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Écrivains de Sicile

Dans le bus, le guide en profite pour nous bourrer d’informations. Selon lui, Agrigente est la province la plus littéraire de Sicile, une île qui a quand même connu déjà deux prix Nobel de littérature, Pirandello en 1934 et Quasimodo en 1959. Pirandello est l’homme de l’angoisse existentielle ; il cherche son identité. Il est né dans une propriété nommée Chaos, « je suis le fils du chaos », a-t-il écrit. Salvatore Quasimodo est un représentant de l’hermétisme contemporain.

Nous traversons des terres arides, le paysage intérieur de la Sicile sec et rocheux. Nous passons devant le château de Frédéric II à Enna, cité nombril de l’île. Au pied des monts, Pergusa est le seul lac d’eau douce naturel de la Sicile.

Giovanni Verga, mort en 1922, était le représentant du vérisme. Il a conceptualisé « l’ideale dell’ostrica » (« l’idéal de l’huître »), l’attachement au lieu de naissance, aux anciennes coutumes, la résignation à la dureté d’une vie parfois inhumaine, la conscience, enracinée en chacun, que cette société fermée, archaïque, souvent bornée, est la seule défense contre les nouveautés venues de l’extérieur et que l’on n’est pas préparé à accepter – mais l’obstination à résister aux obstacles malgré tout. Une vraie régression populiste comme aujourd’hui, un « retour à », au « c’était mieux avant » style rassemblement et national.

Un autre écrivain, Giuseppe Tomasi, prince de Lampedusa, duc de Palma, baron de Montechiaro et de la Torretta, Grand d’Espagne de première classe, est sicilien. Il est né à Palerme et resté fermé sur son enfance ; solitaire, il était plus à l’aise avec les choses qu’avec les gens. Son roman Le Guépard, adapté au cinéma par Lucino Visconti an 1963 avec Alain Delon, Burt Lancaster et Claudia Cardinale, a été publié à titre posthume en 1958. Il donne à voir la transition de l’ancien monde féodal au nouveau monde démocratique, personnifiés par Don Fabrizio et Tancrède, qui avoue « pour que tout reste comme avant, il faut que tout change ». C’est le principe de la révolution au sens littéral : le tour à 360°. Ainsi les anciennes élites laissent la place à de nouvelles élites, mieux adaptées mais toujours élites. Le pouvoir de quelques-uns ne change pas, le tout est de s’immiscer dans la nouvelle donne.

L’auteur le plus connu aujourd’hui est Andrea Camilleri, né à Port Empédocle en Sicile (dont il a fait Vigata dans ses romans policiers) et mort à Rome en 2019. Il est l’auteur du commissaire Montalbano, qu’une série télévisée italienne a rendu célèbre dans la péninsule.

Selon le guide, il faut lire aussi Goliarda Sapienza, L’art de la joie, publié en 1998. Il s’agit de son enfance sicilienne brute et réaliste, dépucelage précoce, inceste, avilissement et trahisons. Un art de l’énergie et de la résilience, pauvreté dans l’enfance, emprise de l’Église à l’adolescence, bisexualité assumée dans sa jeunesse, découverte du communisme et de la maternité adulte. Modesta l’héroïne évolue avec le monde tout en restant fidèle à sa nature.

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Goliarda Sapienza, Rendez-vous à Positano

Sensualité et douceur d’une lesbienne communiste, Goliarda n’a pas peur des contradictions. Actrice de théâtre et professionnelle du cinéma engagé avec Luchino Visconti, l’auteur porte un prénom de clerc itinérant et baladin. Nom performatif donné par des parents anarchistes de vote socialiste ?

Le roman est autobiographique et conte la vie d’une femme dans un lieu particulier. La femme est surnommée « la princesse » par les habitants de Positano, village au bord de la mer à 20 km au sud de Naples, repérée pour un film et que le tourisme commence à peine à défigurer. En ces années cinquante d’après-guerre, le lieu est encore isolé, peuplé de pêcheurs, de cafetiers et de peintres venus d’ailleurs. Les personnages sont croqués avec délice comme l’adolescent Nicola, 13 ans au début de l’histoire et 23 ans à la fin, le nageur glabre Beppe qui a perdu une jambe, gelée en Russie durant la guerre, Giacomino le pâtissier, Pierpaolo l’ariste, Alfonso le requin, Helen la femme du maire, ex-épouse de l’’ambassadeur d’Angleterre – et la « princesse » Erica Beneventano. « Parfois j’ai comme l’impression que cette conque protégée à l’arrière par le bastion des montagnes oblige, comme un miroir de vérité, à se regarder bien en face, avec devant soi cette grande mer presque toujours limpide et calme qui, elle aussi, pousse à la révision de ce que nous sommes » p.152.

La narratrice de 24 ans est fascinée par cette jeune femme à peine plus âgée qu’elle qui monte pieds nus les escaliers du village, dans le balancement des hanches et que lui a indiqué Giacomino. Erica – la princesse – habite Milan mais vient se ressourcer à Positano. Frigide, presque lesbienne, « sa beauté – pas de vedette de cinéma, mais secrète, par cohérence entre le physique et la psyché » p.182 dit l’auteur, attire. Elle provoque sa rencontre, mais s’apercevra que ce fut réciproque. Les deux amies se sont trouvées, comme si elles cherchaient chacune une âme sœur pour contrer les accidents de la vie. Se nourrir de quelqu’un et puis revenir à son moi de tous les jours est la prérogative de l’amitié. Donc Erica lui raconte son histoire et c’est le début d’une fusion esthétique et spirituelle entre les deux femmes.

Erica fut amoureuse de son beau cousin Riccardo à l’adolescence mais il s’est exilé à New York par pauvreté au lieu de l’épouser. Elle a deux sœurs dont l’une se suicide à la mort de leur père, et l’oncle Alessandro, ignoré jusque-là, prend sous son aile les enfants. « L’erreur absolue qu’avait été notre vie sous les ailes protectrices du privilège et de la route absurde et abstraite tracée par les lectures mensongères » p.122 font qu’Erica se trouve démunie face à la vie. Il n’est pas bon d’être élevé dans du coton avec des rêves alors que la réalité vous rattrape et que vous devez brutalement y faire face. « Je suis vraiment ‘italienne’, douée pour la musique, la danse, les études, mais sans volonté de parfaire quoi que ce soit » p.141. Erica se préoccupe de peinture et épouse faute de mieux l’ami de l’oncle qu’elle n’aime pas, sa sœur Olivia se marie et pond deux gosses, l’autre sœur Fiore se supprime : où est la voie ? « Je compris enfin que la moralité sans faille pouvait être une arme meurtrière pour nous et pour les autres » p.133.

Veuve, Erica retrouve Riccardo revenu des Etats-Unis ; il dit avoir divorcé car son petit salaire de professeur dans une obscure université ne suffisait pas à les faire vivre dignement. Il peint, il est invité à Positano, il propose le mariage. Mais aime-t-il toujours sa cousine plus jeune que lui qui l’idéalisait ? Erica est désormais sortie d’affaire, elle a intelligemment fait fortune en achetant des peintures contemporaines avec goût, via les capitaux de son mari, et a fait fructifier son avoir. Riccardo veut-il se faire lancer comme peintre par une galeriste devenu célèbre ? Veut-il capter sa fortune en l’épousant ?

Lorsqu’Erica meurt, le mystère reste entier : meurtre ? suicide ? lassitude de l’existence ? La narratrice son amie, revenue à Positano, ne résout pas l’énigme mais désire plutôt rendre hommage à l’amitié et au lieu en écrivant ce livre entre songe et passion. Il demeurera inédit jusqu’après sa propre mort, d’une chute dans l’escalier en 1996 à 72 ans.

C’est un beau livre, dont j’ai la faiblesse de préférer l’évocation de Positano à celle d’Erica – mais chacun jugera.

Goliarda Sapienza, Rendez-vous à Positano (Appartamento a Positano), écrit en 1984, publié en 2015, éditions Le Tripode 2017, 255 pages + bio, €19.00

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