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Des vrais romanciers, selon Alain

Alain est un philosophe, et ses Propos sont courts, pas plus d’une page à chaque fois. Il embrasse donc de vastes sujets sans les développer, insinuant l’idée. Au lecteur d’en faire son miel et de la déployer.

Fin 1907, le romancier anglais Rudyard Kipling a reçu le prix Nobel de littérature. Alain en est content. Rien à voir avec « nos petits romanciers de quatre sous, couronnés par l’Académie française ». Qui se souvient encore, en effet, des romans de Mme Edgy, Mme Albérich Chabrol, M. Georges Lechartier, M. de Nions, M. Vanderem et Mme Marcelle Tinayre – tous lauréats de l’Académie en 1907 ? J’ai eu la curiosité de les rechercher : disparus à la trappe, du vent.

Pour Alain, Kipling n’est pas un sot, or les lauréats français le sont. « Et à quoi peut-on reconnaître un sot ? À ceci, qu’il n’explique pas quand il faudrait et qu’il explique quand il ne faudrait pas. » Les choses naturelles comme le courant d’air ou le mouvement du tournebroche sont ignorés des sots – pas de Kipling. Les sots s’attachent à la « psychologie », le lecteur saura tout sur les rouages du cerveau qui pense et aime, sur l’engrenage de ses désirs. Mais rien sur l’engrenage des événements et leur place dans le grand Tout du monde. Chez Kipling, il le saura. Ses décors ne sont pas de carton.

Le « petit romancier », à l’inverse du grand, « vous compose un caractère, d’où il fait sortir, hélas, des pensées, des projets, des actes. C’est faux comme une confidence, et même bien plus ; car dans une confidence, il y a vraiment des yeux qui regardent. Dans Kipling, au contraire, je retrouve l’homme tel que je le vois. » Les mots et les actes qu’il évoque sont pris dans le mouvement du monde, et pas hors sol, composés en salon. « Quand ils parlent, [les personnages de Kipling] on sent bien que leurs mots ne sont que les pauvres signes d’une grande et terrible chose, comme seraient les mouvements d’un baromètre dans un cyclone. »

Je ne sais comment traduire en conseil concret ces propos aux écrivains. Peut-être faut-il qu’ils soient réellement eux-mêmes ? Et qu’il aient quelque chose de vrai à dire ? Qu’ils créent des personnages vivants qu’ils aiment ? Et qu’ils les fassent agir comme eux-même agiraient ?

Pas facile d’être Kipling, ni Alain. Mais le premier nous fait vivre, et le second réfléchir.

Alain, Propos tome 1, Gallimard Pléiade 1956, 1370 pages, €70,50

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Mieux vaut suivre la nature que sa volonté, dit Alain

Le philosophe Émile Chartier, qui a choisi comme nom de plume le prénom que je porte, m’a toujours été familier. Bien que mort en 1951, avant ma naissance, sa sagesse balancée pleine de bon sens m’est proche, écrite quotidiennement et de façon accessible durant trente ans, en près de cinq mille Propos. C’est l’un des premiers livres de la collection de la Pléiade que j’ai acheté, lorsque j’étais encore lycéen.

C’est que sa philosophie part du concret, du quotidien ; elle est simple et vise à une vie bonne. Foin des grandes théories, qui ne passent en général pas les siècles, ni des concepts, soumis à ratiocinations. Ce qui compte est d’observer ici et maintenant et d’analyser avec sa raison personnelle, commune à tous les humains Sapiens. « Je le mets au rang de Montaigne et de Montesquieu », écrit André Maurois dans sa préface.

Dans le recueil des quelques six cents propos choisis en deux volumes, le premier est « Le Lion ». Cet animal est un roi qui décide où bâtir une ville. Et ainsi fut fait, en grandes pompes, avec discours au public et prières aux dieux. Mais que serait la ville sans commerces ? Et lesdits commerçants, lorsqu’ils s’installèrent, choisirent les points où il y avait de l’eau. Point de pompe grandiloquente de mots et de théâtre, mais la pompe utlitaire qui fait monter l’eau de la nappe phréatique. « Bâtisses et jardins suivirent l’eau »… on pourrait presque dire ‘naturellement’.

Car il ne suffit pas de dire ‘je veux’ pour que cela soit – seul le Dieu biblique est censé le pouvoir. Les rois se plient à la nature et aux hommes. Aussi le roi Lion 1er, qui était sage, a repris sa lance pour la planter là où étaient les maisons, et pas là où il avait voulu son palais de gouvernement. « Et ce simple acte était bien mieux cette fois qu’une prière aux dieux : c’était un hommage à la Nature. »

Écrit en juillet 1906, ce Propos reflète à la fois une sagesse immémoriale – l’utilitarisme – et un souci d’harmonie de l’homme avec son environnement – la nature. « Car les villes ne poussent point selon la volonté des conquérants. Elles suivent l’eau, comme fait la mousse des arbres. » Ainsi Paris ou Londres sont-elles devenues des cités prospères, grâce à l’eau du fleuve ; ainsi les cités mayas et la capitale moghol Fatehpur-Sikri en Inde du nord ont-elles été désertées, faute d’eau.

La sagesse, montre Alain, n’est pas de contraindre la nature par la volonté : c’est voué à l’échec. Mais de s’y adapter en profitant de ce qu’elle offre, sans le gaspiller. Avis aux communistes et aux technocrates, qui pensent le contraire, que la volonté politique peut tout et que le reste n’est rien que complot « capitaliste » ou « ignorance ».

Alain, Propos tome 1, Gallimard Pléiade 1956, 1370 pages, €70,50

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Alain, Journal inédit 1937-1950

Il y a 150 ans naissait Émile-Auguste Chartier dit Alain. Né en 1868 et mort en 1951, cinq générations nous séparent intellectuellement : lui était adulte à la Belle époque. Après 14 il y eut les années folles, après 45 la reconstruction et le marxisme, après 68 le gauchisme et le tiers-mondisme, après 1995 Internet et la mondialisation yankee. Nous sommes entrés aujourd’hui dans une nouvelle génération qui se rétracte devant l’essor du global et de la démesure (finance mondiale, algorithmes automatiques, pillage des données personnelles, des droits d’auteur et des technologies, migrations sans commune mesure avec les précédentes, The Fat Peacock à la Maison-Blanche, etc.). La génération présente, frileuse et écolo – qui n’a pas de place dans la société avant 30 ans pour inexpérience et qui se trouve jetée dès 45 ans pour obsolescence – pourrait bien en revenir à Alain.

Ce philosophe n’est pas toujours de lecture facile, malgré les apparences. Sa concision est parfois à peine pénétrable, surtout dans un « journal » où il écrit pour lui, au fil de la plume, sans toujours avoir le temps ou l’aise physique de développer (il garde les séquelles au pied d’une blessure de guerre, est perclus de rhumatismes et marche à peine dès 70 ans). L’almanach de sa compagne et admiratrice très catholique Marie-Monique Morre-Lambelin, publié dans les interstices du Journal, remet les choses dans leur contexte et présente un Alain moins froid qu’on ne le croit. Son écriture même représente la quintessence de la démarche d’Alain : la pensée en acte. Nulle pensée humaine n’est pour lui abstraite mais près du corps et des humeurs. Car penser est un effort à l’animal humain : douter du naturel et dire non, c’est aller contre soi. Ce pourquoi le format des « Propos », qu’il invente, est propre à sa façon d’écrire ; une phrase commande la suivante, dans un processus de pensée en marchant.

Le philosophe Alain (1868-1951) faisant son cours au lycée Henri-IV, en 1932. © André Buffard / Roger-Viollet

C’est pour lui la même chose en société, où il milite comme républicain radical. Tout part, selon lui, de la « Structure paysanne » : le monde rural du village où chacun vaque à une tâche précise et complète les autres, « réduire toute propriété à un carré de terre qu’un homme peut cultiver. On voit alors par la nature des choses comment l’accumulation est limitée » 29 mai 1938 p.109. La politique se fait alors naturellement, les « meilleurs » étant ceux qui font bien leur métier. Tout l’inverse des villes, où l’abstraction prend le pas sur le tangible, où le commerce sort de la marchandise pour échanger des titres sans limite pour accumuler et où le banquier manie l’unité monétaire plutôt que des choses et les hommes qui les fabriquent. Cette démarche est celle de la mouvance écolo aujourd’hui, et ses partisans devraient (re)lire Alain. Cyril Dion, du mouvement Colibris, imagine que le « grand récit » pourrait naître comme les petits ruisseaux font les grandes rivières : à partir de petits récits du terrain qui viendraient s’agglutiner pour former une grande fresque.

Alain reste constamment partagé entre le sentiment océanique qui le fait participer à l’harmonie du monde, nuages, vent, vagues, prairies, vaches, hirondelles – et l’avancée de l’Esprit, qu’il emprunte à Hegel, et dont il fait du socialisme non marxiste la pointe avancée issue du christianisme (lui-même dépassement dialectique du judaïsme). Être homme, c’est obéir en résistant : « Ce qui détruit l’obéissance est anarchie ; ce qui détruit la résistance est tyrannie ». Ce pourquoi, il est pacifiste (la guerre, c’est l’esclavage), mais s’engage en 1914 comme artilleur pour ne pas rester « planqué » quand ses élèves se font tuer ; ce pourquoi il est émotionnellement anéanti lorsque la France s’écrase en juin 1940 devant une Allemagne dont les signes belliqueux n’ont pas manqué. Il faut croire au doute comme on croit en Dieu, aime-t-il à dire à ses élèves devenus disciples dont il cherche à « fouetter le courage » pour qu’ils accouchent d’eux-mêmes : Julien Gracq, Raymond Aron, Georges Canguilhem, Simone Weil, André Maurois, Jean Prévost…

Les lecteurs soi-disant érudits qui « font » l’opinion d’aujourd’hui n’ont vu dans ses propos QUE « l’antisémitisme ». Alain, né au XIXe et mort à la moitié du XXe, a connu trois guerres (1870, 1914, 1940) ; il était de son temps et son temps était fortement antisémite pour des raisons catholiques, de capitalisme financier et d’affaire Dreyfus. Ce préjugé était ancré depuis son enfance provinciale et il luttait contre, tout en avouant ne pas pouvoir s’en débarrasser (penser, c’est penser contre soi). Il était au moins honnête. Il faisait de la figure du « Juif », par-delà les individus (il était ami d’Elie Halévy, de Léon Blum, Mme Salomon, etc.), l’essence du cosmopolitisme hors sol, l’abstraction de la ville et des banques, la propension à la guerre pour des territoires, des colonies ou des matières premières, qui aliènent l’humain à des entités comme l’argent ou le profit, sans souci des hommes. Il disait aussi : « Tout ce qui est juif prend l’humanité très sérieusement, et donc doit réussir en tout ». « Le sublime de la Bible est fatiguant » ; « cet Orient est majestueux à nous faire honte (…) l’antisémitisme serait donc une envie parfaitement justifiée à l’égard de ces gens qui se passent du complet veston mais non pas du mur des lamentations » 28 janvier 1938 p.63.

Faire la morale au passé est inconséquent et « la Shoah » survenue depuis ne justifie en rien la leçon. Car les génocides ont existé avant celui des Juifs (Arménie), ils ont existé après (Cambodge, Serbie, Rwanda). Que Finkielkraut dans Répliques, Winock dans L’Histoire (n°446 d’avril 2018), Birnbaum pour Le Monde dans Les Matins de France-Culture, passent les neuf dixièmes de leur discours sur ce seul sujet qui ne représente « qu’une dizaine d’occurrences sur 800 pages » (Winock) – ce n’est pas penser. Je n’évoque même pas le brûlot de Michel Onfray, du parti d’extrême mode, toujours avide de se faire mousser. Cette façon d’agir est au miroir de l’antisémitisme, un même rejet a priori, en s’opposant en bloc (on n’ose ajouter un h, par humour, mais les sectaires détestent l’humour). Ce ne sont pas les individus qui parlent, mais un « on » de clan, une doxa moralement correcte. L’antisémitisme d’AUJOURD’HUI remonte d’une lecture de l’islam par des ignorants, pas des préjugés de la haute société d’il y a un siècle. Les soi-disant « penseurs » de notre temps, face à l’antisémitisme d’Alain ne le pensent en rien, ne le décortiquent pas ; ils récitent leur leçon de moraline convenue inspirée de ce que Raphaël Enthoven nomme fort justement « le parti unanime », « le parti de toutes les opinions qui ont le tort de se prendre pour des vérités, parti de « zombies (…) qui veulent vous nuire pour la seule raison que vos opinions lui déplaisent (…) à discréditer son point de vue pour en éviter l’examen ». Si ces arrogants maîtres de morale voulaient recréer une réaction « antisémite » comme au temps de Dreyfus, ils ne s’y prendraient pas autrement : accuser les autres, c’est poser un EUX et NOUS antagoniste – et les « eux » pourraient bien les prendre au mot. Adèle Van Reeth, dans Les chemins de la philosophie, ne passe que la moitié de son émission à évoquer « le problème » ; elle commence surtout par le reste, ce qui est bien plus honnête. Pour qui voudrait approfondir, je ne peux que conseiller d’écouter son podcast.

Il y a bien autre chose dans ce Journal, une lecture de Dickens, de Balzac, de Stendhal ; mais notamment des éléments pour aujourd’hui. Le local écolo prend la place du paysan chez Alain, le troc et les coopérations tenant lieu de « structure paysanne », la commune et la participation régionale de démocratie épanouie – méfiante envers l’Etat, l’Europe et les grandes organisations mondiales qui poussent à « l’esclavage » et à la guerre. L’antisémitisme (inadmissible comme tous les rejets de l’Autre a priori) est à ignorer, mais après l’avoir replacé dans son contexte et son époque ; le reste est à examiner sans œillères moralistes ou claniques.

Alain, Journal inédit 1937-1950, éditions des Equateurs 2018, 830 pages, €32.00

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Propos d’Alain et culture républicaine

La lecture des Propos d’Alain nous ramène aux racines de notre culture scolaire. La IIIe République, sous laquelle écrivit Emile Chartier dit Alain, triomphait dans nos programmes et nous inculquait sa vision du monde dès l’école primaire.

Ces premières années à l’école nous marquent plus que nous ne voudrions le croire. La morale s’y apprend au contact des maîtres et des maîtresses comme auprès des condisciples, le cœur connait ses premières joies et ses premières peines, et la raison fourbit ses premières armes. Difficile de se défaire de ce qui est acquis là, entre 6 et 10 ans.

Le principe de cette culture républicaine est la raison. L’esprit est considéré comme un outil pour mesurer le monde et réfréner ses passions et instincts. Le bon sens se doit d’être le mieux partagé. Sur un socle d’idées établies par les savants précédents et les grands exemples proposés à notre admiration, notre être sage doit examiner avec tranquillité les événements qui surgissent au présent.

La discipline physique de l’école, surtout dure aux garçons, consiste à ne pas bouger, à rester assis et à se taire. Elle a son pendant dans le modèle intellectuel proposé : considérer les choses avec détachement, prendre du recul, interposer un écran entre sa raison et ses passions, et une barrière d’avec ses instincts. Il nous faut prendre ce qui vient comme un problème, prétexte à une leçon de chose.

L’attitude du philosophe Alain est celle de l’homme mûr, revenu des passions et ayant des instincts émoussés. Il se veut l’idéal retrouvé de l’antiquité romaine. Le sage, avant de le devenir, a connu les instincts impérieux de l’enfance concernant la peur et l’abandon, puis la fureur adolescente et ses exigences d’absolu. Il ne les ignore pas mais les considère avec les pincettes morales de l’objectivité à prétentions scientifiques et le bon sens valorisé comme la vertu du plus grand nombre. Il n’est pas encore fatigué du monde et de la vie, il se tient donc éloigné du nihilisme désabusé comme du laisser-faire indulgent. Il veut la règle.

Moins révolutionnaire mais pas encore conservateur, ainsi se veut le radical Alain. Plus enfant, ni encore adolescent, pas encore vieillard, mais dans sa maturité adulte. Démocrate, mais radical ; anarchiste, mais critique parce que nulle chose n’est parfaite, même l’Etat. Républicain vertueux, s’il en est, parce que toute création n’est rien sans ordre ni principe.

Ses Propos, un peu surannés mais agréables à lire, sont le terreau de la vision du monde de ma génération sortie du primaire avant 1968.

Alain, Propos, Gallimard Pléiade 1956, tome 1, 1345 pages, €62.00, tome 2, 1312 pages, €54.00

Alain, Propos sur le bonheur, Folio 1985, 217 pages, €8.20 e-book format Kindle €7.99

Alain, Propos sur les pouvoirs – éléments d’éthique politique, Folio 1985, 384 pages, €10.40

Alain, Propos sur la nature, Folio, 272 pages, e-book format Kindle €7.99

Alain, Propos sur l’éducation suivi de Pédagogie enfantine, PUF Quadrige 1998, 392 pages, €8.88

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