Blaise Cendrars, Le lotissement du ciel

blaise cendrars le lotissement du ciel

« Après Bourlinguer, le voyage continue mais sur les voies du monde intérieur » (Prière d’insérer).

Curieux livre, bourgeonnant, polymère, cancéreux. Il est fait de tout comme une âme. Du meilleur et du pire, du conte et du récit, de l’interminable inventaire de sornettes à la poésie sidérale. Il est long, touffu, bordélique – comme son auteur. Il plie la langue à l’action comme à la contemplation, avec des mots choisis, parfois peu usités tels eubage, aduste. « Les gamins adustes » du Brésil, joli mot pour dire leur corps sec, brûlé par le soleil, émacié, leur cœur tout calciné de passion, l’œil halluciné.

Et nous passons de saint Joseph de Cupertino, lévitant à reculons maintes fois devant témoin, à l’idole nègre aux seins en poire et au sexe en pilon du tome Afrique de la Géographie universelle d’Élisée Reclus que l’auteur ouvrait en cachette dans la bibliothèque de son père avant de savoir lire encore, pour se faire peur. Il en dormait tout nu de cauchemar, entortillé dans ses draps, tout au fond du lit, avant même de connaître les émois sexuels. C’est du moins ce qu’il dit, fabulant volontiers comme en tout. Il passe des étoiles du ciel tropical aux gemmes du coffre-fort pétersbourgeois, des multiples colibris aux sept couleurs à l’unique star, la dernière idole étant, pour un obscur fazendeiro brésilien (inventé) et travaillé de printemps, la « divine » Sarah Bernhardt.

Ce n’est pas un roman, ni un récit, mais un légendaire décousu, rabouté comme un patchwork. Avec des longueurs qui ne passent plus comme cette interminable liste des saints lévitant, du moyen âge à nos jours, une lecture pesante d’érudit en mal d’inspiration sur près de 120 pages ! Sautez allègrement ce pensum, je vous le conseille. Tel est ce que l’auteur appelle son « mode d’écriture polymère ou polymorphe (…) pour tracer le portrait d’un somnambule » Pléiade 2 p.664. Son objectif incertain : trouver en soi l’origine du don de poésie. Est-ce dans les impressions d’enfance ? Dans la tumultueuse adolescence russe ? A scruter la nuit dans les créneaux blindés des tranchées ? Sous le ciel constellé de l’hémisphère sud ?

De quoi ce fragment autobiographique est-il venu ? De l’ennui d’Aix, sous l’Occupation. Soupçonné par la Gestapo d’être juif, Blaise Cendrars, qui s’en défend, entreprend des recherches érudites pour prouver son métier d’écrivain à la bibliothèque municipale de la ville ; il tombe sur le saint innocent illettré Joseph de Cupertino qui guérit les malades et entre, ravi, en lévitation. C’est sa compagne Raymonde qui le lui avait fait connaître avant guerre, lectrice des brochures édifiantes des Orphelins apprentis d’Auteuil. Catholicisme, ésotérisme et poésie : voilà ce qu’il lui faut pour conjurer l’accusation nazie ! Même si Cendrars a admiré Pétain-le-Vainqueur-de-Verdun et son conservatisme catholique (clair dans ses lettres mais gommé dans ses publications – voir note 37 p.1025 Pléiade 2). Et de nous bourrer le mou à nous, lecteurs vaguement positivistes, de Jugement dernier, miracle du vol arrière, saint patron de l’aviation, tour Eiffel sidérale, Banzo brésilien et autre plafond à ciel ouvert.

Il faute dire qu’il publiait en 1949, année de la bêtise de gauche triomphante, de « ce snobisme, l’Existentialisme, au théâtre et en philosophie, Sartre et tous ces jeunes littérateurs littératurant qui se trémoussent dans les caves de Saint-Germain-des-Prés, qui se situent à la pointe de l’extrême avant-garde de l’exégèse poétique et qui plongent à rebours et font carrière dans le conformisme, qui ne peuvent vivre qu’en groupe, en bande, à la queue d’un chef d’école car le bifteck prime… « A nous la liberté ! ». » p.679. Après tout, saint Joseph de Cupertino vaut mieux que saint Joseph Staline, il a fait moins de morts et ravi plus de peuple dans l’extase opiomaniaque.

Lorsque l’on a connu la « Grande » guerre, la guerre imbécile des patriotards 14-18, vantée imbécilement par certains politicards 2013 en mal de popularité, comment prendre au sérieux « la gauche » et ses petits marquis ? « La condition humaine en général que je voyais foulée aux pieds, pilonnée, asphyxiée, saignée, offerte en holocauste sur l’autel féroce et vorace des patries, le pavillon couvrant l’ignoble marchandise offerte à l’encan, sacrifiée pour rien, jetée à la vidange, les tranchées refaisant le plein. Quel gâchis ! » p.596.

Les idéologies, droite et gauche, sont pour les cons, les faiblards qui préfèrent se réfugier dans la fusion rassurante du groupe, sans penser, au chaud dans le nid de la bêtise collective. A l’inverse, pour Cendrars, « Il n’y a pas d’autre choix possible. Vivre… » (Prière d’insérer). Enfin du réel, que les bobos envolés dans les brumes de l’idéologie, de la fumette, du fric ou du contentement de soi (tout cela selon leur maturation progressive), auraient grand besoin de méditer.

Blaise Cendrars, Le lotissement du ciel, 1949, Folio 1996, 592 pages, €9.41

Blaise Cendrars, Œuvres autobiographiques complètes tome 2, Gallimard Pléiade 2013, édition Claude Leroy, 1184 pages, €57.00


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