L’homme qui voulut être roi de John Huston

Daniel et Peachy, ex-sergents de l’armée des Indes de Sa Gracieuse Majesté, se disent que l’impérialisme a du bon. Dès lors, pourquoi ne pas se tailler eux-mêmes un royaume ? Ils savent la guerre – et les tribus anarchiques qui se combattent sans ordre au-delà de l’Afghanistan peuvent être unies comme Alexandre le fit, vers 300 avant notre ère. Le « Kafiristan » est ce pays au-delà des montagnes où le Macédonien épousa Roxane et où les religions sont multiples, non musulmanes (kafir = incroyant).

Rudyard Kipling en a fait une nouvelle, rêvant sur le moi et l’empire ; ses deux sergents se mettent en action. Daniel (Sean Connery) se déguise en moine gyrovague, amusant les passants pour mieux franchir les frontières sans attirer l’attention ; il est accompagné de son serviteur Peachy (Michael Caine), qui conduit les chameaux. Les deux ont dissimulé dans leurs bagages un lot de fusils Marini et les munitions ad hoc, de quoi assurer leur pouvoir sur les chefs là-haut, avides de vaincre leurs ennemis.

Ils ont rencontré le journaliste Rudyard Kipling (Christopher Plummer) lorsque Peachy a volé sa montre de gousset au guichet d’une gare, avant d’apercevoir la médaille maçonnique sur la chaîne. Il a alors œuvré pour rendre sa montre au « frère » et lui dévoiler sa même appartenance à la « Veuve ». Au départ de la caravane et des déguisés, Kipling donne cette médaille à Daniel pour qu’elle lui porte chance.

Le chemin est rude et initiatique : bandits, passages à gué, altitude, tempête de neige, crevasses. Un jour que les ponts sont rompus de part et d’autre, les deux amis voient leur mort prochaine. Réfugiés sous une avancée rocheuse, ils se remémorent leurs aventures jusqu’ici et avouent avoir bien vécu même s’ils n’ont laissé presque aucune trace. Leur rire sonore déclenche une avalanche qui, signe du destin, comble la crevasse qui les séparait du Kafiristan. Le paysage est tourné au Maroc, ce qui rend assez bien les étendues post-afghanes, mais pas leurs habitants ; dans le film, ils ont l’air trop arabes alors que les peuplades rencontrées par Alexandre avaient des traits caucasiens et que ses descendants (j’en ai vus) ont souvent les cheveux blonds. Mais comment demander à un Américain de connaître la géographie ?

Reste que l’aventure se poursuit avec les deux compères, à l’aise dans leurs rôles. Sean Connery a surtout ce côté british qui suscite l’humour. Le premier chef (Doghmi Larbi) auprès de qui ils sont menés après avoir sauvé les femmes du village d’un viol et massacre collectif par les jeunes du village voisin, est un rustre qui n’a que des ennemis. Ceux du village en amont pissent dans la rivière et polluent l’eau ; le chef du village amont dira la même chose du village encore plus haut… Aidés par un Gurkha népalais (Saeed Jaffrey) qui traduit plus ou moins les propos des uns et des autres, les deux s’installent dans leur rôle de conseillers militaires. Entraînement des troupes, disparates et assez stupides, mais obéissantes et ravies d’apprendre à se battre. Le chef offre un spectacle et les filles aux longs voiles dansent avec grâce. Mais pas question de les toucher, ni de boire de l’alcool, c’est dans le « contrat » que les deux associés ont signés avant de partir, avec Kipling le journaliste pour témoin. « Dis au chef que chaque fille est plus belle que la précédente et que nous ne saurions choisir. – Le chef dit que vous pouvez en prendre deux, trois ou quatre si vous voulez, les filles, ce n’est pas ça qui manque, il en a engendré deux douzaines. – Non, vraiment, nous avons promis de ne pas toucher une femme avant que les ennemis du chef soient vaincus. – Le chef dit très bien, mais il a aussi fait une douzaine de garçons, si vous voulez y goûter… » Ces mœurs afghanes sont réelles, mais présentées ici avec humour, comme en passant.

Lors d’un combat, Daniel est touché d’une flèche au cœur – mais il reste droit sur sa selle et continue le combat. La flèche, tirée d’un arc peu puissant, s’est fichée dans sa cartouchière, mais celle-ci est dissimulée par le vêtement et tous croient qu’il est invulnérable. Le voilà dieu : le digne descendant d’Alexandre le Grand, déifié pour avoir vaincu le Roi des rois, et qui avait promis, comme tous les conquérants, d’envoyer un fils lorsqu’il partirait. Le grand prêtre du culte local à Indra, le Dieu des dieux, convoque le proclamé dieu pour l’investir du rôle de Sikander, fils d’Alexandre. Le test est simple : renouveler le coup de la flèche et voir si l’humain meurt ou s’il est de la matière d’un dieu. Peachy bouscule l’archer, ce qui cause scandale, et le grand prêtre s’avance alors avec un poignard. Il découvre la poitrine de Daniel, immobilisé par deux gaillards… et trouve à son cou la médaille maçonnique, le compas et l’équerre avec l’œil au milieu. C’est le signe d’Indra, le signe laissé par Alexandre, gravé sous la pierre de l’autel sur la terrasse du temple. Daniel est bien le Sikander promis.

Il est donc roi et propriétaire de toutes les richesses accumulées dans le pays. Une caverne révèle les trésors fabuleux : coupes d’argent, pièces d’or à l’effigie du Macédonien, rubis gros comme le poing… Les associés sont riches ! Sauf que la mousson les empêche de partir et de franchir les cols ; ils doivent patienter plusieurs mois avant de réaliser leur rêve de possession.

C’est ce temps imparti qui va les perdre car le pouvoir monte à la tête, même si l’on a l’âme terre à terre. Lorsque Peachy est prêt, sa caravane chargée de trésors constituée avec son escorte, Daniel lui demande de patienter encore quelques heures pour être le témoin de son mariage. Il va rompre le contrat d’associé pour toucher une femme, ce qui va le perdre. Car les prêtres voient d’un mauvais œil le mélange du divin et de l’humain, l’engendrement d’un héritier plutôt que de le choisir – et la femme choisie par Daniel (Shakira Caine) parce qu’elle est prénommée Roxane… est terrifiée à l’idée d’être touchée par un dieu : ses croyances font qu’elle s’imagine partir en fumée. Au moment du baiser, après la bague au doigt, elle mord donc son partenaire et il saigne. Scandale clérical ! Il n’est donc pas un dieu ?

Fuite, bataille, les deux compères sont vaincus. Fin du royaume. Le leur ne sera pas de ce monde car ils ne s’en sont pas montrés dignes. Seul Peachy reviendra pour conter à Kipling l’histoire du déclin et de la chute de leur empire. Péché d’orgueil, tentation de la chair – ce n’est pas la soif d’or qui les condamne, mais la transgression de la morale chrétienne. L’impérialisme lui-même, péché anglais, n’est-il pas de même condamné ? La nouvelle de Kipling, publiée en 1888, le laisse transparaître.

Pour l’aneacdote, il est curieux que la droite extrême des années 1970, avec notamment Michel Marmin, ait encensé ce film : il assure le triomphe moral de cette morale chrétienne que ces néo-païens refusaient de toutes leurs fibres !

DVD L’homme qui voulut être roi (The Man Who Would Be King) de John Huston, 1975, avec Sean Connery, Michael Caine, Christopher Plummer, Saeed Jaffrey, Doghmi Larbi, Sony Pictures 2002, 2 h 3 mn, €7.99

La nouvelle de Kipling dans un recueil Folio


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