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Yasunari Kawabata, Nuée d’oiseaux blancs

Voici le roman japonissime de Kawabata, où tous les ingrédients sont là : la sexualité libre, la tradition du thé, l’esthétique des choses, la sensibilité aux plantes et aux éléments, l’existence torturée par ce qui est convenable ou pas, le destin qu’on subit ou choisit.

Kikuji est un jeune homme incertain, la trentaine. Ses parents sont morts et il se souvient, enfant, de la maîtresse de son père, Chikako. Âgé de 8 ans, il l’a surprise en train de se couper les poils d’une tache de naissance au-dessus du sein gauche. Adulte, il garde de la répugnance pour ce corps de maîtresse, entaché d’une sorte de tare morale. Il faut dire que dame Chikaku est une langue de vipère, volontiers manipulatrice. Ne voila-t-elle pas qu’elle veut marier le jeune homme ? L’entremise est une tradition japonaise, mais l’auteur et personnage se révolte à l’idée d’obéir aux traditions sans avoir rien à dire.

couple japon

Il est plutôt attiré par une autre, Fumiko, la fille d’une seconde maîtresse de son père, Madame Ota. Il est séduit par la grâce de la jeune fille, mais cède à l’admiration naïve et au désir physique de la mère. Celle-ci voit-elle le fantôme rajeuni de son ex-amant dans le fils ? Par honte, elle se suicide ; peut-être pour ouvrir la voie à sa fille qui a bien aimé quand elle était enfant l’amant de sa mère.

D’où un couplet sur le suicide, que l’auteur commettra lui-même en 1972, à 72 ans. « Mourir, c’est refuser toute compréhension, et pour toujours, de la part des autres. Nul ne peut plus comprendre les actes d’un mort ; personne n’est jamais plus en mesure de les excuser » (Eschino, II). Mourir, c’est figer le temps ; dire non à la vie mais aussi au destin ; refuser les traditions qui obligent, mais aussi obéir aux traditions dont le suicide fait partie. Sembazuru – le titre japonais du roman – est la cocotte en papier, métaphore du destin qui plie les êtres à sa volonté, mais aussi de la dérision du destin qui aboutit à ne faire qu’un oiseau artificiel…

Tout se passe dans le rituel. Les cérémonies du thé se succèdent, en groupe ou à quelques intimes. Tout est bon : célébrer l’anniversaire de la mort du père, l’arrivée du printemps, la promesse de mariage… Tout est blanc, symbole de lumière – et de mort en Asie. Car l’existence a pour but de faire émerger l’âme à la lumière, le lotus bouddhique émerge de la fange au grand soleil des mares. Mais une fois la lumière atteinte intervient le nirvana, la fusion dans le grand Tout, lumière de la lumière. D’où l’idée qu’au fond, tout se vaut : le père, le fils ; la mère, la fille. Les amours croisés ne sont que la conséquence de ces liens intimes entre les êtres. Seule l’entachée Chikako est exclue. Ce qui la rend acerbe et démoniaque ; elle tente d’influer sur le destin en s’imposant et mariant.

Mais n’est pas dieu qui veut : elle échoue. Le roman laisse dans le vague l’avenir de Kikuji et de Fumiko. Le lecteur optimiste peut croire qu’ils vont enfin se marier, relier ce qui devait l’être de toute éternité. Mais rien n’est sûr car tout est changement dans ce monde. C’est ce qui fait l’inquiétude métaphysique des romans de Kawabata. Et l’universalité de la littérature japonaise.

Yasunari Kawabata, Nuée d’oiseaux blancs (Sembazuru), 1949, traduit du japonais par Bunkichi Fujimori, éditions Sillage 2009, 192 pages, €12.83

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