Pensez au présent uniquement, préconise Alain

En avril 1908, le philosophe pense à la douleur, aux Stoïciens, à l’imagination. Bouddha avait raison, la vie est souffrance et la réduire doit être le but premier de la sagesse. Commençons donc par ne pas l’amplifier, dit Alain. Par ne pas la multiplier par l’imagination, en songeant à ce qu’elle a été et à ce qu’elle sera. Seul le présent compte. La sagesse est de ne vivre qu’au présent.

Les Stoïciens sont utiles, eux qui sont si proches du bouddhisme que l’on se demande si une certaine influence n’a pas eu lieu de l’un à l’autre. « Un de leur raisonnement qui m’a toujours plu et qui m’a été utile plus qu’une fois, est celui qu’ils font sur le passé et l’avenir. Nous n’avons, disent-ils, que le présent a supporter. Ni le passé, ni l’avenir ne peuvent nous accabler, puisque l’un n’existe plus et que l’autre n’existe pas encore. C‘est pourtant vrai. Le passé et l’avenir n’existent que lorsque nous y pensons ; ce sont des opinions, non des faits. » Les historiens savent la difficulté de découvrir « la vérité » historique – il ne reste que des témoignages, matériels ou écrits, mais partiels et partiaux ; même aujourd’hui, trois témoins d’un crime ne donneront pas la même version, mais seulement ce qu’il ont cru voir. Quant à la « vérité » future, les prévisionnistes et les « voyants » savent que c’est du vent ; même les économistes ou les météorologues, bardés de toutes leurs données et de tous leurs logiciels de probabilités, ne donneront pas la même version.

En effet, seul le présent que nous vivons est réel. Le passé est révolu et le futur incertain. Bien sûr, notre présent est fait de tout ce passé que nous avons accumulé ; les bouddhistes l’appellent le karma : la somme des actions bonnes et mauvaises de toute notre existence. Cette somme qui nous suit jusqu’à la fin – et même au-delà, selon la croyance indienne qui réincarne les créatures. Nous creusons notre tombe avec nos dents, disent les médecins en préconisant de manger équilibré, en homo sapiens omnivores, préparés par dix millions d’années une à une – sans tous ces fanatismes végan, végétalien, sans-gluten ou autres anti-tout. Nous sommes sur les épaules de nos ancêtres, ce pourquoi nous voyons plus loin qu’eux, dit un poète en vérité. Mais ce passé ne doit pas nous imposer sa voie, ni nous écraser de qu’il fut. Ce n’est pas parce qu’untel ou unetelle est haut dans les sondages qu’il sera élu…

L’avenir n’est écrit nulle part, sauf dans les crânes des trop croyants qui préfèrent se soumettre à un « Dieu » dont personne n’est sûr qu’il existe, et dont les « commandements » ont été rédigés par des interprètes successifs qui en ont tordu le sens premier au gré de leurs intérêts de pouvoir. Ou à un « hasard » qui n’est que le laisser-aller des choses : une chance sur deux. Non, le pape n’est pas infaillible, pas plus que la martingale à la roulette ; non, le prêtre, l’imam ou le rabin n’est pas l’envoyé de Dieu ; non, le directeur de collège n’a pas droit de châtiment et de dressage sur les êtres immatures ; non, le père n’est pas ce pater familias issu des Romains qui avait droit de vie ou de mort sur toute sa maisonnée. L’avenir est ce que nous préparons au présent. En bon ou en mauvais…

« Nous nous donnons bien du mal pour fabriquer nos regrets et nos craintes », dit Alain. « L’un, qui a mal à la jambe, pense qu’il souffrait hier, qu’il a souffert déjà autrefois, qu’il souffrira demain ; il gémit sur sa vie tout entière. » S’il ne pensait qu’à son présent, il souffrirait, mais à sa juste dose, sans l’augmenter par la mémoire ni par l’imagination. Chaque chose en son temps, agissons par étape, à chaque jour suffit sa peine. La sagesse populaire rejoint celle des philosophes, ceux de la vie bonne, pour dire qu’il faut vivre au présent. Le cueillir et en savourer la jouissance, ou le supporter car il ne durera pas.

« Je dirais à tous ceux qui se torturent ainsi : pense au présent ; pense à ta vie qui se continue, de minute en minute ; chaque minute vient après l’autre ; il est donc possible de vivre comme tu vis, puisque tu vis. Mais l’avenir m’effraie, dis-tu. Tu parles de ce que tu ignores. Les événements ne sont jamais ceux que nous attendions ; et quant à ta peine présente, justement parce qu’elle est très vive, tu peux être sûr qu’elle diminuera. Tout change, tout passe. »

Mais nous restons responsables personnellement de chaque minute :

– se laisser aller, et le passé se poursuit, selon la croyance que « c’était mieux avant » (avec le droit du plus fort, la hiérarchie du mâle dominant, la brutalité, les viols sur les femelles et les jeunes, la dictature du tyran plébiscité par les plus braillards, l’impérialisme colonisateur) ; ou que – mektoub – c’est écrit, avec l’abandon à la foule, à la masse, à la force, qui n’est au fond que le pouvoir de quelques-uns qui manipulent les autres.

– se vouloir responsable de ses actes et de ceux qu’on apprivoise, et l’avenir se construit, pas à pas, avec les autres. Aimer un enfant est un choix, qu’on en soit le père ou non, qu’on l’ait (dans le passé) désiré ou non ; promouvoir le droit par le débat en assemblée et autres moyens est un choix, même à son petit niveau, sous peine de se soumettre aux menaces et agressions des plus avides et des plus puissants. L’existentialisme considère chaque individu comme un être unique maître de ses actes, de son destin et des valeurs qu’il décide d’adopter, dit l’encyclopédie.

Rien n’est fatalité, tout est choix, plus ou moins éclairé – mais pour chacun, et à chaque instant.

Alain, Propos tome 1, Gallimard Pléiade 1956, 1370 pages, €70,50

(mon commentaire est libre, seuls les liens sont sponsorisés par amazon.fr)

Alain le philosophe, déjà chroniqué sur ce blog


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