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Giovanni Guareschi, Don Camillo à Moscou

Tous les moins de 50 ans connaissent Don Camillo, incarné au cinéma par Fernandel dans une série de films culte entre 1952 et 1970. Don Camillo est un prêtre de paroisse qui s’oppose au maire communiste Peppone, mais à l’italienne – avec sentiments, fraternité et combinazione. Tous deux ont fait la guerre contre les fascistes et restent copains malgré leurs divergences idéologiques. L’auteur est carrément du côté catholique et se moque avec humour du communisme en marche, qui veut devenir religion à la place de la religion.

Don Camillo, en ce dernier opus de la série, connaît son point d’orgue. Un soir, en catimini, Peppone, artisan mécanicien devenu maire communiste, vient le voir au presbytère pour demander conseil. Il a joué au Totocalcio (le loto-foot de l’époque) et a tiré le numéro gagnant de dix millions de lires ! Mais c’est très mal vu pour un prolétaire communiste de jouer à des jeux d’argent capitalistes, et il ne peut décemment devenir riche en restant au Parti. Surtout que la rumeur commence à se répandre que le joueur a laissé un faux nom qui est l’anagramme de Giuseppe Botazzi, alias Peppone. Il demande au curé d’aller retirer le gain à sa place.

Un an plus tard, Peppone est élu sénateur ; il a empoché les millions… mais les mal placés auprès d’un financier véreux et s’est fait gruger : c’est ça le capitalisme, quand on n’y connaît rien. Lorsqu’il revient voir Don Camillo, piteux, le prêtre en profite. Le sénateur doit sélectionner les dix meilleurs communistes d’Italie pour un voyage d’une semaine en URSS, la glorieuse patrie du socialisme en plein essor, qui a déjà envoyé un satellite dans l’espace, puis une chienne, et est en plein grands travaux pour détourner les eaux de la mer d’Aral afin d’irriguer les champs de coton et de planter du maïs. Nous sommes sous Khrouchtchev, qui a déstalinisé le pays et deserré l’autoritarisme du Parti, tout en maintenant ferme la direction idéologique. Mais tout reste centralisé, fonctionnarisé, contrôlé.

Ce pourquoi le camarade Don Camillo, déguisé en typographe prolo méritant Tarocci Camillo, part en URSS avec Peppone et huit autres camarades, et l’autorisation de son évêque. Il n’aura de cesse de mettre en évidence pour le groupe les contradictions flagrantes entre la théorie du Parti et la réalité du pays. Il a déguisé son missel latin en Pensées de Lénine et ne cesse de le consulter. Il a cependant lu tout ce qu’il pouvait sur Marx, Lénine et Staline, ces trois piliers du communisme soviétique, et les cite à bon escient.

Les propagandistes qui leur font le voyage les abreuvent de statistiques, les chiffres étant plus falsifiables que les choses. Ils visitent une usine de tracteurs – dont certaines pièces sont défectueuses, incident signalé mais pas corrigé, car attendant le feu vert d’une commission à Moscou qui ne donnera pas son verdit avant une année. Ils visitent un kolkhoze dans la boue, avec les tracteurs et machines agricoles dont personne ne s’occupe, restant à rouiller dans les champs, tandis que d’autres machines sont conservées flambant neuves et inutilisées dans un hangar. Tout est à l’avenant. Si la viande est bonne, elle est rare, et la sempiternelle soupe aux chou-pomme de terre est lassante. Seule la vodka coule à flot et se boit comme de l’eau, faisant révéler les dessous des pensées communistes – impeccablement rouges à jeun, amèrement petite-bourgeoises saoul.

C’est drôle, édifiant, réaliste. Don Camillo n’est pas méchant, mais féru de vérité. Or le communisme est une illusion. Dieu existe toujours dans les esprits des gens. Des Italiens, restés après avoir été faits prisonniers durant la guerre, veulent retourner en Italie tant l’avenir radieux ne leur convient plus, et Camillo les aide. Au retour, l’évêque en est effaré : « Ce n’est pas possible! Conversion du camarade Tavan, conversion du camarade Gibetti, libération du camarade Rondella, élargissement du Roumain de Naples, messe et communion pour la vieille infirme polonaise, célébration du mariage entre la fille et l’ancien soldat, baptême de leurs six enfants, confession de l’expatrié et sa réhabilitation, messe des morts au cimetière. En outre dix-huit absolutions in articulo mortis. Par surcroît tu es devenu chef de cellule ! Et le tout en six jours seulement, et dans le propre pays de l’Antéchrist ! » Don Camillo s’est reposé le septième jour, comme Dieu après sa Création. Tel est l’humour de Guareschi, qui demeure.

Car le communisme a cédé la place à une nouvelle religion, l’adoration de Gaïa, la lutte contre le démon qui souffle le chaud et le froid sur le climat, et la décroissance néo-prolétaire face aux néo-bourgeois toujours « capitalistes », blancs, mâles, dominateurs, impérialistes, coloniaux, machos (etc…). Les Don Camillo, plus forcément chrétiens, mais aptes à penser par eux-mêmes pour résister aux sirènes de la pensée Panurge, sont toujours nécessaires.

Giovanni Guareschi, Don Camillo à Moscou (Il compagno Don Camillo), 1963, J’ai lu 1972, 307 pages, occasion de €19,44 à €48,80 selon disponibilités

DVD Don Camillo – L’intégrale (5films dont Don Camillo en Russie), avec Fernandel, Gino Cervi, Gastone Moschin, Lionel Stander, Vera Talchi, StudioCanal 2018, 8h37, €19,99

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Arrogance de cour

Le rapport de la commission Duclert sur la France et le génocide rwandais de 1994 est disponible pour tout public. Il jette un pavé dans la mare. Ce qu’il dit des circonstances de l’intervention de la France au Rwanda intéressera les protagonistes et a déjà été détaillé par les médias. Ce qui m’intéresse est plutôt le fonctionnement de la « démocratie » républicaine. Là, c’est la cata : un roi en sa cour, coupé du monde et isolé dans ses certitudes. La politique comme un grand jeu véhiculée par des mythes (les ethnies, Fachoda, l’emprise américaine), les gens sur le terrain réduits à leur condition d’objets : racisme envers les Noirs et obéissance doigt sur la couture du pantalon pour militaires, diplomates et chercheurs. Le pire de la France, le pire de la gauche, le pire de Mitterrand.

Où est la « démocratie » dans l’absence abyssale du Parlement ? Où est la république dans le trust de la politique étrangère par le seul président ? Où est la raison dans la fièvre idéologique qui aveugle sur ce qui se passe vraiment ? « A la faillite de l’État savant, s’ajoutent les écarts à la norme administrative et éthique qui finissent, lorsqu’ils deviennent fréquents et admis, à entraîner des violations de l’État de droit », est-il écrit dans le rapport. Gouverner, c’est prévoir : là rien n’est prévu. Présider, c’est avoir une hauteur de vues : là personne n’est écouté. Intervenir, c’est avec des objectifs précis et des ordres nets : là, c’est le grand flou ignorant ou gêné. C’est « une constante française, dit le rapport, celle de ne pas poser de mots sur une politique et de ne pas formuler d’objectifs clairs. Une partie de l’explication tient au fait, qu’à aucun moment, une interrogation globale sur la politique militaire française au Rwanda n’est assumée. En effet, les différents acteurs n’ont pas l’occasion de s’interroger sur le caractère atteignable des objectifs et sur la possibilité de mettre des moyens pour y répondre, afin de contribuer efficacement à donner au pouvoir politique les moyens intellectuels dont il a besoin pour affiner sa réflexion et sa décision. »

Aucun contre-pouvoir n’est toléré sous François III, les ministres ferment leur gueule ou s‘en vont, même en cohabitation royale avec un premier ministre chiraquien, le pouvoir élyséen était trop puissant pour se rééquilibrer. Jusqu’au comportement mafieux : « Ces responsabilités sont politiques dans la mesure où les autorités françaises ont fait preuve d’un aveuglement continu dans leur soutien à un régime raciste, corrompu et violent. La Commission a démontré l’existence de pratiques irrégulières d’administration, de chaînes parallèles de communication et même de commandement, de contournement des règles d’engagement et des procédures légales, d’actes d’intimidation et d’entreprises d’éviction de responsables ou d’agents. Les administrations ont été livrées à un environnement de décisions souvent opaques, les obligeant à s’adapter et à se gouverner elles-mêmes. »

Aucun diplomate n’est lu et quiconque élève une voix discordante se voit sanctionné dans sa carrière. « Les diplomates épousent sans distance ou réserve la position dominante des autorités, et une administration imperméable aux savoirs critiques dont ceux de la recherche ou même ceux produits dans le périmètre du Quai comme les analyses du CAP », note le rapport. Antoine Anfré, jeune stagiaire qui avait émis un avis différent est sanctionné dans sa note administrative. Or, écrit le rapport (et cela demeure valable aujourd’hui, « répondre à une notation vexatoire n’est pas conseillé. La réaction de l’agent à cette situation contribue même à l’évaluation de son profil et aux garanties que la hiérarchie souhaite obtenir sur la loyauté des cadres – celle-ci s’entendant généralement sous l’angle de la soumission. »

Aucun militaire n’est cru, même les agents de la DGSE pourtant sur le terrain, tant « il faut » à tout prix, quoi qu’il en coûte, désigner les coupables a priori, les Tutsi « étrangers » du parti d’opposition réfugiés et forcément aidés par l’Ouganda voisin. « Entre le colonel Sartre et l’amiral Lanxade, deux conceptions de l’injonction de regarder s’opposent manifestement. Le premier s’applique à regarder la réalité du terrain, qui est d’une difficulté sans nom, le second s’emploie à faire voir une réalité attendue », relate le rapport. Au mépris des faits, sourd aux avertissements, aveugle aux réalités. « La faiblesse des contre-pouvoirs est aussi liée à une forme de faillite intellectuelle des élites administratives et politiques dans leurs entreprises de définition d’une stratégie française au Rwanda », écrit implacablement le rapport.

« Cette faillite a plusieurs causes, disent encore les rapporteurs : organisation des administrations, difficulté à faire émerger des opinions discordantes sans risque pour ceux qui les porteraient, pesanteur générale des représentations concernant cette région de l’Afrique et les enjeux qui lui sont propres mais aussi des préconceptions globales concernant les pays africains, une crise de la pensée française qui s’empêche de concevoir la réalité du Rwanda et lui en substitue une autre ». C’est curieux, en lisant cela le lecteur se prend à penser à aujourd’hui.

La gestion de la crise pandémique n’est guère meilleure que celle du Rwanda. Peut-être connait-on un président moins royal et une cour moins sectaire, mais les administrations restent tout aussi formalistes et bureaucratiques, les opinions discordantes sérieuses sont tout aussi déconsidérées, ceux qui les portent tout aussi mis à l’écart et les représentations du virus tout aussi ancrées dans les biais et les préjugés. Le Coronavirus, comme le Rwanda, suscite la même crise de la pensée française. « D’importantes questions, cruciales même, se posent sur la collecte et les circuits d’information, sur le rejet des analyses dissidentes et des savoirs indépendants, dont ceux des chercheurs et universitaires, sur le poids de représentations fermées et unilatérales, sur la situation d’impensé du processus génocidaire, sur les choix d’occultation versus médiatisation, sur les actes d’hostilité conduits contre les institutions prônant une autre politique, sur les procédés de marginalisation de celles qui contesteraient les processus unilatéraux de décision. Ces questions se posent aujourd’hui », rappelle le rapport sur le Rwanda.

La différence entre 1994 et 2020 réside dans l’Internet, les réseaux et les médias en continu. Par leur acharnement de roquets, leurs courtes vues et leur véhémence de procureurs férus de « principes » abstraits et de yakas péremptoires, ils empêchent de penser – si jamais il restait de vrais intellos pour le faire. Je n’en vois pas beaucoup. Ou ils se taisent, prudents devant la diversité des chiennes de garde et autres dénonciateurs prêts à dégainer les premiers au cas où l’on oserait contester ce que l’on « doit » penser sur le moment. Qu’on se souvienne de l’ineptie hydroxychloroquine, vantée par un éminent professeur de Marseille « à la télé » (donc c’est vrai). Ceux qui émettaient des doutes risquaient d’être lynchés. Dans l’autre sens, les Complotistes permanents (cela semble un trait de tempérament) doutaient de tout ce qui était officiel pour se ruer sur tout ce qui était farfelu (donc non officiel), jusqu’à ce que le Clown en chef de cette bande négationniste aille jusqu’à prôner officiellement « à la télé » (donc c’est vrai) qu’on inocule de l’eau de javel dans les poumons des covidés – puisque ça désinfecte, hein ? Les morts étaient niés, les mesures barrières étaient vues comme d’inacceptables restriction à la liberté absolue de ces libertariens de théorie (qu’on les lâche dans la jungle sans Etat où règne la démerde perso et la loi du plus fort, ils viendront bientôt supplier qu’on les reprenne en société !)…

L’une des conclusions du rapport : « La responsabilité éthique est posée lorsque la vérité des faits est repoussée au profit de constructions idéologiques, lorsque des pensées critiques qui tentent de s’y opposer sont combattues, lorsque l’action se sépare de la pensée et se nourrit de sa propre logique de pouvoir, lorsque des autorités disposant d’un pouvoir d’action réelle renoncent à modifier le cours des événements. » Ainsi du juridisme pointilleux opposé au « nous sommes en guerre », du pouvoir abandonné aux « experts soignants » au détriment de la politique – la gestion de la cité -, de la démission française sur l’Europe malgré le « quoi qu’il en coûte ». L’arrogance est peut-être moins de cour, plus énarchique et diplômée, mais elle est là.

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