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La crise de Coline Serreau

Le film a trente ans mais la société française qu’il décrit n’a guère changé. Il s’agit toujours de rester égoïste, d’avoir peur de la mort, de consommer à outrance des médicaments comme des doudous, de mal bouffer sans y penser, de baiser en adultère, ne supportant pas les contraintes et les compromis, de recomposer les familles au détriment des enfants, de se dire antiraciste tout en étant raciste, de se poser comme « socialiste » tout en habitant Neuilly et en se foutant comme de son premier slip des électeurs…

La satire comédie commence avec Victor (Vincent Lindon), conseiller juridique de trente ans, qui se réveille un matin sans sa femme : elle est partie – et les enfants n’ont plus de lait ! Une fois au boulot, il veut s’ouvrir de ses malheurs à son assistante, mais celle-ci lui annonce qu’il est licencié, malgré sa récente performance sur un dossier qui a rapporté des millions. Lorsqu’il veut embaucher ladite assistante, avec qui il a l’habitude de travailler, elle lui annonce qu’elle le quitte, elle a trouvé un nouveau boulot. Jusqu’à sa propre mère (Maria Pacôme) qui annonce son divorce, à 50 ans, pour partir avec un quarantenaire marié et baiser enfin comme elle veut ! Un reste des années post-68…

C’en est trop. Tout à la fois. Tout d’un coup. Comme ce violon qui part en morceaux entre les mains de la virtuose qui a un concert dans deux jours, et que Vincent va voir, en désespoir de cause, pour que quelqu’un l’écoute. Mais personne n’écoute plus personne dans les années Mitterrand, chacun se renferme sur son égo et dans ses petits problèmes. L’épouse du médecin homéopathe ne comprend pas son mari qui perd du temps avec ses malades au lieu de gagner de l’argent pour payer le loyer, les mensualités de la maison et les traites de la résidence secondaire – alors que lui ne veut pas prescrire des pilules et plutôt préserver la santé de ses patients. Les médecins traditionnels chinois font de la prévention de santé plutôt que les « soigner » une fois qu’ils sont malades.

Certains font avec les égoïsmes, comme cette famille décomposée aux sept ou huit enfants de pères et de mères appariés différemment selon les années, et qui partent tous ensemble aux vacances de ski. Il y avait encore de la neige sous Mitterrand, c’était le paradis socialiste. L’invitation chez un député PS de Neuilly (Didier Flamand), par la sœur de Vincent (Zabou Breitman) qui dirige une agence de marketing, est un morceau d’anthologie. Les enfants adolescents du couple de bobos (Max Mc Carthy et Pénélope Schellenberg) sont résolument végan écolos et foutent à la poubelle tout le dîner des parents qu’ils récusent : foie gras, côte de bœuf, gâteau et alcools. Michou, laissé à la grille, va tout récupérer à la poubelle et s’en régale jusqu’à être malade. Ce sont de sales mômes intolérants mais que personne n’écoute, et qui se radicalisent – comme aujourd’hui une fois devenus adultes. Autre reste post-68…

Vincent ne sait plus sur quel sein de dévouer, entre sa femme qu’il aime encore, surtout son épaule lisse, sa sœur avec qui il dort dans le même lit, torse nu, « comme avant » (à 13 ans) – reste des mœurs post-68… Mais aussi les épouses de ses amis qui ne songent qu’à divorcer, en warriors féministes volontiers « hystériques » – faute d’être écoutées. Vincent racole alors son inverse absolu, Michou (Patrick Timsit), un sans-domicile de Saint-Denis qui le colle pour attraper une bière. Élevé par son frère, il est sans boulot faute de domicile à donner et a dû quitter le deux-pièces parce que l’épouse est atteinte d’un cancer en phase terminale. Mais Vincent ne veut pas entendre, il accuse Michou de se victimiser par misérabilisme – tous ces mots introduits par le socialisme pour engluer la politique de lourde démagogie.

Ce qui entraîne une autre scène mémorable où Michou, face au député socialiste, se dit ouvertement raciste : « Ben oui, les Arabes, ils prennent tout, nous on n’a rien… » Facile de n’être pas raciste quand on habite une belle maison bourgeoise protégée à Neuilly, beaucoup moins quand on côtoie tous les jours les immigrés et leurs mœurs dans les petits appartements des barres de Saint-Denis. Voter Front national (pas de Rassemblement, à l’époque) ? « Moi, j’vote pas, mais si je votais, oui. » Tout est dit de l’écart entre les élites et le populo ; tout est prédit du virage Mélenchon qui délaisse le populo bien de chez nous pour aller draguer les immigrés à droit de vote dans les banlieues ex-rouges. Rien n’a changé, toujours les « damnés de la terre » et le « Tiers monde » post-68…

Vincent, à force de se prendre des tôles par les uns et les autres, et d’avoir enfin le temps d’y penser parce qu’il n’est plus vraiment pris par son boulot, va finir par comprendre. Qu’il est individualiste obnubilé par son ego, un ado attardé qui ne pense qu’à lui, un macho sans y penser qui attend tout des bonnes femmes, mal habitué par sa mère.

Il va s’ouvrir à la musique lors du concert de la violoniste à l’instrument réparé, il va comprendre pourquoi ce désastre l’obsédait. Il va s’ouvrir aux malheurs de Michou et l’accepter comme assistant, malgré ses bourdes de lourdaud. Il va aller voir son frère et l’épouse cancéreuse, laquelle va lui livrer à l’oreille un secret pour que les femmes soient toujours amoureuses de lui (qu’on ne saura pas). Il va voir qu’il s’agit d’une Arabe – « mais non, Djamila n’est pas arabe, c’est Djamila… », tout comme les copains du quartier, l’escalier B et C de l’immeuble – en fait tous ceux qu’on connaît qui ne sont pas des « Arabes » mais des connaissances ou des amis. Il va faire amende honorable auprès de sa belle-mère, prendre (enfin) des nouvelles de ses enfants en vacances chez elle, en donnant des nouvelles des sandwiches laissés sur la table de cuisine lors du départ en retard – comme toujours. Il va retrouver sa femme, au fond partie pas loin et pas avec quelqu’un, mais pour « réfléchir ».

Il va revivre, dessillé, enfin adulte. Enfin, on l’espère, parce que trente ans ont passé et la société n’a guère changé. Les trentenaires ont la soixantaine, les enfants recomposés ont la trentaine et les liens les plus forts pour s’intéresser aux autres passent aujourd’hui majoritairement par les réseaux sociaux : bien à distance, assis confortablement à son bureau, avec toute l’abstraction de la Morale pour les autres.

Une bonne comédie de mœurs qui a du mal à démarrer, dans un tourbillon de bons mots qui saoule un peu, avant de prendre son rythme de croisière avec des morceaux qui restent d’anthologie.

César 1993 du meilleur scénario original ou adaptation. DVD heureusement réédité en nouvelle restauration pour ses 30 ans.

DVD La crise, Coline Serreau, 1992, avec Vincent Lindon, Patrick Timsit, Zabou, Maria Pacôme, Yves Robert, Tamasa diffusion 2023, 1h32, €21,01 nouvelle restauration 4K, Blu-ray €22,77, ancienne édition 2015 €27,90

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Voltaire, la raison et les injures

A propos du Contrat Social de Rousseau – brûlé à Genève – François Marie Arouet – dit Voltaire – écrit :

« Si ce livre était dangereux, il fallait le réfuter. Brûler un livre de raisonnement, c’est dire : nous n’avons pas assez d’esprit pour lui répondre. Ce sont les livres d’injures qu’il faut brûler et dont il faut punir sévèrement les auteurs, parce qu’une injure est un délit » (Idées républicaines, 1762).

Il y aurait tant à dire de notre époque contemporaine, dans le style de Voltaire !

« Nous n’avons pas assez d’esprit pour lui répondre » s’applique évidemment aux cléricaux de toutes religions et de toutes idéologies, et aux imbus d’eux-mêmes (ou d’elles-mêmes). Plus particulièrement en France aux politiciens, aux histrions des médias, aux auteurs qui veulent faire leur pub mais n’acceptent pas la critique, aux blogueurs qui ne « commentent » que pour dire leur réaction. Et tant d’autres.

« Pas assez d’esprit », pensez-y ! Voltaire faisait de la raison, cette faculté d’intelligence, le « bon » sens au-dessus des cinq que sont le regard, l’ouïe, le toucher, l’odorat et le goût.

  • Sentir, toucher, goûter sont des sens archaïques, « reptiliens » diraient les spécialistes du cerveau. Il s’agit d’animal, dont l’être humain n’est que le rameau complexe.
  • Regarder et écouter fait déjà appel à une autre organisation mentale. Ces sens font de la reconstruction dans le cerveau pour donner une « image » apte à être reconnue, classifiée et mémorisée. L’œil n’est pas une caméra objective ni l’oreille un micro fidèle, mais ces deux sens donnent un schéma utile pour agir vite et archiver pour comprendre. Il s’agit d’affinités et de passions qui poussent à faire et à se souvenir. Les chiens et les chats ont cela ; même les chevaux.
  • Seul le « bon » sens – l’intelligence au sens de l’ancien français, passé tel quel en anglais – s’élève au-dessus de ces instruments. Ce sens est la faculté de réfléchir (de renvoyer une idée en miroir à la réalité présente), de mémoriser (de classer en base de données pour retrouver), de penser (d’organiser ses idées selon un ordre et de trouver des cohérences dans les données), de concevoir (d’inventer, d’imaginer, de se projeter en actes dans l’avenir – propriété émergente de tout ce qui précède).

Nous le voyons sans peine, cette faculté de penser est bien rare parmi les politiciens, les histrions des médias et les blogueurs qui « commentent ». Bien sûr elle existe, mais elle est bien trop rare, mise en sommeil, effacée pour « ne pas avoir l’air », dans le désir d’être conforme à la masse, au plus petit con des nominateurs qui écoutent, lisent ou regardent.

Car il s’agit (séquelles de mai 68 ?) d’être dans le spontané, l’immédiat, le réactif, en ado attardé mû par son seul désir du moment, corps excité, cœur léger, esprit frivole.

  • Le politicien se doit d’avoir un avis sur tout et de promettre de faire ce qu’on demande sur l’heure : il est donc sûr de lui, arrogant, égoïste. Réfléchir ? Allons donc ! « Moi je » sais tout sur tout, je suis l’énarque, le choisi, l’élu : par le système, la société, par Dieu lui-même, pourquoi pas ? N’est-ce pas Emmanuel, Jean-Luc ou Ségolène ?…
  • L’histrion des médias (j’entends qu’il ne s’agit pas de TOUS les professionnels des médias mais d’un trop grand nombre) se doit d’occuper l’antenne, le micro ou la colonne. Pas de temps mort, on est dans la pub, chaque seconde de silence est une auditrice de moins de 50 ans qui zappe ! Penser ? Allons donc ! « Moi je » l’amuseur, le bonimenteur, la force occupante de l’antenne qui coupe la parole toutes les cinq secondes, je n’existe que parce que je rigole sur tout et que je tchatche sans arrêt, surtout pour ne rien dire. Mais le silence, c’est ma mort. Les « invités » ne sont que des faire-valoir du « Moi je » histrion. Dont le mot signifie « mauvais acteur ».
  • Le commentateur sur les blogs prolonge parfois les notes qu’ils commentent en apportant du neuf ou de la critique constructive. Mais, vous le constatez vous-mêmes si vous êtes blogueur, plus des neuf dixièmes des soi-disant « commentaires » sont des réactions. Au sens le plus réactionnaire du terme : du réflexe, de l’émotionnel, du superficiel. Râler, dénoncer, accuser – voilà qui est jouissif, surtout dans l’impunité qu’offre l’apparent anonymat (eh oui, il n’est qu’apparent…). Complimenter est plus rare mais arrive – sans plus de recul ni d’arguments, hélas !

« Si ce livre était dangereux, il fallait le réfuter. Brûler un livre de raisonnement, c’est dire : nous n’avons pas assez d’esprit pour lui répondre. Ce sont les livres d’injures qu’il faut brûler et dont il faut punir sévèrement les auteurs, parce qu’une injure est un délit. » Mais tout mot bizarre qui n’est pas dans le répertoire des 400 mots usuels est considéré comme injure. Evoquez le « grotesque » et on se sentira blessé : le mot signifie pourtant simplement « qui fait rire par son extravagance » – lequel dernier mot veut dire « hors de l’ordinaire, du convenu, celui qui vague en-dehors ».

Il est piquant que dans la langue de Voltaire les mots soient imprécis, qu’au pays de Voltaire les propos de Voltaire soient ignorés, les idées de Voltaire soient inappliquées et que le tempérament libéral de Voltaire soit honni par ceux qui prétendent « libérer » les hommes.

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