’homme le plus laid, qui a enfin compris Zarathoustra. C’est le « oui sacré » de l’enfant qui « est innocence et oubli », la troisième des métamorphoses proposée dans le premier Discours de Zarathoustra en début de livre. Une belle maxime pour l’été.

(J’utilise la traduction 1947 de Maurice Betz au Livre de poche qui est fluide et agréable ; elle est aujourd’hui introuvable.)

Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, 1884, traduction Geneviève Bianquis, Garnier Flammarion 2006, 480 pages, €4,80 e-book €4,49

Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra – Œuvres III avec Par-delà le bien et le mal, Pour la généalogie de la morale, Le cas Wagner, Crépuscule des idoles, L’Antéchrist, Nietzsche contre Wagner, Ecce Homo, Gallimard Pléiade 2023, 1305 pages, €69.00

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Le combat dans l’île d’Alain Cavalier

Un jeune couple parisien, lui fils à papa rebelle et politisé à la droite extrême de ces années-là, l’OAS, au point de jouer sa vie. Elle consumée et détruite par l’amour qu’elle lui porte, au point de s’annihiler. Deux destins réunis pour s’annihiler, comme matière et antimatière.

Lui, Clément, est beau et jeune (Jean-Louis Trintignant) ; il sort de la guerre d’Algérie et en veut au député de Paris qui a lâché le pays, pourtant contrôlé par l’armée. Il s’abouche avec un intriguant, Serge (Pierre Asso), instructeur de commando, qui fomente un attentat au bazooka en plein Paris contre le bureau en coin de rue sous les toits du député. Clément doit tirer, comme il a appris à le faire à l’armée. Tout se passe comme prévu, la pièce est pulvérisée, chacun repart sans être inquiété. Sauf que le lendemain, le chef téléphone à Clément de fuir ; il a été dénoncé. Lui est au bord des pistes d’Orly, en route vers l’Espagne (c’était avant la libre circulation de Schengen et Franco était dictateur).

Clément part donc se réfugier à la campagne, en Normandie, chez Paul (Henri Serre), un ami d’enfance avec qui il a conclu à 10 ans un pacte de sang au camp de jeunesse maréchaliste où ils étaient tous deux. Paul a deux ans de plus que lui et est plutôt de gauche, du moins républicain. Il est imprimeur à façon, notamment de tracts pour les syndicats.

Elle, Anne, est belle et jeune (Romy Schneider) ; elle sort d’une carrière au théâtre qu’elle a interrompue par amour. Elle se croit sans guère de talent et son couple est tout pour elle : sans lui, elle n’est rien. Elle exige que Clément l’emmène dans sa fuite. Ce qu’il fait, à contrecœur. Paul vit simplement, aidé pour sa cuisine et son ménage par la fille d’un ami bouilleur de cru en Calvados (Diane Lepvrier). Mais la dénonciation fait que la photo de Clément se retrouve dans tous les journaux et Paul n’est pas d’accord avec cette violence, cette agressivité rancunière ; la démocratie, c’est le débat et la décision majoritaire, tuer pour motifs politiques est immoral et certainement pas démocrate. Il exige que Clément parte de chez lui.

Mais le député n’est pas mort ; un mystérieux correspondant l’a prévenu par téléphone qu’un attentat se préparait contre lui et qu’il mette un mannequin à sa place, à son bureau. L’enregistrement est diffusé à la radio et Anne reconnaît la voix de Serge : il a joué double jeu, il a trahi tout le monde. Clément pourrait se livrer à la police, comme lui conseille son père, important industriel ; il écoperait d’une peine légère car il n’y a pas mort d’homme. Mais épris d’absolu, rancunier et habité d’une violence qu’il ne parvient pas à canaliser, Clément jure de traquer et de tuer le traître. Ce qu’il fait.

Anne reste chez Clément et le temps passe. Paul lui fait lire une pièce de théâtre, écrite sur un cahier d’écolier par sa défunte épouse, décédée d’un cancer. Il croit qu’elle peut la jouer car le personnage est tout elle. Confortée par la stabilité de Paul, Anne devient son amante ; encouragée par ce qu’il lui révèle de sa personnalité, elle revient sur la scène. Loin de Clément le destructeur, elle se reconstruit, au point d’attendre un enfant de Paul, de décider de le garder alors qu’elle est en route pour une clinique d’avortement suisse, et de percer au théâtre.

Lorsque Clément revient d’Amérique du sud, mission accomplie, il veut récupérer Anne mais celle-ci se dérobe. Toujours épris d’absolu et jaloux, il défie alors Paul en combat singulier au pistolet dans l’île, celle sur la rivière en face du moulin normand où il vit. L’amour ou la mort – rien entre les deux. La trahison de l’ami est aussi cruelle que celle du militant. Je laisse la fin tragique à ceux qui n’ont pas vu le film.

Le début des années 1960 en France était à l’absolu. Les guerres perdues en 40, en 54, en 62, le sentiment de déclin et de fin d’un monde malgré l’essor de la prospérité gaulliste, incitaient au tout ou rien – un peu comme aujourd’hui avec les desperados complotistes qui se réfugient dans la France d’avant. Clément est le symbole d’une jeunesse qui se consume dans le néant, pour des idées – donc pour rien. Mieux vaut la vie avec les autres que la solitude orgueilleuse contre eux. Anne contre Clément, le noir et blanc du tragique, l’instinct de vie contre l’instinct de mort. Un bien beau film.

DVD Le combat dans l’île, Alain Cavalier, 1962, avec Romy Schneider, Jean-Louis Trintignant, Henri Serre, Pierre Asso, Maurice Garrel, Diana Lepvrier, Arte éditions 2011, 1h40

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