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En avion vers Santa Elena de Uairen

L’avion est moins éprouvant qu’hier ; les turbulences sont plus faibles. Le temps, pourtant, est plus nuageux. Le Cessna entre même entièrement dans le coton, au grand dam de Françoise qui se demande si l’on ne va pas brusquement rencontrer un autre avion. Le paysage est de forêts et de tepuys. L’avion suit la rivière en la remontant, puis franchit un plateau. Cap à l’ouest. Suivent des plaines ; ces llanos sont verdoyants mais peu habités. Parfois s’élève du sol la fumée d’un brûlis. Javier nous dira qu’il s’agit aussi de messages de chasseurs qui signalent ainsi leur retour au camp.

L’aéroport de Santa Elena de Uairen est à la frontière du Brésil. Il n’accueille que de petits avions sur sa piste en terre. Il fait, au sol, une chaleur lourde. Deux Toyota land cruiser puissants nous attendent. Ce seront nos montures. Elles nous conduisent quelques kilomètres plus loin dans l’immédiat, pour prendre le déjeuner dans un restaurant en bord de rue. Chacun se sert au buffet sous vitrine et le plat se paie suivant son poids. Javier se sert copieusement ; il a faim. Je goûte une saucisse cuite du Brésil ; elle est un peu grasse et salée pour mon goût mais elle a du parfum. Nous allons à l’heure de la sieste acheter du rhum par cartons de trois bouteilles dans la liquoreria du coin. Il nous en faut pour une semaine !

Nous reprenons la route, presque toujours droite et bien goudronnée. Le chauffeur y fonce à 120 km/h, parfois jusqu’à 140 ! Dans cette plaine, selon le chauffeur, ont été tournées des scènes du film Jurassic Park (mais le principal au Costa Rica). Sur le chemin, nous bifurquons vers une cascade, bien faible en saison sèche comme en ce moment, mais au lit de roches rouges aux dépôts métalliques noirs de toute beauté. Serait-ce du jaspe ? La roche est semblable à de la laque chinoise, dense et satinée. Le jaspe est issu de quartz dissout par une eau riche en gaz carbonique, il se recristallise en calcédoine une variété de couleur rouge est appelée jaspe. Rien d’étonnant à ce que la rencontre de massifs anciens, quartzifères, et de la végétation équatoriale riche en décomposition carbonique, donne cette précipitation cristalline. Nous nous dévêtons pour nous mouiller sous la faible cascade. L’eau est froide mais fait du bien.

Les 4×4 poursuivent la route jusqu’au « village des porteurs », San Francisco, où nous retrouvons nos sacs numéro deux, laissés avant de prendre tous les avions ces derniers jours. Ils sont dans une pièce de la maison du chef des porteurs. Il ne nous accompagnera pas, au contraire des groupes précédents, car il s’est foulé la cheville avec le dernier groupe. La pièce principale qui contient nos sacs est envahie de meubles de cuisine en bois peint avec des jouets d’enfants exposés dessus : poupée, char, camion. Nous y buvons une bière Polar Ice. Sous les auvents des maisons voisines jouent de toutes petites filles, sous la surveillance d’une femme et d’un jeune garçon qui sculpte une sarbacane au couteau. En nous voyant débarquer à une dizaine de mètres de là, il quitte son travail pour rentrer dans la maison. Quand il ressort, une minute plus tard, il a enfilé un tee-shirt. Il veut paraître « civilisé » à nos yeux venus du nord. Gheerbrant décrit la même attitude dans les années 40 : les Indiens de la forêt vivent quasi nus mais ils enfilent un pantalon et une chemise lorsqu’ils rencontrent des Blancs. Ce n’est sans doute pas le meilleur legs des missionnaires depuis la découverte de l’Amérique…

Nous remontons dans les 4×4, bagages sur le toit, et c’est la piste en terre sous une petite pluie qui heureusement ne dure pas car elle rendrait le chemin nettement plus difficile aux voitures avec ses profondes ornières. Le chauffeur pousse des pointes jusqu’à 80 km/h quand l’horizon est dégagé. L’aide-chauffeur regarde la route au loin et signale d’un geste du doigt les obstacles ou les meilleures voies.

Le premier campement est installé sur une hauteur, à proximité d’un point d’eau, non loin du village de Paratepuy. Nous sommes dans un parc national, celui du Roraïma. Nous apercevons le plateau massif au loin. Nous le grimperons bientôt.

Les tentes sont plus petites qu’à l’habitude mais suffisantes pour deux – sans les sacs. Le décalage horaire se fait encore sentir. Il nous donne sommeil vers 21 h ici pour nous éveiller vers 5 h le matin. Mais une « bonne nuit » n’est pas seulement question de rythme, sa durée compte aussi. Nous nous levons peu avant le soleil, tirés du duvet par l’agitation des autres. C’est un peu vain car les inhabitués des treks mettent un temps fou à fouiller dans leurs sacs puis à ranger leurs affaires. Ce premier jour est d’ailleurs tout en désordre. Chacun – moi y compris – cherche à rééquilibrer les choses entre les trois sacs décrits par Javier le premier soir : celui d’avion, celui de jungle et le grand sac à porteurs. Ces derniers doivent soupeser et pondérer leur charge, transportée sur une claie d’osier. Chacun prend un sac de touriste et ajoute quelques ustensiles de cuisine ou quelques boites de conserve. Le total de la charge doit approcher les 40 kg.

Les nuages, sur le plateau du Roraïma, se lèvent avec la chaleur qui monte, dégageant pour nous la forme en table caractéristique du tepuy. Cette élévation brusque et incongrue dans le paysage de collinettes fait des tepuys des lieux sacrés pour les Indiens. Le Roraïma étant le plus élevé et l’un des plus vastes en superficie, il en est d’autant plus sacré.

L’autre tepuy qui l’accompagne, séparé par une vaste faille, est encore plus sauvage et porte le nom de Kukenan, mais il est interdit au tourisme depuis qu’un petit garçon s’y est perdu, il y a quelques années. Malgré les secours qui ont arpenté le terrain plusieurs jours, son corps n’a même pas été retrouvé. C’était un petit Vénézuélien des villes venu là avec son grand frère et la fiancée de celui-ci. Nul ne sait ce qui s’est passé et la version officielle est celle qu’a déclarée le couple : le gamin n’a pas retrouvé le chemin et s’est perdu. On dit qu’il était peu probable qu’il se perde à cet endroit et qu’il avait accompli l’itinéraire plusieurs fois. Alors, a-t-il eu un accident dont le frère est responsable, par imprudence ou volontairement ? Toujours est-il que personne n’est plus autorisé à y monter.

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El Salto de Angel

Nous nous levons facilement dans le petit jour brumeux car il est plus tard que tu ne penses – décalage horaire oblige. La favela a produit de la musique encore plus tôt, quelqu’un qui se levait avant l’aube, mais les rues sont désertes lorsque nous sortons : c’est dimanche. Nous allons petit-déjeuner dans une boulangerie-café qui se comme Flor da Castilla en souvenir de l’Espagne. Les croissants y sont des monstres, tout comme les pavés de bœuf hier. Il semble qu’au Nouveau monde tout se doit d’être gigantesque, symbole d’abondance, de nouveauté radicale. Mais le jambon qui accompagne les œufs est en boite : on ne produit pas de cochonnerie au Venezuela ; on ne produit pas grand-chose, d’ailleurs.

Sur la route de l’aéroport, domestique cette fois, un « accident » crée un bouchon. Les Latins sont particulièrement badauds et toutes les files ralentissent pour regarder avidement « le malheur ». Il n’y a de fait que des tôles froissées et de grandes discussions. Aucun blessé. Les badauds sont déçus, ce qui se sent parce qu’ils accélèrent aussitôt après. Dans les bennes des pick-up à l’américaine qui roulent vers la mer, des enfants sont le plus souvent assis. En débardeurs ou le torse nu à la poussière, ils rient de la vitesse. Ils vont sans doute à la plage, en pique-nique dominical – évidemment sans aucune ceinture de sécurité. Cela ne fait rien : s’ils ont un accident et meurent, on en refera d’autres.

A l’aéroport, une vitrine de librairie-kiosque présente toute une série de livres en espagnol sur les niños indigo. Je me demande de quelle race d’extra-terrestres il s’agit. Javier me dit qu’il s’agit de ces « nouveaux gamins aux pouvoirs de l’esprit plus évolués. » C’est très à la mode, ici en 2004, pas moins de quatre titres différents sur le sujet. Encore une fois, l’Amérique du sud est en retard. Je me souviens avoir lu des articles sur ces interrogations dans les années 1960 ! Nous ne connaissons plus en France que les numéros indigos, pas les gamins. En fait, il faut songer au télescopage des générations. Les enfants d’ici, comme ceux de l’Europe des années 1960, ont des parents encore élevés à la terre, devenus citadins depuis peu. Leurs enfants, eux, ont été complètement immergés dans la ville, confrontés très jeunes à toute cette modernité : télévision, jeux vidéo, ordinateurs, internet. Quoi de plus normal qu’ils n’aient pas la lenteur d’esprit de leurs parents, le côté emprunté de ceux qui doivent d’abord lire un manuel avant de toucher un matériel ? Les enfants « indigo » ne sont que les enfants du monde d’aujourd’hui. Je note d’ailleurs que le Venezuela n’est pas un pays très « littéraire » : l’anthologie de nouvelles sud-américaines que je lis, Les histoires d’amour de l’Amérique latine (Métailié 1992), rassemblées par Claude Couffon, grand traducteur des années 1970 et 80, mentionne des auteurs de l’Equateur et même du Paraguay mais aucun du Venezuela. Le pays produit-il plus de machos mineurs que de sensibles écrivains ?

Les caractères de l’enfant « indigo » sont relevés dans les livres. Il suffit de compter au moins sept indices de ce qui suit. Il mange peu ou est allergique à certains aliments. Il a un ami imaginaire avec qui il communique. Il présente des signes de déficit d’attention ou d’hyperactivité. Il apprend plutôt par l’expérience que par l’étude. Il peut mettre son attention sur plusieurs choses à la fois par exemple lire et regarder la télé. Il se lasse facilement, quand il a fait le tour d’un sujet, il passe à autre chose. Il est réfractaire à l’autorité. Il demande souvent « pourquoi ? ». S’il ne sent pas une attitude compréhensive de la part de son entourage, il peut être très introverti. Il se comporte comme un « petit adulte ». Il se sent  » étranger  » à son milieu. Il préfère la compagnie de plus grands. S’il a de l’énergie en surplus, il va la décharger à l’extérieur avec violence ou par les jeux vidéo. Bébé, il comprenait tout ce qu’on lui disait, il savait très bien communiquer par le regard avant de savoir parler. Ses capacités télépathiques sont développées, il « lit dans les pensées ». Emotionnellement, il présente une maturité au-delà de son âge. Il peut être perçu facilement comme un perturbateur en groupe car il a du charisme, il est leader. Il a une façon personnelle de faire les choses et ne se conforme pas à la norme Il a un fort sentiment de sa propre valeur qu’il va toujours garder à moins que l’entourage ne le modèle autrement. Ces caractéristiques sont extraites du livre de José Manuel Piedrefita Moreno, Enfants Indigo – la nouvelle génération, manuel pratique pour parents et éducateurs, aux éditions Vesica Piscis du Venezuela. Arthur Colin en France, dans L’Enfant indigo paru en 2003 préfère insister sur les « pouvoirs étranges » de ces nouveaux enfants « capables de distinguer les auras des gens, ou encore de lire dans leurs pensées ».

Nous prenons un antique DC 9 d’Aeropostal, la compagnie intérieure qui commémore par son nom le franchissement des Andes par les pionniers de l’aviation obstinés à faire passer le courrier. Je suis assis à côté d’un Anglais qui vit depuis treize ans aux Etats-Unis où il travaille dans les mines. Depuis Denver, Colorado, il vient au Venezuela pour deux semaines, avant d’aller au Canada, puis ailleurs encore. Il prépare en même temps un MBA pour devenir directeur. Et le voici qui lit un livre sur l’éthique des affaires où les chapitres évoquent le darwinisme social et les idées de Marx. Il m’avoue que c’est pour lui de l’hébreu qu’il ingurgite comme un pensum. Il n’est pas, comme nous Français élevés dans les années 70, qui sommes tombés dans le marxisme étant petits.

Nous ne quittons l’avion à Puerto Ordaz que pour en prendre un autre, un tout petit Cessna 206 à cinq places, cette fois. Nous allons dans le sud, par-delà les llanos, cet océan d’herbes géantes qui va des Andes à l’Orénoque, par-delà les affluents du fleuve immenses et les lacs. Pas de piste, ou presque – et il faudrait des jours. L’avion saute par-dessus tous ces obstacles. Nous survolons le rio Paragua, puis le Caroni.

Ils sont beaux vus d’en haut, brillants et dessinés comme des rubans. Les eaux paraissent noires ou brunes et les petites îles ocres. Nous survolons un bon moment un gigantesque lac intérieur, à l’échelle du pays : l’embalse de Guri. Un barrage produit de l’électricité à l’une de ses extrémités, là où un rio violent vient s’y jeter. Suit la selva monotone, moutonnant de vert printemps. Quelques têtes mauves d’arbres fleuris tranchent sur les nuances du vert. Parfois, un rio jaune d’or serpente entre les arbres avec des paresses de serpent qui se love.

El Salto de Angel – le saut de l’ange – est une cascade célèbre qui tombe de haut. Elle est la plus grande du monde, 979 m ! Son nom vient en fait du nom de famille de l’aviateur américain qui l’a découverte. Jimmy Angel, chercheur d’or, a posé son avion en panne sur le plateau au sommet en 1937. Notre avion vrombit en piquant sur la chute, amorce un virage sur l’aile qui fait tourner la tête, revient en une longue boucle pour que l’on prenne la photo sous un autre angle. La chevelure d’eau blanche s’effile sur le roc d’un noir-brun. En bas, autour, s’étend la forêt, la sempiternelle forêt impénétrable, inexplorée. Nous sommes entrés dans la région des tepuys, ces vastes plateaux anciens de grès érodé, taillés comme des falaises au-dessus de la jungle et plats comme des tables à leur sommet. Ce sont les restes d’un massif précambrien qui évoquent Le monde perdu, le roman d’Arthur Conan Doyle paru en 1912.

L’air, plus chaud sur les roches durant la journée, crée des turbulences qui font sauter l’avion et bondir l’estomac. La piste du minuscule aéroport en pleine jungle est écrasée de chaleur.

La CIA, sur son site web accessible au public, relève 373 aéroports au Venezuela, dont 246 sans piste goudronnée, dont encore 97 « de 914 à 1523 m » (conversion des pieds) : nous venons d’atterrir sur l’un de ceux-là, celui de Canaïma. Sous les paillotes qui bordent l’unique piste – bien trop longue pour les petits Cessna – femmes et enfants indiens, au nez en bec de faucon, vendent aux touristes des colifichets artisanaux. L’énorme gardien du parc ne nous permet pas de pénétrer à l’ombre sans avoir dûment acquitté la taxe d’entrée dans le parc National du Canaïma. Il est gros et ressemble à un crapaud.

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