C’est folie de rapporter le vrai et le faux à notre suffisance, dit Montaigne

Les simples d’esprit et les ignorants croient plus volontiers qu’ils ne pensent par eux-mêmes, constate Montaigne en son chapitre 27 du 1er livre de ses Essais. L’âme plus molle se laisse imprimer plus volontiers que l’esprit fort. « D’autant que l’âme est plus vide et sans contrepoids, elle se baisse plus facilement sous la charge de la première persuasion. Voilà pourquoi les enfants, le vulgaire, les femmes et les malades sont plus sujets à être menés par les oreilles », dit le philosophe. Notez la gradation du vide : les enfants le sont plus que les malades, qui ne sont qu’affaiblis, tandis que les femmes, qui viennent juste avant, sont surtout ignorantes – surtout à l’époque de Montaigne.

Mais faut-il pour cela aduler l’esprit fort ? Pas du tout, dit cet « en même temps » de sage qu’est Montaigne, dont la maxime est celle de Chilon le Lacédémonien (vers 600 avant), l’un des Sept sages selon Platon : « Rien de trop ». « Mais aussi, de l’autre part, c’est une sotte présomption d’aller dédaignant et condamnant pour faux ce qui ne nous semble pas vraisemblable, qui est un vice ordinaire de ceux qui pensent avoir quelque suffisance ». Car se mettre des bornes et limites dans la tête est se vouloir aussi fort que Dieu et la nature. Un brin d’humilité, que diable ! Nous ne savons pas tout et il est bien, d’ailleurs, de savoir que l’on sait peu de choses tant le monde, le temps et la vie réservent des surprises. « Il n’y a point de plus notable folie au monde que de les ramener à la mesure de notre capacité et suffisance ».

La connaissance ne vient pas avec les gènes, comme les fourmis, mais lentement par l’expérience et l’éducation. Et « c’est plutôt accoutumance que science qui nous en ôte l’étrangeté ». Si les choses les plus banales nous sont présentées pour la première fois, nous les trouverions incroyables. Ainsi de la nudité des indigènes « sauvages », fort naturelle chez eux où le climat est doux, mais fort étrange pour nos mœurs pudibondes formatées par la morale biblique. Ou du voile islamique, coutume bédouine passée en dogme religieux fort courant au désert mais fort étrange en nos villes. « L’accoutumance des yeux familiarise nos esprits avec les choses », dit Cicéron cité par Montaigne.

C’est donc la nouveauté des choses qui nous incite « plus que leur grandeur » à en rechercher les causes. La curiosité n’est un défaut que si elle est malveillante ; elle est une qualité humaine si elle pousse à mieux survivre et s’adapter par la connaissance. Il ne faut donc rien mépriser. « Combien y a-t-il de choses peu vraisemblables, témoignées par gens dignes de foi, desquelles si nous ne pouvons être persuadés, au moins les faut-il laisser en suspens ; car de les condamner (comme) impossibles, c’est se faire fort, par une téméraire présomption, de savoir jusqu’où va la possibilité ». Ainsi de Dieu selon Pascal : y croire ou pas ? Impossible de savoir, donc parions. Il est plus sain d’esprit de se considérer comme agnostique que comme athée. « Rien de trop », donc.

Et Montaigne de citer des « miracles » civils comme la bataille perdue par Antoine en Allemagne à plusieurs journées de Rome qui aurait été le jour même connue de la Ville, ou des miracles chrétiens qui citent les aveugles recouvrant la vue sur des reliques. « C’est une hardiesse dangereuse et de conséquence, outre l’absurde témérité qu’elle traîne avec soi, de mépriser ce que nous ne concevons pas. » Au temps des guerres de religions – qui fut celui de Montaigne et qui devient le nôtre – céder sur la croyance en la vérité c’est « faire bien les modérés et les entendus » mais au détriment du vrai. « Ils ne voient pas quel avantage c’est à celui qui vous charge, de commencer à lui céder et vous tirer arrière, et combien cela l’anime à poursuivre sa pointe ».

La conclusion est nette : « La gloire et la curiosité sont les deux fléaux de notre âme. Celle-ci nous conduit à mettre le nez partout, et celle-là nous défend de rien laisser irrésolu et indécis ». Méfions-nous donc de notre cerveau et de sa capacité à juger trop vite. La « gloire » ressort du Système 1 selon le psychologue prix Nobel d’économie Daniel Kahneman, ce jugement rapide pour la survie ; la curiosité ressort plutôt du Système 2, examen rationnel qui prend du temps et des efforts mais est plus fiable. La gloire « d’être d’accord » avec les autres pousse à en rajouter sur la croyance commune, les biais d’ancrage, d’excès de cohérence ou d’excès de confiance court-circuitent la raison et gauchissent l’intelligence. Penser par soi-même est la première maxime du sage, sa curiosité native. 

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Claude Pinganaud), Arléa 2002, 806 pages, €23.50

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Bernard Combeau et al.) avec préface de Michel Onfray, Bouquins 2019, 1184 pages, €32.00

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