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Alexander Kent, Au nom du roi

En 1819, dernière aventure du capitaine de vaisseau Adam Bolitho, missionné par Leurs Seigneuries pour aller porter une lettre scellée à l’amiral commandant Freetown, dans l’actuelle Sierra Leone. Il s’agit toujours de la traite des Noirs, que le Parlement anglais veut interdire au nord de l’équateur, la traite restant permise au sud par compromis diplomatique après la chute de Napoléon, pour les empires espagnols et portugais.  Comme le passage de la Ligne est tout proche, nombre de commerçants britanniques, avides de fortune vite gagnée, tentent d’ignorer la loi et de poursuivre le trafic sous pavillon portugais. Bolitho porte des lettres commandant à l’amiral de traiter ce problème par tous moyens de force.

Le lecteur se trouve donc réembarqué sur l’Onward, une frégate à voiles, le meilleur des vaisseaux pour un capitaine selon l’auteur (et selon les dires du temps) car rapide et manoeuvrant tout en restant suffisamment armé. Le capitaine Bolitho, Vincent le second un peu amer de n’avoir pas obtenu de commandement à lui, Squire le lieutenant en second et le troisième lieutenant Monteith craintif donc criard et mauvais maître poussé à trop punir pour compenser ses insuffisances dans l’exemple. Sans compter les quelques aspirants, dont Napier, 16 ans, et le plus jeune de 13 ans, Walker, les marins spécialisés, le maître d’hôtel Jago, le chirurgien Murray, le bosco Drummond, le pilote Julyan, le charpentier Hall, le commis Vicary. Tout ce petit monde entassé dans la promiscuité dans un vaisseau de guerre se doit d’être connu pour être digne, reconnu pour être motivé. Bolitho, sur l’exemple de son oncle Richard, y excelle ; il l’a transmis à son pupille David Napier, aspirant sous ses ordres, qui l’imite.

Seul l’humain peut permettre des relations saines et une obéissance volontaire ; la punition en excès nuit et le mépris pire encore. Or il y a trop de cette morgue sociale dans la marine anglaise. Telle est l’opinion de l’auteur, engagé à 16 ans dans la Navy en 1940, et qui se met probablement un peu en scène sous l’uniforme de Napier – réduit à une simple chemise ouverte tant il fait chaud sous l’équateur. Comme lui, il a perdu un ami aspirant comme lui lors d’une bataille, et a pris son nom pour pseudo en guise d’hommage. Ainsi Napier perdra Howard. Comme lui il a peur dans l’imminence de l’action, mais sent « comme une main sur son épaule » le conseil de son mentor Bolitho de faire ce qu’il doit sans ciller. Comme lui il observe, il converse, il connaît les gens par leur nom. Outre l’action, c’est peut-être le meilleur de ces romans de mer qui s’achèvent avec ce tome. L’auteur est décédé en 2017 à 92 ans.

L’Onward entend le canon puis trouve une frégate détruite prête à couler avec un blessé grave qui ne prononce qu’un nom : « Ballantyne ». David Napier, qui a pris le temps d’écouter et d’accompagner à mourir, en est retourné. L’amiral qui l’interroge, n’en apprend pas plus mais envoie Bolitho, accompagné de son capitaine de pavillon Tyacke, porter vers un comptoir anglais tout nouveau, au sud, nommé New Haven (nouveau havre). Il est commandé par Ballantyne, aristocrate méticuleux qui aime les Noirs mais qui suscite des rancoeurs car il interdit la traite lucrative. L’Onward assiste de loin à la destruction complète d’un brigantin dont le dernier marin mourant ne prononce qu’un mot : « mutinerie ». Ce bis repetita fait un peu désordre dans le récit mais permet par allusions de comprendre vaguement de quoi il s’agit. Car l’auteur aime écrire par ellipse, laissant deviner plus qu’il ne dit, ce qui donne du sel à l’action, au demeurant féroce et courageuse comme il se doit. La mort prendra son lot, donc le jeune domestique noir de Ballantyne un peu plus jeune que Napier, qu’il a sauvé des trafiquants qui lui ont coupé la langue après autres sévices, et l’ami aspirant Howard, que Napier ne reverra plus.

Mission accomplie, le capitaine défiguré Tyacke, rencontré dans les précédents tomes, récompensé par une marque d’amiral, Bolitho de retour en Cornouailles où il retrouve son amour Lowenna, mais aussi l’un des premiers navires à vapeur. Ce n’est plus sa marine, ce sera celle de David.

Alexander Kent, Au nom du roi (In the King’s Name), 2011, Phébus Libretto 2021, 340 pages, €10.70

Les romans de mer d’Alexander Kent chroniqués sur ce blog

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Cienfuegos

Nous reprenons notre bus Agrale brésilien. Passe sur la route une charrette tirée par un âne avec trois générations cubaines dessus : le grand père à moustaches est en marcel blanc de campesino, le père porte une chemise de petit-bourgeois et de grosses lunettes à montures, le fils a le short et le débardeur lâche et coloré de sa génération. Les yeux brillants, la peau lisse, la tête se tournant vers tout ce qu’il y a à voir, la curiosité en éveil, c’est bien lui le plus beau.

Sergio se ressaisit du micro pour répondre à des questions silencieuses pour les passagers qui ne sont pas immédiatement derrière les profs du premier rang. « Oui, les gens se mariaient parce qu’ils avaient le droit d’acheter de l’électroménager. » Philippe, saisissant cette remarque au vol : « ben ils avaient qu’à divorcer quand c’était usé, ils se remariaient un peu plus tard, et hop ! » Françoise, intéressée : « ça coûte cher un divorce, à Cuba ? » Sergio : « 400 pesos. Les femmes coûtent toujours cher. Le prix est élevé pour ne pas encourager les divorces d’humeur ». Il ajoute : « les jeunes mariés, pour leur lune de miel, ont accès aux hôtels en dollars, comme les travailleurs méritants. » Donc faire un petit c’est un travail méritant ?

cienfuegos gamin

Sergio avoue des études universitaires d’anglais à La Havane, cinq ans d’université. Il a appris le français à l’Alliance Française. Très lisse, il esquive les questions polémiques ou gênantes et ne dit jamais plus qu’il ne faut. Tout a toujours l’air de devoir être retenu contre lui. C’est devenu une seconde nature. Tout ce qu’il qualifie « de droite » voit sa question réglée. Il n’y a pas à réfléchir mais à mettre de côté. « La vente des ordinateurs au privé ? » (encore une question invisible des profs ?) « ce n’est pas permis à Cuba. Il y a une taxe de 100% à l’importation. Seules les entreprises d’État et les administrations y ont accès. Internet existe depuis 1996 mais est peu répandu, les café Internet ouverts par le gouvernement sont à faible débit… et très surveillés. Il y a Internet dans le public mais les liaisons sont soumises à autorisation – ou clandestines (selon le site de la CIA, toujours bien informé, 4 fournisseurs d’accès Internet gouvernementaux existent à Cuba). Le téléphone ? Il y a en réalité 1,2 millions de téléphones pour 11,1 millions d’habitants (mais Sergio gonfle les chiffres par propagande officielle, comme d’habitude), surtout dans les entreprises. Depuis 1995, Cuba a signé une joint-venture avec les Mexicains pour développer le téléphone fixe. En avril 2001, la visite du Président chinois a conduit à accorder à Cuba 420 millions d’€ de crédits pour moderniser le réseau télécom et acquérir un million de téléviseurs fabriqués à Shanghai. Les particuliers qui veulent un téléphone doivent en « justifier le besoin par des attestations d’organisations publiques, associations ou syndicats ». Le téléphone mobile ? « Il concerne surtout les étrangers, les diplomates ou les commerciaux. Quelques régions touristiques sont reliées au réseau » – en gros 10% de la population. Cuba serait le 149ème pays (sur environ 195) en termes d’équipement mobile : l’accès au réseau cellulaire est vendu cher à Cuba et doit être payé en pesos convertibles. 1.6 millions de téléphones mobiles existeraient quand même en 2012 – la situation a explosé en quelques années, libérant un peu plus l’information et l’échange, minant un peu plus le paternalisme autoritaire à prétexte « révolutionnaire » des frères Castro. Des paquetes sont vendus sous le manteau, DVD reprenant des séries américaines et des extraits de journaux télévisés du monde extérieur; la censure laisse faire – tant qu’aucune info ne conteste la forme du régime… comme en Chine communiste.

Et le président François, hilare, serre avant-hier la louche au cacochyme Fidel, dont le frère Raul vient de se « reconvertir » auprès du pape François. Du moment que tout ce vieux monde conserve le pouvoir…

francois hollande et fidel castro 2015

Nous doublons une quarantaine de cyclistes américains en vélo, une association sportive qui a dû se revendiquer de la pédale pour avoir le droit officiel d’aller à Cuba. Sur la route, deux charognards urubus dévorent le cadavre d’un petit chat écrasé. Plus loin un autre, perché sur un poteau téléphonique, prend le soleil, les ailes écartées comme une figure héraldique.

cienfuegos fillettes

Voici Cienfuegos, renommée ainsi en 1829 du nom d’un gouverneur qui a beaucoup fait pour le développement économique de sa province. Rien à voir avec le compagnon de Castro. Ce sont des gens de Bordeaux, en 1819, qui ont fondé la ville, Louis de Clouet et cinquante colons. Aujourd’hui, Cienfuegos est une base navale militaire, une cimenterie, une raffinerie, un port sucrier. La ville abrite la seule centrale nucléaire cubaine, commencée par les Russes en 1980 puis abandonnée après la chute du soviétisme (ouf ! selon les écolos).

Le prado de Cienfuegos est « le plus long de l’île de Cuba, 1,5 km », selon Sergio. Il a été construit en 1912. Les façades à colonnes sont peintes pastel, les fenêtres portent des grilles forgées. En bord de mer s’élèvent les villas coloniales chic de style hispano-américain début de siècle. Une maison en bois du 19ème siècle a le style tout à fait Nouvelle-Orléans – nombre des colons fondateurs venaient en effet de Louisiane. Avant d’entrer dans la vieille ville, nous roulons dans des quartiers aux nombreuses écoles. Sur les stades attenants s’ébattent les enfants, les garçons en short s’adonnent au foot. Dans le port est ancré un grand trois-mâts barque. Sur les façades des villas sont posés de nombreux panneaux « chambres à louer » pour attirer le touriste chez l’habitant. Ce doit être mieux qu’à l’hôtel, en tout cas plus original pour qui veut visiter l’île autrement. Nous effectuons un court arrêt au Palacio del Valle, un bâtiment de style mauresque bâti en 1917. Un Cubain d’ici en plein travail dort sur le parapet au soleil le long de la mer. L’eau est nacrée, légèrement embrumée.

Un ado passe avec sa mère, vêtu d’un débardeur à trous bleu ciel brillant. Un autre porte une double chaîne au cou, un lacet noir et du métal doré. Ils ont le souci de leur beauté à peine adolescente. Est-ce un trait local ? Dans son « Voyage à La Havane », l’écrivain cubain (bien sûr en exil) Reinaldo Arenas met en scène un couple obsédé par le vêtement, la parure et la reconnaissance sociale, sujet de la nouvelle « Tant pis pour Eva » écrite en 1971. La recherche de l’identité est un sport pathétique national. Sur la bâche d’un camion il est écrit en espagnol « attencion al turismo ». Il ne faut pas effectuer de traduction littérale du style « attention aux touristes » comme Françoise qui se précipite dans tous les faux amis mais traduire plutôt « services pour le tourisme ». Si elle voit sur une bouteille écrit vino de mesa, elle est capable de traduire « vin de messe » !

cienfuegos fier ado cuba

Le bus nous mène sur la place principale, le Parque José Marti, pour un arrêt d’une heure. Autour de la place s’élèvent un théâtre, un collège, une église, un palais, l’Assemblée provinciale, le palais des Pionniers, un café… Des gavroches errent entre les bancs du parc, désœuvrés. Ils traînent leur ennui débraillé, à peine intéressés par les rares touristes qui passent devant eux, un peu plus par une grand-mère et son petit fils qui donnent à manger des graines aux pigeons.

cienfuegos gavroches

L’église cathédrale de la Purissima Conception est vide de fidèles, peu décorée et en réparations. Ses vitraux français représentent les douze Apôtres et sa façade néo-classique (terminée en 1869) est plus belle que les horreurs qui se bâtissaient à la même époque en France. Le théâtre Tomas Terry se visite, mais il faut encore payer trois dollars pour voir une salle de spectacle à l’italienne où Caruso et Sarah Bernhardt se sont produits. Je préfère faire un tour de l’autre côté de la place, devant le palais Ferrer à l’élégant belvédère aérien où l’on monte par un escalier à colimaçon. Le baroque exubérant se mêle au néo-classique austère pour faire du bâtiment un ensemble bizarre mais séduisant.

Nous enfilons une rue commerçante. D’une boutique de jeux pour enfants s’échappe une épaisse fumée. Cela n’a l’air de ne gêner personne. Il paraît que l’on y enfume des moustiques ou autre vermine… Une queue sur le trottoir : c’est un marché et l’on attend son tour pour présenter ses tickets de rationnement. Plus loin, un coiffeur taille et tond à la chaîne. Puis s’ouvre un magasin multiple où des femmes se font manucurer alors que d’autres peuvent se faire ressemeler leurs chaussures. Les hommes peuvent en acheter pour 250 à 380 pesos. Un coin librairie vend des romans d’aventure dont « La guerre du feu » de Rosny en espagnol et des récits révolutionnaires comme « Descamisados » – les Sans-Chemises – de l’auteur cubain né en 1942 Enrique Acevedo González, engagé dès 14 ans dans la rébellion castriste. Le mauvais papier a jauni avec le temps et les opuscules brochés sont poussiéreux. Qui achète encore ces vieilleries idéologiques édifiantes ? On se croirait dans une librairie catholique des années 50. Le reste des vitrines du magasin présente en un seul modèle à la fois des produits d’entretien, des vases à fleur, des chemises de garçons, des colliers et des bagues en fer blanc.

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À côté est installé un vaste atelier de confection orné du portrait barbu du Fidel en personne, tel un patriarche méditerranéen veillant sur son cheptel de femmes besogneuses. Des rangées d’ouvrières sont vissées à leurs machines à coudre, confectionnant des chasubles, des robes et des chemises. Il y a du monde dans la rue en ce mercredi matin, des femmes en courses mais aussi des hommes adultes (ne travaillent-ils pas ?), des jeunes, quelques enfants qui sortent de classe, sac au dos et chemise ouverte au soleil fort. Certains portent au cou le foulard rouge du primaire mais ont détaché la plupart des boutons de leur chemisette d’uniforme, ce qui leur donne un aspect cocasse à la David Copperfield. Ce débraillé, peu compatible en principe avec l’austérité partisane ou l’embrigadement révolutionnaire tant vanté au musée de la Moncada, montre que la population n’est plus dupe des slogans ronflants, même les enfants qui imitent tout. La mise à l’aise des corps, la manifestation de la sensualité juvénile, le souci de l’apparence personnelle, sont les premiers pas vers la liberté d’être, une forme de résistance. Toute dictature a toujours voulu discipliner les corps pour plier les volontés et limer les esprits. Le laxisme vestimentaire d’ici est une preuve que l’idéologie revue par la Caraïbe n’est pas aussi totalitaire qu’à Moscou, Pékin ou Phnom Penh, et c’est heureux.

Quittant Cienfuegos, nous apercevons dans la campagne des traces d’un ouragan comme il s’en produit régulièrement sur Cuba : toits arrachés, arbres cassés, palmiers écrêtés côté vent. « Des milliers » de logements, des centaines d’écoles et de locaux industriels sont, selon les statistiques officielles (« milliers » est un terme de la langue de bois), détruits ou endommagés. La région est dédiée aux plantations de bananes et de mangues. Des slogans vides peuplent toujours les murs ; on ne les voit même plus. Mais le contraste entre l’idée et la réalité saute parfois aux yeux comme la pancarte « entreprise machin d’avant-garde » au-dessus d’un portail rouillé et d’un mur en ruines, ou cette banderole « seguimos im combatte » (« nous sommes au combat ») sous laquelle deux vieux gros, avachis, cuvent leur rhum sur un banc.

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