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Montaigne défend Sénèque et Plutarque

Le chapitre XXXII du Livre II des Essais est une « défense de Sénèque et Plutarque », deux auteurs romains que Montaigne révère. « La familiarité que j’ai avec ces personnages-ci, et l’assistance qu’ils font à ma vieillesse et à mon livre maçonné purement de leurs dépouilles, m’obligent à épouser leur honneur. »

Sénèque est un Romain né à Cordoue autour de l’an 0 et mort en 65, qui a été le précepteur de Néron ; stoïcien, il s’ouvrit les veines sur ordre de l’empereur pour avoir participé à une conjuration contre lui. Plutarque est un Grec né à Chéronée en 46 et mort en 125 ; plutôt en faveur de Platon, il s’opposa aux stoïciens et aux épicuriens. Montaigne fait allusion surtout aux Vies parallèles où 56 biographies sont analysées, dont 46 par paires qui comparent Grecs et Romains, tels Alexandre et César, Démosthène et Cicéron.

Montaigne défend Sénèque contre les attaques d’un libelle issu du RPR, la religion prétendue réformée, autrement dit les protestants, ces frondeurs et insoumis du catholicisme d’époque. L’auteur s’inspire du grec Dion, historien contradictoire, dit Montaigne. Car « il est bien plus raisonnable de croire en telles choses les historiens romains que les grecs et étrangers. » Non par souverainisme latin, mais parce que les Romains sont plus proches de leur sujet et plus aptes à parler des Romains que les allogènes.

Puis il passe à Plutarque sous l’égide de Jean Bodin qui, né en 1529 et contemporain de Montaigne, fut juriste et philosophe politique français. « Jean Bodin est un bon auteur de notre temps, déclare Montaigne, et accompagné de beaucoup plus de jugement que la tourbe des écrivailleurs de son siècle, et mérite qu’on le juge et considère. » Mais – car il y a un mais – « Je le trouve un peu hardi en ce passage de sa Méthode de l’histoire, où il accuse Plutarque non seulement d’ignorance (sur quoi je l’eusse laissé dire, car cela n’est pas de mon gibier), mais aussi en ce que cet auteur écrit souvent des choses incroyables et entièrement fabuleuses (ce sont ses mots). » Or croire et relater sont deux choses différentes.

Fabuler, c’est créer des fables, des inventions de toutes pièces. Mais « ce que nous n’avons pas vu, nous le prenons des mains d’autrui et à crédit », dit Montaigne. Autrement dit, raconter ce qu’on dit n’est pas forcément le croire. « Le charger d’avoir pris pour argent comptant des choses incroyables et impossibles, c’est accuser de faute de jugement le plus judicieux auteur du monde ». Or qu’est-ce qui est « incroyable » ? N’est-ce que ce que nous-mêmes ne croyons pas ? « Il ne faut pas juger ce qui est possible et ce qui ne l’est pas, selon ce qui est croyable et incroyable à notre sens », dit Montaigne. « Et est une grande faute, et en laquelle toutefois la plupart des hommes tombent (ce que je ne dis pas pour Bodin), de faire difficulté de croire autrui ce qu’eux ne sauraient faire, ou ne voudraient. »

De quoi s’agissait-il ? De cet enfant spartiate qui a préféré se laisser déchirer le ventre par un renardeau qu’il avait dérobé, plutôt que de laisser découvrir qu’il l’avait volé – ce qui était la honte suprême à Sparte. « Il est bien malaisé de borner les efforts des facultés de l’âme, là où des forces corporelles nous avons plus de loi de les limiter et connaître », analyse Montaigne. Autrement dit, le stoïcisme, la résistance à la douleur, peut aller très loin – plus qu’on ne peut le souffrir ou le croire soi-même. Et de citer ces jeunes garçons fouettés au sang sans un mot par religion devant l’autel de Diane, un paysan espagnol, Epicharis le grec, de simples paysans dans les guerres civiles – de religion – qui dévastent la France : tous ont résisté à la torture et n’ont rien dit. Pourquoi pas un gamin de Sparte élevé à la dure et habitué à souffrir ? En quoi cela serait-il « incroyable » ?

Lorsque Plutarque a des doutes, il ajoute d’ailleurs « comme on dit », en historien soucieux de relater sans pourtant y prêter foi. Tel « Pyrrhus, que, tout blessé qu’il était, il donna un si grand coup d’épée à un sien ennemi armé de toutes pièces, qu’il le fendit du haut de la tête jusqu’en bas, si que le corps se partit en deux parts. » Là, on ne peut guère le croire car l’effort humain serait trop grand et l’épée trop solide. Et justement Plutarque a « ajouté ce mot : « Comme on dit », pour nous avertir et tenir en bride notre croyance. »

Montaigne ironise sur la vanité de ceux qui croient être la mesure de toutes choses et juger souverainement de ce qui existe et de ce qui ne saurait exister. « Il semble à chacun que la maîtresse forme de nature est en lui ; touche et rapporte à celle-la toutes les autres formes. Les allures qui ne se règlent aux siennes, sont feintes et artificielles. Quelle bestiale stupidité ! » Et pourtant, nos conventions sociales, notre « morale » (et même nos valeurs des Droits de l’Homme, disent même certains dans le sud et à l’est), ne sont-elles pas de même vanité ? Croire que ce que nous considérons comme normal et décent est la Vérité même, n’est-ce pas orgueil insensé ou faculté d’esprit bornée ? Comme si personne ne pouvait juger autrement que soi, connaître d’autres mœurs et d’autres tabous, coucher avec sa sœur, manger des vers blancs, aller mendier tout nu, offrir sa fiancée pour coucher à l’ami… ? C’est pourtant ce qui se pratique en d’autres temps et d’autres sociétés que la nôtre, en Égypte antique, en Amazonie, en Inde, en Polynésie ou chez les vikings, pour illustrer ces exemples.

Quand Plutarque compare les hommes illustres, « il ne les égale pas pourtant ». Il fait des paires « et les juge séparément », dit Montaigne. On peut contester la méthode et les appariements, mais « ce n’est rien dérober aux Romains pour les avoir simplement présentés aux Grecs. » A titre de grands exemples d’où tirer des leçons pour soi. « Et encore que je reconnaisse clairement mon impuissance à les suivre de mes pas, je ne laisse pas de les suivre à vue et juger les ressorts qui les haussent ainsi, desquels j’aperçois aucunement en moi les semences ». D’où l’intérêt toujours de lire Sénèque et Plutarque, malgré les critiques.

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Claude Pinganaud), Arléa 2002, 806 pages, €23.50

Michel de Montaigne, Les Essais (mis en français moderne par Bernard Combeau et al.) avec préface de Michel Onfray, Bouquins 2019, 1184 pages, €32.00

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Choisik est Marraine péruvienne à Coyachoc

Nous rencontrons des alpacas, plus petits et plus laineux que les banals lamas. Photos touristiques. Nous essayons en vain de provoquer une bête pour qu’elle nous montre sa colère comme elle fait si souvent dans Tintin, mais nul d’entre nous n’a une tête de capitaine Haddock et les camélidés paisibles ne daignent pas nous cracher à la gueule. Choisik nous dit que c’est très rare, il faut vraiment lui marcher sur une patte par surprise ! Ces braves bêtes sont de gros nounours pelucheux avec de mignonnes petites oreilles dressées et de beaux yeux bruns, brillants et veloutés. Leur lippe n’a pas cet aspect suprêmement méprisant du chameau mais un air de coquetterie plutôt séduisant.

Nous rejoint un jeune Alipio (traduction locale d’Olympio). Il est carré et vigoureux, les cheveux sombres, raides comme un toit de chaume avec un épi rebelle au sommet du crâne, le nez busqué et les paupières étirées, la bouche étroite à la lèvre supérieure mince. Il habite le village (pardon ! la « communauté ») de Coyachok vers laquelle nous nous dirigeons. Son visage austère est adouci par une certaine transparence juvénile de la peau et une coloration plus forte des joues sous le teint cuivré. Il va tous les jours à pieds à l’école de Ccachin, par la montagne, qu’il fasse soleil ou qu’il pleuve et vente. Il effectue le trajet épuisant de notre après-midi deux fois par jour, je comprends qu’il soit sain et bien charpenté ! Il porte à même la peau un léger pull de laine vermillon au col en V, un pantalon et des sandales, la musette sur l’épaule. A l’emplacement du cœur est brodé en jaune d’or la devise scolaire : « educar por el Peru ». Garcilaso de la Vega disait déjà que les Incas élevaient leurs enfants à la spartiate, « le moins délicatement qu’il leur était possible ». Ils les baignaient à l’eau froide dès leur naissance, puis tous les matins, pour les accoutumer à s’endurcir et à résister au climat.

A 3900 m Coyachok se profile, puis le pré central, seul endroit à peu près plat où nous devons camper. Gosses, chiens et cochons tournent autour de nous, pleins de curiosité ; les uns s’emplissent le regard, les autres le groin. Gisbert intéresse beaucoup les gamins avec sa mesure de l’altitude par satellite. Son GPS qui ressemble à un game boy et ses simagrées techniques sidèrent les petits qui n’ont jamais vu ça, même pas en rêve. Je leur explique un peu en espagnol, mais le concept de satellite leur semble un peu abstrait… Gisbert est celui qui a toujours le matériel ou la tenue du spécialiste. Gisbert travaille dans la filiale parisienne d’une société d’éclairage mais baroude régulièrement en haute montagne. Mabel sa femme, plus classique, est agrégée de français-latin-grec dans un lycée de banlieue parisienne ; elle ne se prend au sérieux que lorsqu’elle évoque l’Education Nationale ; son visage, alors se fige, ses yeux se font graves, et elle énonce des vérités définitives sur ce métier que « tout le monde » décrie. A croire que l’Enseignement est une mission laïque et qu’il a remplacé, pour beaucoup, la religion ou le sens de l’histoire.

Au soleil tombé, il fait vite froid à cette hauteur. Les nuages descendent des sommets. Nous nous réfugions dans la tente mess pour boire du thé, jouer au tarot ou lire. Certains vont ranger leurs affaires.

Choisik est invitée à être marraine d’un petit garçon par une des familles du village. Il s’agit non d’un bébé mais d’un petit de 3 ans qui doit subir la cérémonie de sa première coupe de cheveux. Sorti de la petite enfance, donc des risques de maladies les plus courantes, le bébé est accueilli dans la communauté et devient alors un fils. Ses cheveux, que l’on avait laissé pousser naturellement, doivent être civilisés pour ressembler à tout le monde. Cette cérémonie traditionnelle d’accueil social n’a rien à voir avec le baptême chrétien tel que nous le connaissons ; il n’a rien à voir avec Dieu mais plutôt avec la communauté paysanne. Les communautés villageoises ont pris le relais immémorial des « ayllu », ces tribus paysannes qui existaient déjà aux temps inca. Le chef de village est choisi parmi un conseil des anciens. Il est chargé de répartir la terre commune entre chaque couple, en fonction du nombre d’enfants. Chez les incas, on donnait un « tupu » (2700 m²) à chaque couple, plus un autre tupu pour chaque garçon né, mais seulement un demi tupu pour chaque fille qui ont moins besoin de muscles, donc de nourriture.

Nous sommes tous invités dans la maison de grosses pierres appareillées avec du ciment moderne, toit et auvent de chaume, grenier et sol de terre battue. Devant l’entrée, des moutons se pressent dans un enclos de gros blocs rocheux pour les protéger des bêtes sauvages. Ils sont sages sous la lune, croupes moutonnantes, museaux bêlants à peine. Les gros chiens aboient furieusement mais ils sont attachés. Une fois que nous serons entrés, ils se tairont : tout sera redevenu « normal ». Il y a toujours un policier au cœur d’un chien. Le plan de la maison est le même qu’à midi. Le petit est prénommé Rudy. Il a un grand frère de 4 ou 5 ans, un autre bébé d’une dizaine de mois le suit. Il est très habillé, plusieurs pulls et un bonnet. Assis sur les bancs autour de la pièce, on commence par nous servir de la bière en bouteille, puis du cochon grillé délicieux.

De gros grains de maïs, bouillis et arrosés de graisse de cochon circulent aussi. Enfin des patates et… du cochon d’inde ! On goûte avec les doigts, attrapant les morceaux avec les mains sales. Le cuy est bien cuit, il a le goût de lapin, mais un peu sec. Les touristes font un peu la tronche de devoir bâfrer ainsi comme des préhistoriques mais il faut faire honneur à l’invitation. Le repas est partie intégrante de la cérémonie, tout le monde mange, les invités comme la famille. Il s’agit d’un don qui appelle un contre-don. Commence alors la cérémonie de coupe proprement dite. Le garçon est assis sur les genoux de sa mère qui choisit chacune des mèches à trancher. La marraine en premier, puis chacun des participants coupe une petite mèche des longs cheveux noirs du bambin avec une paire de ciseaux de couture. Il dépose alors la mèche coupée dans une assiette posée sur la table, avec son offrande. Nous donnons chacun un peu d’argent, 10 sols. Applaudissement de l’assemblée, et au suivant ! La fête continuera toute la nuit avec la famille. Une sono sur batterie annoncera à toute la vallée le bonheur communautaire sous la pleine lune.

Nous revenons à nos tentes pour le repas « officiel » du trek : soupe de déshydraté et de frais mêlé, riz habituel avec viande, oignons et frites en sauce tomate, pomme sucrée bouillie au clou de girofle. Diamantin, très bourgeois de province, se lance dans une discussion sur les religions. Il a été « élevé chez les jèèèzes » dans une famille « très cathhôô »… Le ton qu’il emploie fait pouffer de rire Camélie qui ne peut pas s’en empêcher. Diamantin, étonné d’avoir déclenché un tel réflexe, s’interroge : « Kôoi ? qu’est-ce que jédiii..? » Quel snobisme de façade, parfois, chez ce célibataire branché qui aime Gide, les beaux Masaïs et les enfants qu’il n’aura pas. Il a pris le bébé dans ses bras tout à l’heure et ses copain-copine se sont moqués de lui : « ah ! ça te va bien ! ». Pourquoi ? On peut aimer les enfants de ne pouvoir en avoir.

Choisik – Mamahualpa ici – est retournée à la fête. Comme marraine, elle a des devoirs. Elle nous a raconté la suite : la famille entrait, coupait une mèche du gamin et signait un bon pour un cadeau, un mouton, un cochon, etc. La bière ayant coulé à flot auparavant, certains ne savaient pas vraiment ce qu’ils donnaient et regretteraient peut-être le lendemain mais tel est le jeu. Il fallait que Rudy restât éveillé ; quand il s’endort, la cérémonie est terminée. Aussi sa mère le secouait, le pinçait, le faisait marcher un peu, pour que la coupe dure encore et que les cadeaux continuent à s’accumuler. Vers deux heures du matin, on l’a laissé dormir : boule à zéro – plus de cadeaux. Les invités ont dansé sous la lune jusque fort tard dans la nuit, au grand dam des moutons qui n’ont pas pu fermer l’œil dans leur enclos face à la porte !

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