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Pascal Bruckner, Monsieur Tac

Un écrivain est amoureux des mots ; comme un enfant il joue avec. Et c’est ainsi que commence le livre, par un enfant qui joue. Il assemble et désassemble un alphabet pédagogique en carton et rêve. L’alphabet est magique parce qu’il n’a que 26 lettres (dont certaines sont étrangères) et qu’avec elles des milliards de combinaisons sont possibles.

Tel Alice au pays des merveilles, l’enfant Tac explore les lettres. C’est un peu loufoque, passablement absurde, parfois humoristique. Le livre, écrit par un philosophe qui n’est pas logicien (comme Lewis Carroll), en ces années de sexe à tout vent qui suivirent le mois de mai 1968, tombe parfois dans le fécal ou dans le sadisme de la torture. Mais pas longtemps. Il se veut une satire des Lettres et de la componction sacrée qui va avec. Sa gaieté a quelque chose de salubre – d’enfantin.

Grammairiens et linguistes – « Tous ils réagissent contre la révolution romanesque qui a bouleversé l’écriture ces dix dernières années [1966-1976]. Ils militent contre le courant moderniste en littérature et prônent un retour aux formes du roman balzacien. C’est pourquoi ils veillent aussi très attentivement à maintenir le statut colonial de l’alphabet » p.210. L’ordre, la domination, le fil d’une histoire – autant d’assises classiques à démolir pour les pubertaires de 68 tout enivrés de révolution. D’où la chienlit du n’importe quoi spontanéiste, la soumission veule de la repentance à l’infini, la déconstruction allant jusqu’à l’impasse du « nouveau » roman qui n’a plus aucun sens, ni auteur, ni intérêt… Depuis un demi-siècle désormais – deux générations ! – on a vu ce qu’il en était.

Le début du livre est un peu lent, la lettre A est précédée des analphabètes – et ils sont nombreux bien qu’ignorés ! Dans le A est une âme et une araignée, mais pas l’adolescent. Et c’est un abbé qui fait passer de A à B. Ainsi de suite jusqu’aux lettres venues d’ailleurs, les W, X, Y, Z. Mais pas de Zanzibar, l’auteur ne semble pas connaître. Entre temps, de multiples aventures, guidées par le Narrateur dont Tac est le fils, ce qui n’empêche pas ce dernier d’être crucifié comme l’Autre sur les deux barres horizontales du T.

Tout écrivain créateur d’univers se prend un peu pour Dieu. Avec moins de verve que Jean d’Ormesson dans Dieu, sa vie, son œuvre, et moins d’absurde imaginatif que Lewis Carroll qui écrivait pour une enfant. Nous sommes un peu entre les deux, le rationalisme français entonné par la normalisation sup en plus. L’auteur écrit pour les adultes, telle est sa limite. C’est lisible mais un peu poussif, un peu poussé, bien qu’il réussisse à passer les années.

Pascal Bruckner, Monsieur Tac, 1976, Folio 1986, 311 pages, €9.40 e-book format Kindle €8.99

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Erevan, capitale d’Arménie le matin

Visite de la ville avec notre guide arménienne ce matin. Elle nous emmène sous « l’œil de Sauron », cette tour surmontée d’une feuille d’or ovale qui ressemble tant au maléfice du Seigneur des anneaux que je la surnomme ainsi. Je crois qu’il s’agit du monument aux 50 ans de l’Arménie soviétique…

De l’esplanade de béton en plein soleil, la canicule règne déjà à 10 h du matin. Nous apercevons les grues des quartiers en construction, la brume de la centrale thermique au loin. Plus près, la perspective en gradins souligne l’opéra, bâtiment rond et gris, puis la cathédrale saint Grégoire.

C’est l’endroit idéal pour mesurer la ville, enserrée entre ses collines de terre beige, desséchées par l’été. La coulée de verdure paysagère plonge vers le centre-ville, ornée d’œuvres d’art, hommage de ses fils à la capitale du pays. Nous descendrons lentement les degrés, très larges, dans la vaste lumière d’un ciel sans nuages. Peu de peuple sur ce monument; il s’agit d’un symbole, pas d’un endroit où l’on vit.

Nous descendons le jardin suspendu. Des statues contemporaines peuplent gradins et perspectives en bas. Les Trois plongeurs de Marc Waller, anglais, 1957, alignent leurs acrobaties au-dessus d’un bassin d’eau immobile, les muscles de métal luisant, les traits impassibles des techniciens de l’industrie.

Plus bas, A group of Three de la collection Cafesjian, deux statues mafflues de Botero, le chat de 1999 et le Romain de 1986 au petit zizi en tuyau malgré ses gros pectoraux, deux de Barry Flanagan, les Acrobates de 1988 (des lièvres) et Hare on bell de 1983, enfin les Stairs de Lynn Chadwick de 1991.

Les rues ombrées se peuplent de mères avec enfant. Les petits en débardeur, chemisette ouverte ou tee-shirt ont l’air apaisés de la promenade, ils sont aimés.

Nos pas nous mènent au Musée des manuscrits anciens, le Matenadaran. Devant la façade trône une statue éloquente du créateur de l’alphabet arménien en 405 de notre ère, le moine Mesrob Machdotz, inventeur des 36 lettres portées à 39. Une phrase écrite dans cette langue nous est traduite par notre guide arménienne. Elle signifie : « connaître la sagesse et l’instruction, comprendre les paroles de l’intelligence ». Édité sur quatre colonnes, l’alphabet fait correspondre à chaque lettre un chiffre : la première ligne donne les unités, la deuxième les dizaines, la troisième les centaines, la quatrième les milliers. Les chiffres arabes, utilisés aujourd’hui, seront adoptés plus tard.

A l’intérieur, une conférencière francophone nous débite d’une voix monocorde et avec des mots fleuris l’histoire de chaque manuscrit présenté en vitrine. Il y en a de très anciens qui ont échappé aux hordes mongoles, aux chrétiens, aux arabes, aux turcs… Il en reste quand même 17 500 si l’on en croit la notice de présentation. Toujours la mode des records : « le plus gros » manuscrit pèse 28 kg, rescapé du génocide en deux parties, il s’agit de l’Homélie des Mush de 1200-1202. Le « plus petit » est un calendrier religieux de 9 g datant de 1435. C’est en 1512 que paraît le premier livre en arménien, imprimé à Venise où vit une petite communauté. Ce n’est qu’en 1772 que le premier livre arménien sera imprimé en Arménie.

Certains manuscrits de l’antiquité grecque n’existent aujourd’hui qu’en traduction arménienne, les autres ont été soigneusement détruits par les barbares chrétiens pour qui Dieu expliquait tout sans besoin de connaître. Des manuscrits de sciences exactes datent du VIIe siècle. Le savoir est resté révéré dans le pays, en témoigne cette miniature de 1417 montrant des élèves du primaire à l’étude. Un manuscrit original du poète Sayat Nova date de 1766. Nous verrons la statue blanche du troubadour sur une place de la ville.

Sur un Évangile du 13ème siècle, une miniature d’Ovanes représente le Paradis comme un jardin entouré d’une frise carrée, dans lequel Adam et Ève tournent la tête, attentifs, au diable serpent qui toque au mur, côté oreille d’Ève. Deux diablotins noirs et nus complotent sous la frise. L’Évangile Echmiadzen de 939, relié d’ivoire, présente une Annonciation. Mais c’est sur un Évangile du VIIe siècle que le Président de la République élu en Arménie prête serment.

Photos interdites dans le musée.

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