Musulmans, Chrétiens et Juifs caraïmes de Crimée

Compliquée, la Crimée… Quittant Chersonèse et ses baigneurs, le bus nous mène à une heure et demie de là pour déposer nos bagages dans notre nouveau gîte. Il s’agit d’une ancienne capitale tatare, Bakhtchisaraï, réduite aujourd’hui à un gros bourg. Nous y déjeunons dans le restaurant musulman qui se fait appeler ingénument Karavansérail. Il y a bien sûr prohibition sur l’alcool, mais une bière plus chère est disponible, la Baltika désalcoolisée. Le prétexte religieux sert aux petits bénéfices.

panneau interdit alcool tatars musulmans

Nous y gobons les salades habituelles, chou, tomate concombre, puis nous sont servis des beignets au fromage et des mantek, gros raviolis au mouton haché et oignon. Ils sont gras et la pâte est trop peu abaissée, ce qui donne une consistance pâteuse à l’ensemble. Mais le gras et le pâteux sont les goûts de ceux qui ont un jour manqué. La sensation d’avoir du riche, et plein la bouche, est un plaisir que notre génération ne peut pas connaître.

monastere dormition chufut kale

Nous montons ensuite visiter l’antre des « troglomoines ». Leur monastère de la Dormition et leur église sont creusés dans la falaise d’une vallée secondaire. Pour leur confort, ces moines gras ont cependant fait bâtir un nouveau logement de bois à l’extérieur, un peu plus bas. Le site attire de nombreux touristes, presque tous venus d’Ukraine et des autres républiques de Russie.

monastere dormition chufut kale b

Deux couples d’allure hippie, à sac à dos et guitare, viennent par exemple de Saint-Pétersbourg. Ils traînent avec eux deux enfants d’environ 8 ans, dont un gavroche des villes, maigre blondinet bronzé par le grand air sous une salopette en jean de marque Gee-Jay. En Russie, pratiquement tous les jeunes garçons portent des vêtements Gee-Jay. « C’est confortable, à la mode et, ce qui est le plus important, pas cher », disent les consommateurs. Le gavroche blond s’élance sur les marches, observe, redescend, court de ci delà, entraînant son copain, empli d’énergie d’avoir quitté les faubourgs citadins. Les parents semblent plutôt avachis et blasés, sous l’emprise des fumettes.

gamin russe torse nu en salopette

Nous longeons le chemin à travers bois qui débouche sur la pente d’en face, une fois le ruisseau traversé. Il monte jusqu’au village troglodyte fortifié de Chufut Kalé. Ce site a été bâti par les Caraïmes, une peuplade juive à demi convertie à l’orthodoxie – et rejetée par chacune des deux communautés. Nous entrons par la poterne sud, élevée au 14ème siècle, tout comme le rempart à meurtrières qui la protège. Un étroit couloir creusé dans le roc est flanqué de caves servant de postes de réserve. La porte était bien gardée. La rue « du milieu », qui monte sur le plateau, traverse des restes d’habitations et les ruines d’une mosquée, puis un mausolée du 15ème. La forme en octaèdre du bâtiment vient de l’architecture d’Asie mineure. Le mausolée recèle une tombe à inscription qui montre qu’il s’agit de la sépulture de Junik-Hanim, fille du khan Toktamich.

village troglodyte chufut kale

Chufut Kalé a été fortifié entre le 8ème et le 10ème siècle. L’historien géographe arabe Abulfedi, au 14ème siècle, décrit des Alains vivant là, une tribu d’origine iranienne proche des Scythes et ancêtres des Ossètes actuels. Ils cultivaient les fruits et la vigne sur les pentes des vallées alentour, avant d’être assiégé et pris en 1299 par le Tatar Bey Yashlavski. Tous les mâles au-dessus de 12 ans furent défoncés à l’épée puis égorgés, le reste de la population réduit en esclavage. Bakhtchisaraï est resté longtemps un marché aux esclaves renommé chez les Tatars ; très jeunes filles et garçonnets pour le plaisir y étaient très prisés. L’endroit a pris alors le nom de Kyrk-Er (40 fortifications). Le premier khan de Crimée, Hadji-Girey, en fit sa résidence fortifiée au 15ème siècle lors des guerres entre khans pour secouer le joug de la Horde d’Or. Les Tatars, plus portés au commerce qu’autarciques, ont migré vers Bakhtchisaraï à 3,5 km de là, plus accessible. Seuls les Caraïmes demeurèrent sur le plateau, renommant la cité « Chufut Kalé » : en turc « la cité des Juifs ». L’endroit, vu son isolement, comprit aussi une prison tatare. L’ambassadeur de Lithuanie, Lez, l’hetman polonais Potozkiy et Vasilli Griaznoi, un ex-favori d’Ivan le Terrible, ont langui ici, entre deux séances en chambres de torture. Le voïvode russe Vassili Cheremetiev a passé 21 ans dans le donjon.

gamin chufut kale

Les 18 hectares comprennent l’ancienne et la nouvelle cité, partagées par un mur et protégées par des fortifications. L’annexion de la Crimée par la Russie a fait déserter Chufut Kalé, qui perdait de son intérêt défensif, au profit de Bakhtchisaraï. En 1834, le maréchal français Marmont note que les Caraïmes habitent les 300 et quelques maisons de la citadelle mais descendent chaque jour à Bakhtchisaraï pour leur travail. En 1839, les missionnaires écossais Bonar et McCheyne racontent que 1500 Caraïmes vivent là. De faibles communautés caraïmes vivent aujourd’hui encore à Simferopol et à Lvov.

jeune couple russe forteresse chufut kale

Le plateau fut déserté en 1852. Le dernier résident caraïme a été un érudit, A.S. Firkovich (1786-1875), qui a publié les épitaphes médiévales (dont la plus ancienne remonte à 1203) et collecté d’anciens manuscrits, aujourd’hui à la bibliothèque publique de Saint-Pétersbourg. Sa maison sur deux niveaux, perchée à l’extrême rebord de la falaise, est devenue un café et une résidence pour colonies de vacances, dont nous rencontrons les jeunes en polo bleu France qui peuplent une partie de la cour où nous allons prendre le thé.

chapelle chufut kale

Firkovitch, nationaliste, a voulu à toutes forces prouver l’origine khazar des Caraïmes. Pour ce faire, il a parfois « corrigé » les dates écrites sur les manuscrits et sur les tombes dans ses publications, ce qui a donné une image exécrable de la théorie Khazar parmi les érudits. Cela ne signifie pas qu’il n’y ait pas un fond de vérité, mais difficile à prouver à présent. Une seconde théorie fait descendre les Caraïmes de marchands de Byzance, poussés ici par leur commerce sur la mer Noire. Leur trace la plus ancienne est dans le récit d’Aaron ben Joseph dans le dernier quart du 13ème siècle. Petahia de Regensbourg fait mention au 12ème siècle d’hérétiques juifs qui n’allumaient pas les chandeliers du Sabbat dans le « pays de Kedar ». Une troisième théorie stipule la conversion des locaux au « caraïsme » après l’invasion mongole, sous l’influence des nouveaux-venus de Byzance. Ceci pourrait expliquer la langue turque des Caraïmes du lieu, leur apparence tatare et leur mode vie, tout comme l’indépendance des Caraïmes de Chufut Kalé sous les khans tatars.

forteresse caraime chufut kale

Les pièces creusées à même la falaise côté vallées offrent une perspective vertigineuse, suspendue à une centaine de mètres du fond. Trois vallées profondes se rencontrent à cet endroit, faisant de cet éperon de falaise une forteresse naturelle que les hommes n’ont eue qu’à aménager. D’un côté on aperçoit Bakhtchisaraï, de l’autre la mer à l’horizon. De quoi voir venir les ennemis de loin et se cacher à temps, hommes et bêtes confondus, dans les entrailles de la montagne. L’écho de ces pièces troglodytes est agréable et Natacha nous régale d’une chanson russe de sa voix chaude, « moïa graya » dans l’une d’elle. Juste avant que ne surgisse une guide « à la russe », pète sec, autoritaire, formatée à l’ère soviétique, qui déclare : « Les autres occupants » – nous – « sont priés de quitter la place après avoir vu, chacun son tour » !

vallee caraime chufut kale

Heureusement, d’autres touristes ne sacrifient pas à la visite de groupe. Ce sont des familles aux petits cent fois pris en photo dans toutes les positions, devant tous les points remarquables, par les parents ébahis de leur progéniture. Ce sont des jeunes en bande qui se photographient dans des poses avantageuses ou à la mode pour épater les copains restés en ville. Ou encore des gamins émancipés qui grimpent partout, intenables, infatigables, alors que les fillettes restent sagement près des parents, effarouchées par tout ce mouvement et ce vide qui fait peur. Ou aussi des jeunes filles aux claquettes inadaptées aux pierres lisses du chemin et qui ont décidé de marcher pieds nus. C’est une fois de plus toute une sociologie de la Russie en vacances qui s’offre aux regards de qui veut l’observer. L’atmosphère est familiale, disciplinée, bon enfant – traditionnelle au fond, sans remise en cause des sexes ni féminisme – mais avec cet air de liberté récemment acquise qu’avaient les Italiens dans les années 50.

fille ensandales sur les pierres chufut kale

Nous reprenons à la descente le chemin forestier qui, puisqu’il mène aux ruines, est parsemé de stands d’artisanat de bois, de bijoux, de croix de baptême, de miel de la montagne, de tisane d’herbes alentour, de romarin, de noix, de tout ce qui fleurit lorsque quiconque est disposé à dépenser.

Nous dînons tatar dans notre gîte, sous la tonnelle du jardin. Aux poivrons grillés à l’huile succède du « délice de l’imam », ces aubergines frites farcies d’une purée de tomate et d’oignon aux épices, puis des frites, « courantes ici » nous dit Natacha, des champignons frits eux aussi, du genre trompettes de la mort, enfin des fruits. C’est délicieux.


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