Jonathan Coe, La pluie avant qu’elle tombe

La vie est absurde et comment le dire mieux qu’un écrivain anglais ? Le meilleur est l’illusion : la pluie, avant qu’elle tombe. C’est ce que dit une petite fille, abandonnée deux ans par sa mère partie courir le guilledou avec un beau Canadien, au-delà de toutes les mers.

La mère indifférente, la mer cruelle – et les filles trinquent. Les garçons s’en sortent mieux, si l’on en croit ce roman, écrit par un homme, mais les garçons font ici figure de figurants. En général athlétiques et extravertis à l’adolescence, ils vivent leur vie libre par la suite. Seules les femmes ont des enfants, ces boulets parfois, et parfois non. Toute la question du livre est celle de la transmission.

Une vieille dame est retrouvée morte dans son fauteuil à la campagne. Elle était seule, avec ses souvenirs. Elle a tiré de son grenier un carton de photos et en a choisi vingt. Ses connaissances techniques s’étant arrêtées dans les années 70, elle a choisi de parler sur cassettes. Elle en dit quatre. Pour qui ? Pas pour ses enfants parce qu’elle n’en a jamais eu, étant gouine. Mais pour cette enfant adoptive, fille aveuglée par sa mère d’une fille abandonnée d’une cousine de sa mère… Les liens familiaux contraignent-ils ou sont-ils illusions eux aussi ? Au fond, avec les années, on choisit sa famille.

Ce qu’elle raconte, ce sont ses souvenirs, ou plutôt les souvenirs qu’elle a de l’itinéraire de cette petite fille qu’elle a choisie pour « enfant ». Elle ne l’a pourtant guère connue, deux ans entre 5 et 7 ans lorsque sa mère est partie au Canada, puis sporadiquement durant quelques vacances. Elle s’y est attachée pour des motifs personnels, peut-être même égoïstes : cette fille était la fille de sa meilleure amie d’enfance durant la guerre, et elle l’a gardée durant les deux années de bonheur parfait qu’elle a vécu en couple avec une autre femme. Après, ce ne fut plus jamais comme avant.

Jonathan Coe réussit un style faussement oral qui a toute la puissance du réel sans les hésitations, éructations et bafouillis. Ses phrases longues à la Proust ne sont pas de la conversation courante, pourtant elles enchantent comme un conte. Le décalage entre les époques rend l’histoire mélancolique comme en sépia, des années 40 à restrictions de guerre aux années 50 d’austérité forcée, puis 60 de libération hippie avant les années branchées 70 et 80. L’exotisme est accentué pour nous Français par ces invraisemblables prénoms tels Imogen, Rosamond, Thea, Ivy, Digby, ou Gill pour une femme…

Y a-t-il un destin ? Est-il gravé dans les gènes ? Se perpétue-t-il par les traumatismes d’enfance liés au désamour ? Une résilience est-elle possible ? Ce sont tous ces sujets graves qu’agite ce roman envoutant. Avec cette touche si British d’absurde jusque dans les détails : le clebs imbécile qui s’enfuit tout droit un matin d’automne, puis cet autre qui fait de même, des années plus tard, jusqu’à l’accident. Ce sont ces touches de hasard dans ces fausses nécessités illusoires qui font l’absurde du monde – l’illusion ultime qu’une existence a un sens.

Un très beau livre qui renouvelle l’envol des souvenir à partir des photos et lettres de famille, embaumées en cartons.

Jonathan Coe, La pluie avant qu’elle tombe (The Rain Before it Falls), 2007, Folio, 2010, 268 pages, €6.46


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3 réflexions sur “Jonathan Coe, La pluie avant qu’elle tombe

  1. Cela va au-delà de la simple psychologie du désamour maternel, à mon avis.
    C’est un désamour métaphysique pour la société anglaise des années après guerre, pour la Mother England, et peut-être même pour la modernité qui individualise (ce qui est positif) mais rend jouisseur égoïste (les ego faibles). Désamour aussi, sait-on jamais, pour un certain féminisme à l’anglo-saxonne, qui n’aboutit à rien, reste désespérément stérile.
    D’où l’impression d’ennui qu’il peut parfois donner, cette impasse du no future pour une femme, gouine, dans une famille anglaise type, dans ces années 1950-1980…
    Ce pourquoi j’aime beaucoup ce livre.

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  2. Ah! Je dois dire que cela ne m’a pas enchanté comme le fit Proust (je suis tombé dans ce dernier à l’âge de 16 ans et, est ce le fruit d’une anomalie génétique, j’ai vite souffert d’addiction)
    Cela m’a plongé dans l’ennui mélancolique: je suis rarement entré aussi difficilement dans un livre,

    Mais je ne saurais tirer argument contre l’auteur: je ne suis pas anglophone et bien placé pour savoir à quel point le style souffre d’une traduction, fût-elle excellente.

    Cordialement

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  3. Jonathan Coe nous aura régalés au fil des années, j’ai suivi cet écrivain depuis « testament à l’anglaise », et là il se coule dans le style d’un autre écrivain de l’entre-deux-guerres qu’il admire. pour nous raconter le désamour maternel.

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