Articles tagués : tous contre

Un RN plus bonapartiste que fasciste

Le RN a échoué au second tour des Législatives face au « front républicain ». Les désistements ont aidé à éliminer le pire – plutôt que de choisir le meilleur. Mais les résultats du premier tour demeurent : le RN est un parti qui rassemble 10 millions de voix (sur 48). Il compte et comptera, même s’il ne gouverne pas à sa guise. Autant le voir comme un parti de plus en plus comme les autres.

C’est la pensée facile des non-lepénistes de traiter de « fascistes » tous ceux qui ne pensent pas selon les bonnes vieilles valeurs « de gauche ». Comme si «la gauche » était une et dotée de valeurs uniques ; comme si « les valeurs » de gauche ne passaient pas progressivement à droite dans l’histoire (les libertés, le républicanisme, le nationalisme, la colonisation-mission civilisatrice, la production industrielle, l’avortement, le PACS, la protection du patrimoine et de l’environnement…). Qu’y a-t-il de commun aujourd’hui entre un Glucksmann et un Mélenchon ? Entre un Roussel et une Tondelier ?

J’ai relu une fois de plus l’étude historique que René Rémond a consacré à La droite en France, de la première Restauration à la Ve République(1968) dont il a livré un complément de poche en 2007 intitulé Les droites aujourd’hui. Pour lui, le fascisme n’est qu’un terme de combat de la gauche contre tous les autres ; « le fascisme » n’a pas existé en France, pas même sous Pétain ; il n’a existé que de pâles imitations éphémères comme celles du PPF de Jacques Doriot (venu du communisme) et des groupuscules issus de l’OAS. La thèse de l’Israélien Zeev Sternhell selon laquelle le fascisme serait né en France ne résiste pas à l’examen historique : il s’agit encore d’une fausse vérité.

Le Rassemblement national ferait-il figure d’exception et serait-il fasciste ou crypto-fasciste ? Maintenant qu’il est parvenu presque au pouvoir (mais pas encore), peut-être serait-il bon de quitter le domaine stérile des invectives impuissantes pour l’analyse – qui permet tous les combats ? Cette attitude est certes celle du libéralisme de raison, pas celle de la passion activiste, mais elle est la seule qui soit à la fois réaliste et efficace pour l’avenir.

Si le vieux Le Pen pouvait être fasciste, en tout cas ligueur avec peu de goût pour l’exercice du pouvoir, la mûre Marine préfère le jeu républicain des campagnes électorales et du combat en meetings. Quant au jeune Bardela, il est l’image renouvelée du gendre idéal, du modèle de vertu né dans la banlieue (mais avec un père PDG), qui fait où on lui dit de faire. Le tout, nationalisme du père, autoritarisme de la fille, jeunesse révolutionnaire du fils spirituel, font le bonapartisme. Guizot disait de ce mouvement : « C’est beaucoup d’être à la fois une gloire nationale, une garantie révolutionnaire et un principe d’autorité. » Le bonapartisme historique, celui des deux Napoléon, est féru d’autorité et de hiérarchie méritante, sur le modèle de l’armée ; il est antiparlementaire et plébiscitaire, car plus pour la décision que pour les parlotes et les ergotages, mais aussi populiste contre le droit et les institutions : « le peuple est la Cour suprême », résumait Bardela.

De Gaulle était bonapartiste, pas Giscard ; Chirac était bonapartiste, comme Villepin et Sarkozy, pas Pompidou, ni Chaban, ni Barre, ni Raffarin. Macron, comme Giscard et Barre, est libéral, bien que contaminé par le pouvoir d’État et trop sûr de son intelligence pour écouter quiconque ou s’appuyer sur les corps intermédiaires, comme pourtant tous les régimes libéraux le font. La PME familiale Le Pen veut renouer avec cette tradition française du bonapartisme qui vient de loin. René Rémond note que les régimes lassent en 15 ou 18 ans au XIXe siècle, c’est peut-être plus court dans la dernière moitié du XXe siècle (1946-58 : 12 ans, 1958-68 : 10 ans, 1969-81 : 12 ans, 1982-95 : 13 ans, 1996-2007 : 11 ans, 2008-2024 : 16 ans). L’heure est bientôt venue « d’essayer » autre chose. Quoi ? Un baril de lessive ? Non, un autre bonapartisme, débarrassé des qualificatifs coupables collés par une gauche aux abois et un centre équilibriste qui est tombé. Ce n’est pas pour 2024, mais 2027 ?

Le bonapartisme historique s’est effondré sous la défaite de Sedan en 1870 mais sa mentalité demeure, fille de l’égalitarisme de la Révolution et de la méritocratie de l’Empire. Tous contre les notables ! Contre les intellos ! Contre les avocats embobineurs ! Contre les riches hors-sol ! « Sursaut de l’énergie contre le verbalisme, révolte du tempérament contre la raison, le nationalisme porte des tendances foncièrement anti-intellectualistes », écrit René Rémond (chap.6). La France d’abord ! Le peuple avant tout ! Les réalités sociales avant les comptes publics ! D’où la doctrine pressée, avide de majorité absolue et de décrets rapides, l’écoute des doléances plutôt que des grands équilibres, la répugnance aux pensées universelles des grands principes et des traités, et aux « machins » que sont les organisations internationales. « La droite n’a pas foi dans l’esprit de Genève » notait René Rémond à propos de la SDN ; place plutôt à la soumission à l’ordre naturel, organique, contre toute construction intellectuelle qui ferait dévier le cours des choses.

D’où l’acceptation de l’impérialisme poutinien… puisqu’il se manifeste. Mais pourquoi ne pas résister, au nom d’un sentiment national français dans une Europe-puissance ? Tout d’abord parce que l’Amérique, métissée, melting pot, impérialiste multiculturelle, woke par délire d’un évangélisme niais, suscite à la droite de la droite une haine que ne suscite pas Poutine, très maréchaliste à la Pétain et Blanc d’abord. Mais ensuite parce que le Kremlin cherche à déstabiliser les démocraties occidentales par la guerre hybride via les réseaux sociaux suivis aveuglément par les gogos, depuis 2016 au moins – et que ça marche ! Cela dit, le terreau est favorable : que la « préférence nationale » hérisse la gauche idéaliste, cela se comprend ; mais il faut comprendre aussi les Français très moyens qui voient les « aides » toujours accordées aux autres, tandis que pour eux sont avant tout exigés les impôts. Cette conception n’a rien de « nazie » et a été revendiquée en son temps par « la gauche » comme par d’autres pays européens. Ce n’est pas la peine de grimper aux rideaux comme si l’on allait « foutre tous les bougnoules » en chambre à gaz. Si certains, exaspérés, le disent ou osent même parfois le penser, ce n’est pas le cas du parti RN – et ce n’est pas pire que les éructations antisémites ou anti-république des LFI.

Le bonapartisme d’affinité lepénien ne va donc pas sans contradictions. Il agglomère en effet des sensibilités différentes, de ceux qui prônent la contre-révolution, soit le retour avant 68 (cathos tradi), ou avant 45 (nostalgiques de l’ordre moral colonial avec travail, famille patrie), ou avant 1873 (l’abandon de la monarchie légitime pour la République), ou avant 1848 (une monarchie tempérée comme en Angleterre), ou avant 1789 (pour les légitimistes réfractaires aux Droits de l’Homme et autres billevesées intellos des Lumières), ou encore avant le néolithique (selon certains écologistes libertariens qui y voient l’instauration de la propriété, donc de la prédation économique et de l’État, donc de la restriction des libertés). La tonalité illibérale de ce bonapartisme là est en tout cas nettement affirmée. Mais le bonapartisme est une synthèse attrape-tout fondée sur le plébiscite ; elle a utilisé les libéraux quand c’était nécessaire mais le libéralisme ne lui est pas forcément nécessaire.

L’exercice du pouvoir devrait polir ces aspérités ou faire éclater les incompatibilités – comme toujours. En attendant, nous assistons à un naïf « mélange de calcul et de générosité, d’illusion et de démagogie, (…) [le parti bonapartiste] caresse le rêve utopique de satisfaire les prolétaires et de rassurer les possédants ; autoritaire et vaguement socialisant, il essaie de jouer sur les deux tableaux et espère réconcilier la nation française sur une politique de grandeur » chap.8, écrit René Rémond, toujours actuel.

Pour le Rassemblement national, les Français le verront à l’usage et les électeurs à l’essai. Pas encore cette année, mais probablement pour l’avenir. Le refus actuel ne dispense pas d’y penser.

Le bonapartisme sur ce blog :

Catégories : Politique | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,