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La piscine de Jacques Deray

Tourné en 1968, ce film intimiste ne sort jamais de la villa de Ramatuelle sur les hauteurs de Saint-Tropez, où ce petit monde à la jeunesse avancée jouit et panse les blessures de la vie. Car il s’agit bien de grandir, dans cette histoire en coïncidence avec l’explosion hédoniste de mai 68. L’ancien monde se télescope avec le nouveau, la carrière sociale avec la vie égoïste.

Jean-Paul (Alain Delon) est un écrivain raté qui tente de faire carrière dans la publicité ; Marianne, sa compagne depuis « deux ans et demi », songe à quitter son travail pour se consacrer à leur couple. Les deux vivent comme des enfants au bord de la piscine, à moitié nus et jouant, se caressant au jour avant de baiser la nuit.

C’est alors qu’intervient le trublion : Harry (Maurice Ronet), un ami d’enfance de Jean-Paul mais ex-amant de Marianne. Il dirige une maison de disques, affecte de communiquer en anglais et roule en Maserati Ghibli ; il est flanqué d’une fille de 18 ans (Jane Birkin) dont il n’a jamais parlé, ne s’y intéressant que lorsqu’elle a été assez grande pour être crue sa nouvelle copine.

Ce trublion, c’est Marianne qui l’a invité, on ne sait pourquoi. Pour mettre du piment dans sa vie ? Pour titiller Jean-Paul, très introverti ? Pour renouer avec cet ancien amant fêtard qui la change du huis-clos de la villa ? On ne sait, mais ce que l’on sait immédiatement est qu’elle joue volontairement avec le feu. Elle est d’une légèreté de bonne femme qui prend pour rien les états d’âme des hommes sensibles, qui s’amuse avec leurs désirs, qui n’envisage aucune conséquences parce qu’elle est toute d’immédiateté.

Elle sait Jean-Paul fragile ; il a besoin d’elle. Ce qu’elle ne sait pas et que Harry lui apprend, est que Jean-Paul était casse-cou à 17 ans pour fuir une angoisse existentielle, et qu’il a tenté de se suicider. Jouer avec ces abîmes ne peut que mal tourner.

C’est évidemment ce qui arrive : Harry le fêtard invite des pique-assiettes dans la villa prêtée par des amis où le couple Marianne et Jean-Paul vivaient jusqu’alors à l’écart du mondain ; lors de cette fête, elle danse tendrement avec son ex, Harry, alors que Jean-Paul s’ennuie et que la fille de Harry, Pénélope, s’emmerde carrément. D’où jalousie de Jean-Paul envers Harry, mépris de Pénélope pour Harry, rapprochement des deux marginaux… au bord de la piscine. Puisque Marianne s’éloigne en apparence, Jean-Paul va céder à l’attrait de la femme-enfant Pénélope ; il va coucher avec elle sous le prétexte d’aller se baigner à la mer. Ce qui va vexer Marianne et mettre en colère Harry.

Celui-ci décide de partir le lendemain, mais pas sans avoir salué son ami Fred à Saint-Trop. Il rentre très tard en voiture, bourré, heurte le portail d’une aile, et trouve Jean-Paul, insomniaque, qui a décidé de coucher tout seul en bas et s’est remis à boire du Johnny Walker à grands verres. La confrontation s’avère décisive, Harry dit ses quatre vérités à Jean-Paul, qu’il est enfant gâté, qu’on l’a trop protégé après sa tentative de mourir, qu’il est un raté, mettant en regard sa tentative de création littéraire nulle avec sa réussite à lui de producteur de chansons, sa R8 Gordini du commun avec sa Maserati Ghibli, son célibat papillonnant alors que lui a déjà une fille adulte, qu’il ne mérite pas Marianne et que s’il a couché avec Pénélope c’est pour l’atteindre, lui, se venger.

Tout est vrai, tout est outré. Le faux ami se mue en ennemi. La faute à qui ? A cette Marianne qui se divertit avec les passions et veut pour Jean-Paul une vie rangée socialement acceptable. Par instinct, sans vraiment le vouloir, Jean-Paul tue Harry. En l’empêchant de sortir de l’inévitable piscine, bouillon de sorcière où tout fermente, l’amour comme la haine. En lui enfonçant la tête sous l’eau alors qu’il est déjà vaseux d’alcool et engourdi de froid.

Son erreur est d’avoir déshabillé Harry pour poser des vêtements propres au bord de la piscine, comme s’il avait voulu se baigner. Pourquoi ne pas l’avoir laissé habillé tel quel, le verre et la bouteille de whisky dans la piscine, comme s’il était tombé ivre mort ? Ce pourquoi la fin est artificielle.

Après la mise au cimetière très 1968 où les femmes circulent en minijupes, après avoir fait mettre à l’avion sans aucun contrôle autre que des billets Pénélope qui va rejoindre sa mère, un inspecteur de Marseille se présente. Il soupçonne un meurtre et, faute de preuves tangibles, garde en conserve le couple pour voir si la pression monte entre eux. Marianne dit les soupçons du flic, déclare que les vêtements portés ont peut-être été cachés. Jean-Paul croit qu’elle les a trouvés et avoue. Il a tué mais ce n’était pas prémédité, et Marianne sent confusément que c’est un peu de sa faute.

La fin aurait pu être sur ce constat, laissant l’avenir dans le flou. Mais le réalisateur en rajoute une couche pour un happy-end peut-être d’époque mais peu vraisemblable. Les deux amants se retrouvent enlacés après avoir failli se quitter, comme si le sexe fusionnel pouvait tenir lieu « d’amour », ce choix d’amitié à deux qui dure au-delà des feux du désir. Cette fin me gêne, comme une verrue sur un film jusqu’ici implacablement monté.

Les enfants terribles renouent avec leurs jeux félins tandis que l’adulte qui a réussi termine dans l’alcool et la violence. La piscine est ce rectangle bleu du plaisir au soleil qui peut tuer, cette caresse de l’eau sur le corps nu qui enveloppe, mais qui pénètre aussi les poumons jusqu’à l’asphyxie. Un vrai liquide amniotique d’où renaître ou se noyer. Quant aux animaux humains qui rôdent autour d’elle, ils valent surtout par leurs regards, leurs gestes, leurs non-dits. Marianne se fait fouetter par Jean-Paul et elle jouit ; Harry regarde Marianne allongée en maillot deux-pièces et sa fille en est troublée ; Jean-Paul observe Pénélope gamine, déambulant en minijupe au bord de la piscine, et en est titillé…

Dans ce concours d’animalité, Alain Delon l’emporte, magistral, tandis que Maurice Ronet apparaît trop civilisé donc hypocrite, bavard et superficiel, et que Marianne ne sait pas ce qui la séduit le plus : l’apparence sociale ou le désir animal. Jane Birkin est adolescente et pas finie (elle a 22 ans lors du tournage mais en paraît 16), emplie de désirs inavoués et de perversité sensuelle lorsqu’elle s’exhibe chemise ouverte et sans soutien-gorge devant l’inspecteur de l’Evêché, corsetée mais disponible. J’en étais amoureux en 1968, avant même que sorte le film; il faut dire qu’elle était à peine plus âgée que moi.

Un grand art de l’image, de l’expression au-delà des mots.

DVD La piscine de Jacques Deray, 1969, avec Alain Delon, Romy Schneider, Maurice Ronet, Jane Birkin, 117 mn, M6 vidéo 2009, blu-ray 18,48€

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