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Machu Picchu suite

Le Temple du Soleil nous attire, par ses réminiscences de Tintin comme par l’adoration innée et toute humaine pour l’astre. C’est un bâtiment rond et carré à la fois, sorte de spirale escargoïde qui se prolonge en mur droit. Le 21 juin, le soleil se lève dans l’axe d’une fenêtre trapézoïdale et vient frapper la grosse pierre huaca qui dort là. Sous le Temple du Soleil, une cave finement aménagée ressemble à un « tombeau royal ». C’est ainsi que Bingam l’a surnommé bien que l’on n’y ait retrouvé aucun reste humain. Mais l’ensemble est impressionnant, alliant la pierre brute en cavité naturelle et le fin travail de la pierre taillée par l’homme en escalier géométrique et pente polie, ou en mur appareillé au millimètre.

Plus haut, après l’interminable escalier qui essouffle les touristes frais débarqués du train, mais que nos poumons d’altitude supportent sans peine, s’ouvre mon préféré : le Temple aux trois fenêtres. C’est une construction légère et monumentale à la fois, illustrant une fois de plus l’ambivalence inca entre nature brute – acceptée – et raffinement civilisateur – minutieusement exécuté. Le mégalithisme des blocs est issu de la terre mère, tandis que la précision de la taille et des ajustements vient de l’homme. Austérité des formes ; simplicité du dessin ; ce temple est « monumental » en ce qu’il élève l’âme au-dessus du terre-à-terre quotidien. L’œil apprécie ces ouvertures en trapèze qui poussent le regard vers le haut du temple et, au-delà, vers les cimes découpées de la montagne à l’horizon. L’esprit se délecte de cette trinité rationnelle des trois fenêtres, du soleil qui les découpe et de l’ombre qui les contraste.

Un monolithe taillé au carré se dresse face à la fenêtre centrale ; il servait à viser le soleil ou quelques étoiles selon les saisons. Deux niches fermées prolongent les trois fenêtres ouvertes sur le vide.

Les pierres des murs sont curieusement taillées, sans symétrie, comme les pièces d’un puzzle. Les blocs sont loin d’être égaux. Ils sont tous de grosseur différente, simplement ajustés à la forme manquante. Le temple domine la place centrale et, plus loin, la vallée de l’Urubamba. Il est vraiment le balcon du site, proche de la roche sacrée où l’on tentait d’attacher le soleil chaque année au solstice d’hiver.

L’Intiwatana est sculpté dans la roche affleurante, au sommet du site. On dit qu’à cet endroit se croisent exactement la ligne nord-sud qui relie les pics du Wayna Picchu et du Salcantay, et la ligne est-ouest entre les pics Wakay Wilka (traduit en espagnol par « Véronica ») et San Miguel. Un vieux gardien un peu simplet, qui glousse au lieu de parler, s’amuse à montrer aux touristes comment prendre en photo le reflet de la flèche de pierre dans une flaque d’eau de pluie, ou le sommet du Wayna Picchu en alignement avec elle.

Le site nous offre d’autres images liant la nature environnante au travail architectural de l’homme. Ainsi ces pierres « sacrées » taillées selon la forme de l’horizon montagneux, comme un écho du paysage. Les toits des maisons d’habitation, dans le quartier bas, reproduisent les angles de la chaîne montagneuse en face.

Ce rythme des toits en triangle, aujourd’hui squelettes sans chaume, ces ouvertures dans les ruelles qui projettent au sol leurs taches de lumière et d’ombre alternées, cette mathématique des blocs superposés, carénés, alignés, est une joie pour l’œil, un piment pour la raison. Il en émerge une sérénité supérieure : celle de l’ordre humain habilement imposé au foisonnement sauvage.

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Max Milan, La somnambule funambule

Ce roman commence noir, comme la ville en hiver ; nous entrons dans le spleen de Paris, la mansarde de Baudelaire. Un temps de flottement au premier tiers et puis ça prend, comme une mayonnaise. L’histoire embraye et le lecteur s’attache aux personnages, voyant ceux qui se croient avec les yeux voltairiens de l’auteur et mesurant l’ignoble veulerie des bourgeois cultureux avec sa langue directe et simple, sans familiarité inutile. Max Milan n’est pas Céline, mais il s’en approche par le cynisme anarchiste avec lequel il observe ses contemporains. Son roman, qui raille les branchés nantis parisiens, fait du bien.

Sandra est une jeune Ukrainienne blonde et physiquement épanouie qui a appris la danse à Kiev. Elle vient poursuivre des études à la Sorbonne-Nouvelle pour étudier les langues. Lors d’une audition pour intégrer le corps de ballet du chorégraphe snob parisianissime Cristobald Gonzalès de la Patam, elle se voit moquer ouvertement par ce xénophobe mondain aux origines douteuses et aux perversions infantiles manifestes. Elle se sent humiliée de devoir danser nue et accroupie par ce sadique tortionnaire de la gauche culturelle. « Ce qu’on attend de vous, c’est d’être un bon instrument. Si on vous demande de pisser sur scène, vous pissez (…) si on vous ordonne de boire du pipi à même le sexe d’un danseur, vous buvez » p.17. Ne croyez pas à l’exagération, le fin du fin de l’art chorégraphique à la pointe de la mode est la transgression de tous les tabous les plus intimes, la vautrerie dans la merde, la pisse et le sang – juste pour épater le bourgeois et le rendre coupable d’aimer le Beau. Cela sous l’œil bienveillant et la main subventionneuse du ministère de la Culture devenu ministère de la Fête, à la tête duquel le président mollasson-socialiste a nommé une égérie aux robes très courtes qui montre à l’envi ses jambes. Suivez mon regard…

Sandra n’a pas d’amis à la Sorbonne, décrite telle qu’elle est : « de grands couloirs glacés ; des toilettes aux murs couverts de graffitis obscènes, des secrétaires rébarbatives qui taisent soigneusement l’information qui vous serait utile, des salles de classe vides parce que l’heure du cours a changé sans que vous soyez prévenus, des visages fermés, un conformisme vestimentaire qui tend, comme les couleurs sur les murs, au monotone et à l’ennuyeux » p.23. Elle n’a que peu de choses à voir avec ces gens d’avenir. Même avec Chloé, qui veut être « supercopine » avec elle – mais pour la cuisiner et pouvoir la critiquer sur les réseaux sociaux avec les autres. Plus les termes sont enflés, plus pauvres sont les réalités…

Lucas l’enfantin speedé aux cheveux oranges et son copain Sidi qui considère que toutes les femmes doivent être traitées « comme des chiennes » (p.46) l’invitent à une « mégateuf » dans un squat de Montreuil où officie Foufoun, un faux Camerounais né à Sarcelles. Le squat de Maliens immigrés clandestins, soutenu par les zassociations habituelles de bien-pensants à la conscience coupable, sert de couverture à un gros trafic de haschich, cannabis, cocaïne et pilules diverses – que Lucas et Sidi utilisent pour ravitailler leurs copains. La « mégateuf », c’est beaucoup de bruit, d’alcool et de drogue, avec du sexe dans les coins. Les filles qui viennent là savent qu’elles vont de faire « déglinguer », terme favori de Foufoun qui joue volontiers les macs. Si Sandra y échappe, malgré le mélange savamment dosé de Mitrazapine et de Dronabinol censé la rendre inerte, c’est qu’elle possède un étrange pouvoir : celui de somnambulisme.

Dans cet état second, elle est suprêmement agile et n’a peur de rien, sorte de Batwoman sans conscience, fonctionnant avant tout par réflexe. Elle glisse entre les pattes des quatre qui voulaient la « défoncer » (autre terme choisi de Foufoun et ses potes) et s’enfuit, seins nus, dans Paris qui s’éveille. Elle regagne sans être vue, par les toits, sa chambrette mansardée chez la vieille schnock propriétaire Russe blanche Kloklochka. Apparemment, tout ce qui la trouble la fait somnambuliser la nuit.

Alors, lasse d’être constamment la victime d’une société parisienne aigrie qui en veut au monde entier, à commencer par son voisin, Sandra l’Ukrainienne, née dans une famille unie à la campagne, décide de se venger. Elle va passer par les toits pour observer Cristobald le méprisant mondain, Chloé l’égoïste bourgeoise maquée avec un Noir ouvrier pour faire bien, et voir si quelqu’un ne pourrait pas être ami avec elle. Tel Michel, avocat international qui croit devoir devenir fou (au point de se faire volontairement interner) avant de la rencontrer. Cette partie du roman est la plus réjouissante, la satire sociale des artistes, des flics, des psys, étant sans appel. Tous veulent déconstruire le réel pour composer leur réalité moralement acceptable – que les gens doivent s’inculquer sous peine d’être soumis aux foudres de la loi.

Les inventions de douce vengeance de Sandra par les toits sont cocasses et sans gravité autre qu’à l’ego des vaniteux visés. D’autant que le somnambulisme a deux faces : l’une noire et vengeresse, l’autre blanche et amoureuse. Comment, tombée dans la piscine et coulant à toucher le fond, donner ce coup de talon salvateur qui vous propulsera à nouveau vers la lumière.

Je ne vous dis pas tout, il faut bien un suspense. Mais ce qui a commencé noir se termine clair – loin de la « France moisie » chère à l’un de nos crocodiles cultureux qui a fait jadis la pluie et le beau temps littéraire avant de sombrer dans un contentement de soi pompeux étalé sans vergogne sur France-Culture.

Nous sommes dans la bonne aventure urbaine, dans la critique sociale, dans le cynisme philosophique. C’est à la fois salubre et réjouissant, sans message politique autre que celui que chacun pourra en tirer. Mais il passera auparavant un bon moment de lecture.

Max Milan, La somnambule funambule – Les sept chambres de Sandra, 2017, PhB éditions, 167 pages, €12.00

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