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Colette, L’étoile Vesper

Mémoires ? Pas vraiment, Colette clouée dans son appartement du Palais-Royal par une arthrite de la hanche, compense son inactivité physique par l’écriture et ses observations du vif par les souvenirs. Tout fait ventre, le moindre incident est propice à l’évocation de ce qui fut. La nostalgie reste toujours ce qu’elle était et la moindre photographie fait remonter des paysages, des maisons, des gens, des atmosphères.

Notamment la Bretagne, la demeure Rozven du Blé en herbe avec Bertrand en adolescent magnifique de 16 ans, « Une folle chevelure blonde et salée, l’œil aux nues, charmant, irresponsable et affecté » p.856 Pléiade. L’aîné d’une triade de Jouvenel issus de mères différentes, dont la dernière est la fille de Colette, 7 ans. Tous « demi-nus, écorchés par le roc poreux et le sel », des enfants devenus adultes.

Hélène Picard, la poétesse ariégeoise devenue secrétaire et amie de Colette, en était de cette bande de colons bretons aux vacances. Elle rêvait de l’amour avec le mauvais garçon poète Francis Carco, qui habitait à deux pas de Colette, sans jamais le consommer. Inversion des rôles, ce n’est plus l’homme qui chante sa muse mais la femme qui chante son homme, plus jeune et désirable, comme féminisé en muse. « Comme tu sens la fille et la nuit et la haie, / Et peut-être, parfois, le bel enfant de chœur », écrit-elle sans hésiter pour déviriliser le jeune homme (cité par Colette p.826). Elle serait sans notre grantécrivain du Palais-Royal bien oubliée aujourd’hui, comme l’est la poésie écrite, d’ailleurs.

Onze chapitres sautant du coq à l’âne, par association d’idées ou par caprice d’une retrouvaille, font le miel de ce livre de fin de vie. Une médium « voit » la chatte Dernière, une chartreuse morte depuis longtemps passer encore entre les jambes. Un jeune journaliste de 22 ou 23 ans voudrait connaître « la méthode » de l’écrivain, mais écrire exige-t-il une méthode ? On se met devant la page blanche et la plume court d’elle-même. Ensuite on relit, on déchire ou on corrige, on réécrit puis on valide. Chéri a-t-il vraiment existé ? demande le béjaune un peu jaloux peut-être. Oui et non, peut-être, cela ressort de l’intime, de l’émoi, du sentiment musical. L’œuvre répond et comprenne qui pourra. Mais Colette songe alors que ce roman est peut-être le meilleur de son œuvre. « Quoi de plus normal que de trembler devant ce qui est jeune ? » s’interroge Colette à ce moment (p.838).

Vesper est le nom de Vénus, l’étoile du soir qui est aussi celle du matin, commence et termine les jours. C’est la planète de l’amour sexué, la déesse de la séduction à laquelle Colette a beaucoup sacrifié, mère d’Hermaphrodite et de Cupidon, que Colette a beaucoup mis en scène dans ses romans-récits. Toujours sensuelle Colette. « Cette nuit, je rêvais que je montais à cheval avec des étrivières un peu trop longues. L’amoureux va-et-vient, la félicité du galop sur une selle bien usagée … » (p.849), Colette décrit le plaisir physique de chevaucher, de se frotter en rythme le sexe à la selle. Depardieu en Corée n’a rien inventé, mais Colette y fait allusion sans grossièreté.

Vesper désigne aussi les vêpres, la prière chrétienne du soir, et Colette déroule la sienne. Elle est née, elle a vécu et aimé, elle est handicapée par l’âge et s’éteint. Le livre est une sorte d’inventaire. Le Palais-Royal est un jardin fermé de monuments, « une petite province » où le vent entre librement et où les gens résistent encore et toujours aux envahisseurs – pour Colette un fond la campagne à Paris, le cœur de la France anti-boche.

Certains textes ont paru avant la publication en volume dans des revues ou des journaux, de 1923 à 1945, mais l’œuvre est retravaillée, reconstruite, entrechoquée pour donner cette mosaïque qui est l’esprit même de Colette, le chemin de l’œil et des sens à la plume et au livre. Une belle lecture à savourer encore.

Colette, L’étoile Vesper, 1946, Livre de poche 2004, 180 pages, 7,90, e-book Kindle €4,99

Colette, Œuvres tome 4 (1940-54), Bibliothèque de la Pléiade 2001, 1589 pages, €76,00

Les œuvres de Colette déjà chroniquées sur ce blog

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Colette, La fin de Chéri

En 1926, Sidonie Gabrielle Colette a 53 ans ; l’année d’avant encore, Chéri est joué au théâtre de la Renaissance avec Colette dans le rôle de Léa, la femme mûre. Elle divorce cette année-là d’Henry de Jouvenel, dont elle a fait du fils dès 16 ans son Toy boy. Elle le raconte joliment dans Le blé en herbe. Mais elle avait déjà du goût pour l’extrême jeunesse, pour l’animal érotique du garçon en sa fleur, beau comme une statue et vivant comme un enfant. Elle a publié Chéri en 1920 et, six ans plus tard, Bertrand la quittant pour se marier en 1925, publie La fin de Chéri.

C’est que la jeunesse ne dure pas : pas plus celle du garçon encore adolescent que celle de la femme déjà mûre. Quatre ans, c’est long, le temps d‘une bonne guerre – celle de 14 sera redoutable – et le temps de prendre des rides et des plis. Entre 45 et 55 ans, la femme enlaidit, épaissit, s’affaisse. D’où la stupeur de Fred, dit Chéri, parti à 24 ans et revenu à 28, de retrouver ses ex-maîtresses carrément âgées, dont Léa. Il ne les a pas vu vieillir. Même sa femme Edmée, de son âge, est devenue infirmière et baise volontiers avec son patron docteur à l’hôpital. Chéri n’est pas jaloux, il est déçu. Sa jeunesse fout le camp et lui ne fout plus rien – ni personne. Pas envie.

Léa, son ex qui se plaisait à le regarder « nu », est devenue une femme informe et sans grâce. Mais toujours avisée. « Tu as tout à fait la dégaine de quelqu’un qui souffre du mal de époque. Laisse moi parler… Tu es comme les camarades, tu cherches ton paradis, hein, le paradis qu’on vous devait, après la guerre ? Votre victoire, votre jeunesse, vos belles femmes… On vous devez tout, on vous a tout promis, ma foi c’était bien juste… Et vous trouvez quoi ? Une bonne vie ordinaire. Alors vous faites de la nostalgie, de la langueur, de la déception de la neurasthénie… Je me trompe ? – Non, dit Chéri » p.221 Pléiade.

Mais il y a pire que le mal du siècle. Léa ne comprend pas que Chéri ne maîtrise plus le temps qui passe. Il a été isolé durant quatre ans, il a perdu sa chronologie. Chéri a donné procuration durant la guerre et son épouse gère à sa place ses avoirs ; il est dépossédé parce qu’il a perdu sa compétence, et se trouve réduit au statut de mineur sous son propre toit. « Pourvue de patience, et souvent subtile, Edmée ne prenait pas garde que l’appétit féminin de posséder tend à émasculer toute vivante conquête et peut réduire un mâle, magnifique et inférieur, à un emploi de courtisane » p.240. Même Léa qui l’infantilisait ne se retrouve plus en maîtresse mûre dans la vieille femme qu’elle est devenue. Chéri ne peut plus surmonter l’enfance ; il n’est plus réel, possédé de soi, mais jouet, possédé par d’autres, par les souvenirs.

Chaque jour est flottant, sans repères, non relié. Ce pourquoi il se réfugie dans la baignoire pour retrouver son corps, puis, parce qu’il doit partager la baignoire avec Edmée, cherche une garçonnière où se retrouver maître chez lui. Ce que lui concède Léa, appelée au chevet de sa vieille mère mourante. Chéri, faisant terrier au milieu des photos de sa jeunesse, n’y survivra pas.

Il s’autodétruisait déjà en se nourrissant peu, dormant mal, errant sans but. Un jouet d’amour sans amour a-t-il encore une quelconque utilité sociale ? Une bête de sexe sans sexe peut-il garder sa part humaine ? Il a accompli son destin entre 16 et 24 ans, fils de sa mère et amant de sa maîtresse. Il n’est plus apte à la suite, désorienté par la Grande guerre et par Léa qui l’a enfermé dans ses rets trop jeune. Il en reste prisonnier mais ne la retrouve pas lorsqu’il veut en sortir.

Colette, La fin de Chéri, 1926, J’ai lu 2022, 112 pages, €3,00

Colette, Œuvres, tome 3, Gallimard Pléiade 1991, 1984 pages, €78,00

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