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Alexandre Arditti, L’assassinat de Mark Zuckerberg

Témoin d’époque, l’auteur frappe un grand coup. Le confinement Covid l’a fait réfléchir sur la société comme elle va dans un premier roman, La conversation, sur les réseaux sociaux qui prennent de plus en plus de place, sur la technique qui étend son emprise sur l’humain. Les responsables ? Les patrons des GAFAM (Google, Apple, Amazon et Microsoft) et autres BATX (Baidu, Alibaba, Tencent et Xiaomi), ces multinationales technologiques et de réseau.

Dès la page 13, Mark Elliot Zuckerberg, l’un des fondateurs de Facebook et désormais propriétaire aussi d’Instagram, de WhatsApp, Messenger et Threads, est exécuté d’une balle dans la tête. Facebook, nommé au départ Facemash, autrement dit « fesses-book » qui permettait de noter les appréciations sur les étudiants et étudiantes les plus sexy à la fac, est devenu un réseau social mondial et rentable renommé Meta Platforms. Zuckerberg n’en possède que 13 % des parts mais en contrôle 60 %, le reste étant coté en bourse et partiellement aux mains d’investisseurs institutionnels.

Il envisage de développer la blockchain pour la monnaie, l’épargne et les paiements, les lunettes connectées qui filment à votre insu, le Metavers qui est un univers parallèle, et l’IA pour capter et faire fructifier les données des utilisateurs. Autrement dit, Mark Elliot Zuckerberg est « le » prédateur du futur, le Big Brother d’Orwell dans 1984. Le fait qu’il soit juif, capitaliste et américain n’est pas mentionné par l’auteur, bien que cela participe du « Complot » mondial dont les défiants sont habituellement férus.

A la page 18, d’autres crimes sont évoqués sur les patrons d’Amazon, d’Apple, de Microsoft, et même de l’ex-président Trump, de même que sur Merkel, Sandrine Rousseau (après tortures, l’auteur se venge-t-il symboliquement ?), et divers attentats contre d’anciens dirigeants comme Sarkozy ou Hollande. Au total, près d’une centaine.

Le meurtrier de Zuckerberg est arrêté assez vite à Paris, dans le palace où il se prélasse, son forfait accompli. Le commissaire Gerbier, usé et fatigué après des décennies de crimes et d’enquêtes dans une société qui pourrit par la tête, est chargé comme meilleur professionnel du 36, de l’interroger. Il a en face de lui un homme de son âge, qui avoue appartenir à un réseau terroriste pour éradiquer l’emprise technologique sur les humains : Table rase.

Il y a peu d’action mais beaucoup de conversation. La soirée puis la nuit passent à deviser afin de savoir pourquoi on a tué, et qui est impliqué. Le pourquoi devient limpide : c’est une critique en règle de l’ultra-modernité : les réseaux qui abêtissent, la moraline du woke qui censure et inhibe, l’IA qui formate peu à peu et réduit l’intelligence humaine. La société hyperconnectée est nocive : il est bon d‘être réactionnaire envers elle !

Premier argument du terroriste : le complot serait général, pour mieux dominer les populations, intellos compris (souvent très moutonniers) : « Vous savez, la meilleure façon de contrôler la pensée d’une population est simplement qu’elle n’en ait pas. Noyer sa réflexion et son attention dans un flot continu d’informations stupides – ou commerciales , ce qui revient à peu près au même – est un excellent moyen d’y parvenir. Limiter l’esprit humain est aujourd’hui devenu un véritable programme politique. Plus le peuple sera ignorant et occupé à des futilités, plus il sera facilement contrôlable » p.53. Sauf que l’on pourrait objecter que les États-Unis ou la France ne sont ni la Russie, ni la Chine, ni l’Iran et que le « contrôle social total » reste un fantasme de défiant complotiste. Nul n’est obligé de suivre les errements des réseaux, des chaînes d’info et de la violence radicale.

Second argument : c’est le capitalisme qui est en cause : « Une société dont l’économie ne survit qu’en générant des besoins artificiels, avec pour objectif d’écouler des produits dont la plupart sont inutiles voire nocifs pour la population comme pour la planète, ne me paraît pas digne de survie à long terme » p.57. Mais quel est le « long terme » ? Pour Michel Onfray comme pour quelques autres, le « capitalisme » est né dès le néolithique ou même dès la première société humaine qui produit et stocke pour échanger… D’autre par, le « capitalisme » est un outil économique, une technique d’efficacité diablement efficace : même la Chine « communiste » s’y est convertie avec la réussite qu’on lui connaît, au contraire de l’archaïque mentalité russe, dont l’économie et la prospérité stagnent.

Troisième argument, anthropologique, vers le Soushomme, l’abêtissement général dans le futile, le tendance et l’autocensure pour ne pas offenser : « Passer d’un mode de vie résolument ancré dans le réel à des relations essentiellement virtuelles et souvent, ne nous voilons pas la face, purement mercantiles, est forcément contre-nature. Les réseaux sociaux incarnent ainsi la caricature la plus vide de sens de notre époque. (…) La mise en scène de toutes choses relève aujourd’hui d’un phénomène de cirque, servi par la consommation instantanée et ininterrompue d’informations sans aucun intérêt. A ce stade, ce n’est plus un appauvrissement, c’est une désertification intellectuelle et une raréfaction glaçante des relations sociales… » p.77. Nietzsche appelait à la volonté pour aller vers une sur-humanité ; la technologie, comme Heidegger le disait, ramène plutôt l’humain vers la sous-humanité de bête à l’étable qui regarde passer les trains.

Quatrième argument, l’effritement des relations sociales sous les coups de la victimisation, du buzz et du woke et la remise en cause de la démocratie sous les coups de force des gueulants : « Désormais, pour exister, au moins médiatiquement parlant, il faut absolument revendiquer quelque chose, protester. S’en prendre à quelqu’un, faire valoir ses traumatismes, bref être une victime, peu importe de qui ou de quoi. Dis-moi ce que tu revendiques, je te dirai qui tu es ! (…) Mon propos est de dénoncer une atmosphère délétère qui déteint sur tous les pans de la société, et entrave sérieusement la liberté d’expression en suscitant des phénomènes d’autocensure particulièrement inquiétants. Un travers en grande partie dû à l’amplification médiatique du moindre fait divers et de la moindre déclaration sortie de son contexte par les chaînes d’information continue, et bien sûr par les réseaux sociaux. (…) Les fondamentaux démocratiques de la société sont désormais pris en otage par quelques tristes sires qui les dévoient de manière éhontée pour leur usage personnel, et surtout pour se faire de la publicité à moindre frais » 103. On pense à la Springora et à la Kathya de Brinon – entre autres. Mais doit-on les croire sans esprit critique ? Leur force médiatique tient surtout à la lâcheté de ceux qui sont complaisants avec leurs fantasmes et leurs approximations.

Habilement, sous forme d’un interrogatoire policier, l’auteur reprend les critiques les plus usuelles sur les méfaits de la technique et le mauvais usage des outils, comme sur l’abandon de ceux qui sont chargés de transmettre : les parents, les profs, l’administration, les intellos, les journalistes, la justice, les politiques. Ils ne sauvegardent pas l’humanité en laissant advenir par inertie « un transhumanisme sauvage » p.142.

En cause l’éducation et la famille, dont l’auteur ne parle guère. Je pense pour ma part que l’habitude viendra d’user mieux de ces choses, qui sont aujourd’hui beaucoup des gadgets à la mode dont on peut se passer (ainsi Facebook ou Instagram), ou qui font peur aux ignorants qui ne savent pas s’en servir. Je l’ai vécu avec le téléphone mobile : l’anarchie et l’impolitesse des débuts a laissé place à des usages plus soucieux des autres. Quant aux réseaux, les cons resteront toujours les cons, quels que soient les outils de communication, et il faut soit les dézinguer à boulets rouges s’ils vous attaquent, soit les ignorer superbement. Le chien aboie, la caravane passe.

Ce roman policier un peu bavard, aux dialogues, parfois réduits à un échange de courtes interjections comme au ping-pong, pose la question cruciale de notre temps : que voulons-nous devenir ? Il se lit bien et n’échappe pas à un double coup de théâtre final fort satisfaisant. Clin d’œil, l’auteur est lui-même sur Facebook.

Alexandre Arditti, L’assassinat de Mark Zuckerberg, 2024, éditions La route de la soie, 146 pages, €17,00

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Zoé Gilles, Les (non) Ons

Le livre s’ouvre sur une citation de Nietzsche sur l’art de la nuance, qui ne vient aux jeunes qu’après qu’ils se soient heurtés violemment aux réalités. Aristote et sa logique binaire est l’ennemi intime de l’autrice. Il aurait conduit à la grande catastrophe, appelée le « Ça » – comme le destin de la conscience individuelle pour Freud. L’ami Alex l’avait pronostiqué : « La civilisation est livrée à une utilisation indiscriminée d’une science et d’une technologie menaçant l’espèce humaine, et même la vie tout court » p.21. Alexander Grothendieck, le géomaticien de génie qui a réellement existé…

Le « Ça » survient en 2033, juste un siècle après l’arrivée de Hitler au pouvoir. Ce n’est pas un hasard mais l’effet (un brin complotiste) de « la dernière expérience scientifique terrestre, lancée dans le plus grand laboratoire conçu permettant d’accélérer des particules à une vitesse proche de celle de la lumière ». Les expériences du CERN sur le boson de Higgs auraient fait exploser la Terre, réorganisant ses particules. Il n’y aurait eu que 1021 survivants, préservés par le financeur, Max Gogol. Cet ex-industriel chimique et biotechnique anglophone semble calqué sur Elon Musk et sur le PDG de Google Larry Page, transhumaniste nommé « leader international de l’économie du futur » par le Forum économique mondial en 2002.

Et pourquoi cette recherche forcenée de la pierre philosophale malgré les risques ? Le monde subissait déjà une catastrophe écologique (air connu) doublée d’une catastrophe sociale (de plus en plus de très riches et de très pauvres), triplée d’une catastrophe de l’IA – l’intelligence artificielle: « Sur les six milliards qui n’avaient pas succombé au régime maigre, l’humanité ne comptait plus qu’entre 5 à 30 % au mieux de non-SOPVA par empire, c’est-à-dire d’individus produisant encore un revenu (les SOPVA étant les « Sans occupation productive de valeur ajoutée », économique il va de soi) – donc plus d’échanges, plus de vie… p.41 » A la pointe de l’écologisme techno, « L’humain représente un risque biologique. Pas la machine » p.41.

Car l’humanité, qui se croyait au sommet de l’Évolution, s’est abêtie en masse avec la technique (air connu). « Pour Homo, formé, trompé et traité comme la masse des objets sur lesquels les matérialistes exerçaient consciemment leur pouvoir, penser au-delà des chiffres ou du bout de son nez était devenu inutile. Les technologies faisaient cela si bien à sa place. Mais si avide d’énergie, ce diable bicéphale, ce duo diabolique éteignit progressivement le peu des lumières qui brillaient encore en lui… » p.169. La consommation orientée avait abruti la jeunesse (air connu) : « Au cours des secondes Trente moins Glorieuses de leur grande Histoire universelle (1995-2025), la jeunesse avait été le mieux préparée à clapoter dans la fange. Dès leur naissance, leurs esprits étaient remplis d’hallucinations, fantasmagories et autres arguties des fictions niant la réalité : divertissements dilatoires de merveilles en 4D, diffusion de la matière, des objets et des êtres à travers des faisceaux lumineux » p.273.

Apollonios, Italien, « philosophe-expert en mythologie » intervenait sur les dangers des Nouvelles Technologies avant la catastrophe ; comme d’autres, il l’avait bien dit. Il est devenu Toa, le 33ème survivant et est appelé On33. Avec son quintette de savants, et Moa, il va s’efforcer de mettre sur mémoire wiki tout le savoir humain depuis les origines, en évitant les impasses ayant conduit à la catastrophe.

Mais Gogol a tout réorganisé sous le signe de l’IA. Les humains sont trop bêtes et ils doivent être augmentés et réduits en même temps : transhumanisés et disciplinés. Au service de quel But ? Pas repeupler la Terre, les survivants ont été stérilisés ; mais ils ont été rendus immortels. Vers le « on » impersonnel, le « on est con » du proverbe. Non sans message politique subliminal partial (air connu) « En marche, en marche, susurre-t-il amèrement ce vieux slogan politique. Vers où ? Vers On… » p.178.

L’idéal social est celui d’une ruche. Tout est « on » : le langage, réduit au basique des mille mots en Onglish, les relations sociales réduites à l’Onmitation, le décor des murs. « Ces miroirs étaient censés leur montrer tous leurs actes, postures et mimiques à chaque seconde de leur vie afin de les aider à mieux se comporter civilement en public et à se découvrir en privé » p.8. Surveillance stalinienne de conformité, déjà en usage dans la Chine de Xi : « Grâce aux « captOns » qui ont été implantés dans vos cerveaux avant votre sortie du camp, les consciences seront happées et dirigées en permanence » p.158. L’informatisation des corps et des consciences sera assurée par un système de contrôle central : « les Ons seront technologiquement augmentés lors des régénérations et après une sauvegarde journalière qui aura « purifié » leurs cerveaux grâce à des mises à jour utilitaires » p.162.

Nous sommes dans la science-fiction d’une philosophe un brin ardue qui projette les tendances dans l’air du temps pour brosser le portrait d’un futur très noir. Le récit prend peu de place à l’inverse des « carnets » de réflexion de l’intellectuel Apollonios sur ce qui lui arrive. Un 1984 relooké 2033 mais qui n’a pas sa force, confondant trop volontiers l’essai et le roman. La partie théorique (ennuyeuse) aurait gagnée à être clarifiée et nettement résumée, tandis que la partie action ou romance aurait gagnée à être mieux développée. Au lieu de quoi l’acte de « résistance » final qui fait pleuvoir la science de l’humanité sur les Neandertal au cerveau pas vraiment apte à la saisir paraît un peu incongru.

Reste un déroulé logique de tendances mortifères qui, si elles n’étaient pas compensées dans l’avenir, pourraient nous conduire à une catastrophe. Vraisemblablement pas celle du collisionneur de hadrons, mais un repli sur eux-mêmes des « empires » dans le moutonnisme général pseudo « démocratique » où la pensée critique aurait bel et bien disparue et où fleuriraient les dictatures sans contrepouvoirs.

Zoé Gilles, Les (non) Ons, 2022, 320 pages, €20.00 e-book Kindle €9.99

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