Paradoxe : le philosophe qui prône la sagesse reconnaît la sottise. Non comme but, ni comme mode de vie, mais comme faculté d’oser penser différemment du troupeau.
Prenez un phonographe, dit Alain ; en 1907, c’était une technique à la pointe de la nouveauté. Certains reproduisent bien le son, d’autres grincent et nasillent. C’est pareil pour un jeune, certains sont lisses et conformes, d’autres grattent et se rebellent.

« Un bon phonographe, dit Alain, je veux dire un jeune homme disposé naturellement à l’obéissance, formé dès le jeune âge à ne dire que ce qui se dit, doué avec cela d’une collection suffisante de rouleaux vierges, un tel jeune homme est promis aux plus hautes destinées. Toujours il chante l’air qu’on lui demande, et il le chante comme il faut ; c’est un recueil de bonnes réponses. » Le lecteur reconnaît sans peine le bon élève, celui qui répète ce qu’on lui dit, régurgite le cours, et n’ose surtout pas en sortir. Il n’a pas d’idée, il n’a que des réponses toutes faites, des attitudes convenables. Avec le net et bientôt ChatGPT, je lui souhaite bien du plaisir ! Ce perroquet qui se contente de sa mémoire et des méthodes éprouvées sera bientôt remplacé. Tous les métiers qu’il pourrait viser lui seront fermés, les datas traitées par les algorithmes feront bien mieux, bien plus vite, et sans maladies, langueurs ou émotions, le boulot exigé.
A l’inverse, le phonographe qui fait des erreurs, nous voulons dire un jeune garçon ou fille (ou woke) qui exerce naturellement son esprit critique sur ce qu’on lui apprend ou ce qu’il lit sur les écrans, qui ose poser les questions incongrues ou inconvenantes, qui ne se démonte pas et est prêt à recommencer malgré les rebuffades, un tel jeune est promis à se tromper. Il aura des « pensées confuses, mal conçues et surtout et mal exprimées », dit Alain, un « pénible travail d’accouchement ». Mais c’est comme cela que l’on avance, et que la génération suivante monte sur les épaules de celle qui la précède. « L’invention et le progrès sont là en germe, et cette fumée est le signe d’un feu ».
Pour inventer, innover, créer, il faut oser dire tout d’abord des sottises, tâtonnant avant d’avancer pas à pas, de polir l’idée, d’en préciser les modalités. Ainsi Poincaré et Einstein : le premier était intelligent, bien formaté, avait toutes les données à sa disposition – mais c’est le foutraque second, qui a eu du mal à apprendre à lire et à passer son Abitur, qui a découvert la relativité, ce qui a révolutionné la physique…
Sans sottises, point de neuf.
Alain, Propos tome 1, Gallimard Pléiade 1956, 1370 pages, €70,50
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