Articles tagués : angles

Peter Tremayne, Le châtiment de l’au-delà

peter-tremayne-le-chatiment-de-lau-dela

Comme nous voici en décembre de l’an 666, l’action ne pouvait avoir pour protagoniste que la Bête, celle dont le chiffre apocalyptique selon saint Jean est justement 666. La Bête, c’est le Diable mais pour un réaliste comme Peter Tremayne, éminent celtisant, comme pour ses héros sœur Fidelma et son compagnon Eadulf, formés au droit irlandais et à la rhétorique aristotélicienne, le Diable peut prendre toutes les formes. Les abysses du cerveau humain recèlent un inévitable réservoir d’angoisses, de passions cachées, de traumatismes d’enfance qui se manifestent à l’âge adulte par de la rigidité, de la haine, de la superstition…

C’est ainsi qu’un message enjoint Eadulf à passer le jour de Yul avant minuit à l’abbaye d’Aldred, perdue dans les landes désolées du royaume des Angles. Yul sera christianisé en Noël, il était la fête païenne du soleil qui remonte sur l’horizon et de la vie qui renaît. Ce royaume des Angles est le sien, il en était gerefa héréditaire (magistrat) avant d’opter pour entrer dans les ordres. Le message provient d’un ami d’enfance devenu moine. Entre deux missions frère Eadulf, accompagné de sœur Fidelma de Cashel, sœur du roi de Muman, tente de joindre l’abbaye. Mais les éléments comme les hommes cherchent à les en dissuader. L’hiver de l’est irlandais est rude et la neige gelée balaye en rafale les chemins, cachant les pièges du marais, glaçant les corps emmitouflés de capes, désorientant les poneys à longs poils qui ne voient guère à plus de deux mètres devant eux.

Nos héros sont compagnons, ce qui signifie en droit irlandais qu’ils se sont mariés à l’essai pour un an renouvelable. Bien que religieux, ils en ont le droit, même si Rome n’aime pas ça et cherche à briser cette coutume qui attache au local plutôt qu’à l’universel romain et rend devoir à la famille avant l’obéissance au Pape. Le mariage des prêtres ne sera formellement interdit qu’au deuxième concile du Latran en 1139. Les îles de Grande-Bretagne n’ont été christianisées qu’une génération plus tôt que le temps de notre histoire et les royaumes ne sont pas stabilisés. Règnent les clans et les allégeances féodales ; le droit est souvent celui du plus fort et les intrigues politiques ne cessent de fleurir.

C’est dans ce panier de crabes que tombent nos deux héros. L’abbé Cild est un paranoïaque aigri (pléonasme) dont le jeune frère a été préféré pour succéder à son père dans la charge de thane (noble). Une traîtrise a fait considérer le thane comme félon lors d’une guerre et la terre a été confisquée par le roi, qui ne demandait que ça. Chacun cherche alors ses alliances pour retrouver son statut. Et il se passe de drôles de choses dans l’abbaye d’Aldred. L’ex-épouse de l’abbé, prise à 14 ans parce qu’elle aurait pu lui apporter apanage, a disparue dans les marais. Depuis, flottent sur les eaux ces frissonnant feux follets qui sont, dit-on, les âmes errantes des êtres péris de mort violente qui cherchent à se venger. L’abbé est terrorisé par ces visions. D’autant qu’on aperçoit une femme en robe rouge et parée de bijoux dans l’enceinte de cette abbaye pourtant interdite à toute femelle, selon la nouvelle règle de Rome.

Ne voilà-t-il pas que sœur Fidelma, clouée au lit par un refroidissement, se voit accusée de sorcellerie par l’irascible abbé ? Il s’apprête à la faire pendre sans jugement. Qui est ce barbare qui surgit à la porte de la chapelle, dans l’abbaye forteresse bien gardée la veille de Noël, pour lancer un défi antique ? Pourquoi des pillards déguisés en moines écument-ils la campagne, massacrant femmes et enfants et pillant les fermes ?

Ce sont ces embrouillaminis compliqués que sœur Fidelma et frère Eadulf devront détricoter s’ils veulent avoir la vie sauve, l’âme en paix et s’ils servent la justice immanente. Ce ne sera pas sans coups de théâtre, même si ce roman est un peu moins réussi que certains précédents. L’atmosphère du temps y est particulièrement bien rendue. Sous la neige, sur le chemin qui longe les marais où des bulles de méthane crèvent l’immaculé, la rencontre d’un couple de loups hurlant de faim fait apprécier par contraste la ferme de bois où brûle un bon feu, garnie de réserves pour les mauvais jours.

Peter Tremayne, Le châtiment de l’au-delà (The Haunted Abbot), 2002, 10/18 2008, 346 pages, occasion

e-book format Kindle, €10.99

Catégories : Irlande, Livres, Romans policiers | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , ,

Claude Simon, Le jardin des plantes

claude simon le jardin des plantes
Du jardin des plantes à Paris, vous saurez peu, l’auteur ne l’évoque que succinctement, et surtout sur la fin. Peut-être pour dire que le roman est moins « un miroir promené le long d’un chemin » comme le voulait Stendhal qu’un jardin, organisé mais touffu, sauvage mais apprivoisé, nature mais reconstruit, « un spectacle chaque fois différent pour le promeneur qui parcourt ses allées ».

Derrière le structuralisme, grande pensée figée de l’époque, platonisme rêvé de la structure, le « nouveau » roman se veut sans sujet et sans histoire : il se contente de décrire le symbolique, les relations des êtres et des objets entre eux. D’où ces descriptions maniaques et interminables, Robbe-Grillet passant deux pages sur une poignée de porte, Simon étudiant chaque boursoufflure du cheval mort… Mais le structuralisme a passé, comme le dogmatisme marxiste qui suivait le fusionnel citoyen, après l’inquisition catholique. Claude Simon réintroduit le sujet et l’histoire dans le roman.

Miracle, cet opus est devenu lisible. Oh, certes, le lecteur subit encore cette potacherie de vieille coquette qu’est le texte inséré dans le texte, en carré, en diagonale, en double colonne, en retrait, ou ces listes d’œuvres de peintre – mais les trois-quarts du texte se présentent comme une suite, parfaitement accessible, bien que fragmentée et encartée d’extraits de romans de Proust ou Dostoïevski (ses auteurs de prédilection, grands rivaux) ou du journal de Rommel.

Car la mémoire, selon l’auteur, n’est pas une photographie mais une impression. Comme le peintre, l’écrivain impressionniste suggère plus qu’il ne livre, il multiplie des angles selon les années qui passent, retrouve, retaille, oublie. Ce n’est pas pour rien qu’une citation de Montaigne, en exergue du roman, évoque une existence dont « nous ne délibérons qu’à parcelles ». Car « chaque pièce, chaque moment fait son jeu ». Comme les cages des fauves dans le jardin, ou les plantes ramenées ici dans un certain ordre mais que le promeneur découvre seulement par son propre itinéraire, chaque jour variable, comme un jeu associatif.

Qui aura lu d’autres livres de Claude Simon y retrouvera ses obsessions : l’inepte « guerre » de 40 à cheval tandis que Rommel fonce avec ses chars, l’évasion du camp de prisonniers, le Comandante italien qui livre à l’Espagne anarchiste des armes d’un cargo norvégien, divers voyages en Inde, à New York, dans l’URSS de Gorbatchev, une interview au Figaro de 1990 sur « la peur » et l’œuvre, le bain forcé enfant dans un bassin de square, la mort de sa mère, le collège et le manquement en athlétisme, la première expérience sexuelle à 16 ans avec une anglaise à Cambridge après un premier essai où seule la culotte fut enlevée… N’écrit-on que sa vie ? L’auteur déclare que « le seul véritable traumatisme qu’il est conscient d’avoir subi (…) fut (…) ce qu’il éprouva pendant l’heure durant laquelle il suivit ce colonel, vraisemblablement devenu fou, sur la route de Solre-le-Château à Avesnes, le 17 mai 1940, avec la certitude d’être tué dans la seconde qui allait suivre » p.1064 Pléiade. Ce fut le colonel qui fut tué.

Il monte son roman comme une pâtisserie, par associations, glissements, contrastes, répétitions, variantes. La fin se termine même en plan numéroté de cinéma, comme si la littérature devenait désormais impuissante face à l’image animée, d’une plus grande force de communication.

Le prix Nobel de littérature obtenu en 1985 a lâché les hyènes du décorticage critique sur cet auteur difficile. Qu’apportent-ils de neuf qu’une lecture amateur et bienveillante ne pourrait livrer ? Nul besoin de glose préalable pour lire, nul besoin de cuistres pour vous dire ce qu’il faut en penser. Ne soyez pas impressionnés, lisez.

Nul doute que ce roman couronne son œuvre – et son existence. On ne peut faire un récit exact de sa vie, mais seulement une reconstitution romanesque. Bien que l’existence soit sans cesse en mouvement, la mémoire n’en retient que quelques images fortes, liées aux émotions – dont la plus puissante est la crainte de la mort. D’avoir été près de mourir, ou confronté à la mort, fait voir immédiatement le monde plus beau.

Peut-être est-ce là l’ultime leçon de ce vieil écrivain né en 1913, qui avait 84 ans à la parution du Jardin des plantes.

Claude Simon, Le jardin des plantes, 1997, éditions de Minuit, 377 pages, €22.40
Claude Simon, Œuvres 1, Pléiade Gallimard 2006, 1583 pages, €63.50

Les œuvres de Claude Simon chroniquées sur ce blog

Catégories : Livres | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,