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Fred Vargas, Temps glaciaires

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Voici un bon cru Vargas, après quatre ans de diète salutaire. Son précédent roman s’était en effet un peu fourvoyé en terroir et passéisme éternel. L’auteur, dont c’est le style, garde un peu de sa lenteur et de ses répétitions maniaques, expressions de « sagesse définitive » des hommes entre eux (« ça me gratte », « la fiente de corneille mantelée », « la pelote d’algues »…) – mais cette fois l’action avance. Certes à petits pas, pas vraiment pressés, mais pour mieux savourer l’ambiance. Chacun des 48 chapitres fait avancer l’histoire.

Une série de « suicides » apparaissent comme des meurtres prémédités, tout d’abord parce qu’aucun des morts n’avait de raison de partir volontairement, mais surtout parce qu’un mystérieux H barré d’une cupule est à chaque fois retrouvé près du cadavre. Le « signe » en forme de signature n’est pas une grande trouvaille, mais fonctionne. Les enquêteurs se trouvent entraînés vers une association en mémoire de Robespierre qui fait jouer chaque année le cycle de l’Assemblée sous l’Incorruptible. Chacun vient anonymement et se déguise en acteur de la Révolution, investissant parfois son rôle de façon saisissante. Est-ce de l’histoire expérimentale ? Un essai clinique ? Une façon de masquer des activités plus douteuses ? Un anonymat du meurtre garanti ?

La description de Robespierre est en tout cas impeccable : « Sa voix s’éleva dans l’enceinte, froide, grinçante, sans coffre. Déroulant son discours, parfois réitératif, parfois terriblement talentueux, pernicieux, apaisant, agressif, le ponctuant de quelques grands gestes mécaniques » p.177. Impassible, magnétique, au regard de reptile, cet orateur emporte par sa raison glacée les esprit affaiblis par les passions. « Nous voulons substituer dans notre pays la morale à l’égoïsme, l’empire de la raison à la tyrannie de la mode, le mépris du vice au mépris du malheur, la fierté à l’insolence, l’amour de la gloire à l’amour de l’argent, les bonnes gens à la bonne compagnie, le génie au bel esprit, le charme du bonheur à l’ennui de la volupté… » p.178. Il est vrai que le sire était impuissant, complètement coincé sur les femmes, compensant sa libido interdite par la puissance du pouvoir. Guillotiner, n’est-ce pas aussi châtrer ?

Reste le premier « suicide », celui d’une prof de maths pas si vieille (de celle que chaque collégien a envie d’assassiner parce qu’il ne comprend rien aux signes matheux). Cette aventurière de collège était allée en Islande une dizaine d’années auparavant, et son groupe de bobos français avait été pris sur une île dans la brume, devant survivre quatorze jours en chassant ou pêchant ce qu’ils pouvaient. Ils ont ainsi eu deux phoques, « un gros et un jeune », même si deux du groupe ne sont pas revenus, morts de froid. L’un des cadavres était la mère du jeune Amédée, dont le père se retrouve lui aussi « suicidé » deux jours après que le jeune homme ait rencontré la prof de maths, sur sa demande par lettre… Y aurait-il un lien ?

Comme toujours chez Vargas, l’intrigue est embrumée à loisir, l’esprit bordélique du commissaire Adamsberg épaississant les hypothèses et faisant tourner en bourrique toute son équipe. Il y a de la poésie dans ce type d’esprit, dit-on ; mais on se demande comment il a pu passer le concours rigoureux de commissaire selon les règles requises par l’Administration française. Disons qu’il s’agit de licence littéraire. Mais comme il garde tout des idées qui germent de sa vase cervicale, il apparaît comme un magicien lorsque sa raison émet enfin un rayon de soleil. Le final est de ce type, un « coup de théâtre » (en français dans le texte) à la Agatha Christie, les petites cellules grises alanguies et entourées de coton, mais quand même en fonction.

Le lecteur est égaré dans les paysages glaciaires de l’Islande nord, chère à Arnaldur Indridason, compère ès rompol (un clin d’œil ?). Il est fourvoyé dans l’esprit tordu de Maximilien Robespierre, vertueux jusqu’à la terreur, maniaque de pureté jusqu’au crime. Mais il assiste aussi à une belle histoire d’amour et de fidélité entre deux garçons abandonnés, à un geste de fidélité d’une femme rigoureuse qui se sent mourir, au courage superstitieux des pêcheurs d’Islande, au bonheur du vin blanc de Sancerre choisi par Danglard « chez un petit producteur » et de la douceur au doigt et au palais des pommes paillasson concoctées par une aubergiste inconnue des guides gastronomiques en forêt des Yvelines.

Il y a des nuages et de la lumière dans cette comédie humaine et, ma foi, le roman se lit bien, sans temps mort. Même si l’intrigue n’est guère originale, ce sont les personnages qui comptent le plus, et ils sont fouillés dans leurs retranchements pour le plaisir de la littérature. Je ne vous révèle rien du mécanisme et de qui est coupable, c’est le jeu de la critique, sauf que j’ai aimé ce bon cru Vargas 2015 – et je suis, comme vous le savez, exigeant.

Fred Vargas, Temps glaciaires, 2015, J’ai lu policier 2016, 477 pages, €8.20

e-book format Kindle, €7.99

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Fred Vargas, L’armée furieuse

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Tout commence comme chez Simenon 50 ans plus tôt dans Maigret et le client du samedi : Adamsberg-Maigret voit un personnage qui l’attend devant la PJ et n’ose pas entrer ; il le fait parler et un meurtre est annoncé. Qui se produit – mais le coupable n’est pas celui qu’on pense. Il y a du Simenon chez Vargas, sauf que cette pâte humaine qu’elle affectionne autant que lui, elle l’étale sur 400 pages au lieu de 200. Elle est lente, lourde, elle divague volontiers.

Certains aiment ça, surtout les bobos à la campagne. Car elle parle cultureux, Vargas, elle sait les codes ; elle évoque toujours le bon vieux temps de la bonne vieille France du bon vieux terroir, où les gens vivent lentement, rêvent aux météores tout en guignant la femme du voisin, où les vaches ne bougent pas, où les bons petits plats traditionnels mijotent au coin du fourneau, arrosés d’un bon calva de derrière les fagots, tandis que les médecins soignent avec les mains.

Tout commence comme chez Simenon, mais en plus lent. Surtout qu’il y a trois enquêtes : celle de la femme venue voir le commissaire Adamsberg pour lui parler de l’armée furieuse, de la mesnie Hellequin, cette chasse sauvage qui ravage depuis deux mille ans tous les pays de l’Europe du nord et qui emporte tous les méchants de l’année ; celle du pigeon trouvé les pattes attachées en plein Paris par un ado vicieux, probablement ; celle d’un PDG de grand groupe français qui ressemble fort à Bouygues, aux deux fils ambitieux, retrouvé calciné dans sa Mercedes. Le nébuleux Adamsberg à l’esprit tortueux et aux intuitions qui doivent mariner longtemps avant d’exploser sur un détail, devra mener de front ces trois événements aussi importants l’un que l’autre. Pas simple.

Surtout que la première enquête se passe dans le terroir normand (cher à Vargas pour raisons familiales), la seconde à Paris (mais un pigeon, tout le monde s’en fout) et la troisième dans les beaux quartiers parisiens (ce qui met préfet et ministre en émoi). On se demande quelle époque est la plus furieuse, de l’antique ou de la contemporaine, la tradition avait quand même du panache. Le lecteur se retrouve donc embarqué dans une quête mi historienne, mi anthropologique, à visées policières. Les deux premiers chapitres, particulièrement réussis, mettent dans l’ambiance ; la suite est plus lourde à avaler, vous pouvez prendre des pauses – arrosées de calva ou équivalent si m’en croyez ; la fin est remplie d’action et connait un retournement inattendu. C’est bien composé, avec parfois des fautes de français dans la concordance des temps (mais qui connait encore les accords de conjugaison ?).

Au bout de 400 pages, on a passé un bon moment, mais il ne faut pas être pressé et connaître un minimum de vocabulaire. Nous ne sommes pas dans le thriller à l’américaine, ni dans le polar des années 50, mais dans le rompol, abréviation inventée par Vargas pour la lignée qui remonte au moins à Simenon, sinon aux feuilletonistes de la fin XIXe et même à Victor Hugo (contrairement à ce qui est dit en quatrième de couverture par cette génération vaniteuse qui croit le monde commencé avec elle). Car il y a toujours du social chez Vargas en plus des brumes indécises des esprits, toujours une méfiance envers les riches et des puissants (sauf les comtes authentiques) et des Arabes de banlieue sympathiques. Adamsberg doit en plus compter sur la rivalité entre commandants de sa brigade, Veyrenc et Danglard, sans parler d’un fils de 28 ans répondant au doux nom serbe de Zerk, qu’il s’est trouvé dans le volume précédent. Pas simple, donc embrouillé, à plaisir. Mais ça se lit : c’est de l’appellation contrôlée, bien Made in France.

Fred Vargas, L’armée furieuse, 2011, J’ai lu 2013, 441pages, €7.51

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