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Edith Wharton, Leurs enfants

Un ingénieur de la cinquantaine se repose sur le pont d’un paquebot des Messageries en Méditerranée. Il a fini ses missions au loin et voyage en Europe pour y rencontrer sa fiancée épistolaire américaine, Rose, qu’il compte bien épouser. Le désir est réciproque mais « les convenances » exigent un an de veuvage avant de se remarier (pour les éventuels bébés en route?). Mais Martin Boyne est un homme pressé et décidé, en bon ingénieur américain. Le destin va en décider autrement en la personne de toute une tribu d’enfants de 6 mois à 15 ans qui font faire irruption sur le pont.

Il voit en premier Judith, qu’il croit la mère du gros poupon rose qu’il apprendra être surnommé Chip, mais qui n’a que 15 ans. Il découvre très vite, car il partage sa cabine, Terry, 11 ans et souffreteux, qui aime les livres et voudrait être éduqué, puis sa jumelle blonde Blanca. Et dans la foulée Zinnie, « un robuste petit corps, à peu près nu, surmonté d’une tignasse orange », enfin les « demi, Bun et Beechy », dans la réalité Astorre et Beatrice, jumeaux italiens rapportés. En tout sept, comme les sept nains. Tous sont les enfants issus, rapportés ou adoptés du couple de richards américains que Martin a connu à Harvard : Cliffe Weather et Joyce Mervin. Sauf que ces deux-là ne cessent de se chamailler, de prendre des maîtresses et des amants, d’où la progéniture surnuméraire, de menacer de divorcer et parfois d’y parvenir.

Et les enfants dans tout ça ? Ballottés entre leurs parents et leurs flirts, poussés d’un hôtel à l’autre, toujours dans le grand luxe inutile, ne parlant qu’aux garçons d’ascenseurs, aux portiers et aux femmes de chambres, s’ennuyant ferme à cause des dîners mondains, des bals et autres excentricités de ce petit monde fermé adulte de la jet-set avant la lettre où les avions sont alors des paquebots. Ils sont laissés à eux-mêmes et sous la garde de la fille aînée, Judith, flanquée d’une bonne et d’une gouvernante. Malheureux en famille mais bien entre eux, ils ont créé une tribu turbulente et soudée qui fonde son affection dans les jeux ensembles et la supervision bienveillante de la grande sœur. Ils ont juré sur le livre saint de la gouvernante, celui qui a une réponse pour tout, La médecine générale des familles, de ne jamais se séparer, dussent-ils fuir.

Martin Boyne se prend d’affection pour les enfants, fontaine de joie dans ce milieu bourgeois trop compassé. Il aime ce petit être raisonnable de Terry qui le supplie d’intercéder auprès de son père pour qu’il lui donne un précepteur, puisque sa santé ne lui permet pas le collège – un père qui s’en fout parce qu’il désire un héritier et que Terry n’a pas de santé ; il lui préfère le bébé Chip, florissant et placide. Martin intercédera et obtiendra de la mère, Joyce, qu’un précepteur italien qu’elle connaît vienne donner des leçons au petit garçon. Mais il devient très vite son amant et elle reste avec lui tandis que son mari, tout fier de son nouveau yacht, l’étrenne jusqu’en Grèce avec des pique-assiette de son milieu mondain. Le climat humide de Venise ne convient pas à la santé de Terry et il doit se séparer de son précepteur puisque sa mère veut le garder pour elle par égoïsme femelle – elle s’en fout parce que c’est à son père de s’occuper du garçon.

En bref, les parents sont trop préoccupés d’eux, de leur apparence mondaine et de leurs divertissements sociaux pour s’occuper des gamins. Cela n’a guère changé dans les familles bourgeoises décomposées puis recomposées de bric et de broc d’aujourd’hui. Tout au plus cela s’est-il démocratisé avec moins de grands hôtels et de voyages et plus d’assistantes sociales, d’éducateurs et de psy. Mais la solitude personnelle demeure, c’est pourquoi les enfants Weather ont juré de ne jamais se séparer. C’est donc Martin qui est chargé de les conduire à Cortina, station de montagne, pour la santé de Terry et la vigueur des autres au soleil et à l’air vif. Le lieu est sur son chemin car il doit y rencontrer Rose dans un chalet qu’elle y a loué, pour décider de leur mariage.

Sauf qu’il se trouve attiré par Judith, fille aimante et naïve de 15 ans, « bientôt 16 », dit-elle à sept mois près. Il n’a avec elle que des relations paternelles mais se détache peu à peu de Rose, la quarantaine, qui ne peut rivaliser en fraîcheur même si elle est plus rationnelle et a plus d’expérience. Martin repousse cette attirance « naturelle » mais inconvenante au XXe siècle et cherchera par tous les moyens à assurer que les enfants restent ensemble. Cela va l’occuper tout l’été et il ne parviendra qu’à un compromis bancal. En revanche, ses velléités de mariage seront annulées, Rose lui rendra sa bague de fiançailles et Martin repartira pour l’aventure, faire l’ingénieur à l’autre bout du monde, au Brésil. Lorsqu’il revient trois ans plus tard en Europe, en convalescence d’un paludisme, il choisit Biarritz – et retrouve Blanca qui lui donne des nouvelles des autres. Puis il voit Judith, les 19 ans désormais épanouis, qui danse et flirte avec un garçon mince au costume impeccable. Elle est à sa place ; il n’aurait pas pu la prendre.

Décédée en 1937 d’une crise cardiaque, Edith Wharton aimait beaucoup la France et a vécu à Paris, en Île-de-France et à Hyères. Elle a été décorée de la Légion d’honneur pour son œuvre en faveur des blessés durant la guerre de 14-18 et se trouve enterrée à Versailles. Elle a obtenu le prix Pulitzer pour Le Temps de l’innocence, paru en 1920, et a été admise au National Women’s Hall of Fame en 1996. Une consécration. Femme sensible et connaissant par cœur le beau monde, elle observe le pouvoir de l’environnement social sur l’individu. Son Martin Boyne en est l’exemple-type.

Et sa description du milieu bourgeois est féroce : « Dans ce tourbillon il n’y a pas d’inimitiés qui durent. Tous les sentiments se mêlent, tous s’abolissent dans l’universelle confusion… Une considération d’intérêt une partie de plaisir qu’on ne veut pas manquer, réunit tout le monde et enterre les différends. Mais la plupart du temps, c’est simple oubli. Ces gens-là n’ont pas plus de mémoire que les sauvages et ils n’ont même plus l’esprit de clan qu’ont les sauvages. Il ne leur reste que les instincts primordiaux : la faim, la toilette et la danse. Je crois que nous revenons à une espèce de sauvagerie, moins les goûts sanguinaires. De plus, dans ce monde-là, on ne peut penser que d’une manière collective ; isolés, ils deviennent incapables d’une opinion. Ce serait trop fatiguant, et puis cela serait gênant pour les relations. Toute leur morale, c’est : « pas d’histoires »… » chap.XVII. Quelle description impeccable de nos « réseaux sociaux » ! Tous ces gens qui se croient uniques et évolués, agissent au fond comme tout le monde à toutes les époques. Pas de quoi en être fier.

Edith Wharton, Leurs enfants (Children), 1928, Ombres 2018, 320 pages, €12,50

Edith Wharton déjà chroniquée sur ce blog

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