
Jean-Christophe Grangé, journaliste, s’est lancé dans l’écriture de thrillers. Il en fait trop : trop de documentation, trop d’excès dans le massacre et les horreurs, trop d’obstination paranoïaque chez ses personnages. Mais il se renouvelle, et sait conter une histoire. Celle-ci est prenante, et la longueur du livre engendre une véritable ambiance (à condition de ne pas lire seulement dix pages pour reprendre plus tard, en ayant regardé trente fois ses messages, répondu à quiconque vous interrompt, et allé voir si le sanglier sur le feu ne brûlait pas…) Un bon thriller exige un certain recueillement et la longueur des heures. On le lit à grandes goulées de cent ou deux cents pages, sinon rien.
Dès la première page, c’est la révolution. Celle des étudiants – naïfs et utopiques en mai 68 à Paris. Des rêveurs qui cassaient le vieux monde pour y mettre à la place les paradis artificiels et le sexe. Sauf les Mao UJC-ML de Normale Sup, froids et organisés, sous la houlette de profs de philo agrégés… partis à l’asile (Louis Althusser et Robert Linhart) – p.157. Des cinglés qui agitent les âmes faibles, pour le compte de la Chine communiste pas fâchée de servir d’exemple social au monde et de nouvelle religion à sa jeunesse.
Dans le bordel ambiant (celui que Mélenchon et ses sbires rêvent de reproduire aujourd’hui pour y faire émerger leur pouvoir), « la gauche » avec Mitterrand et Mendès-France a peine à se faire entendre. D’ailleurs, trop, c’est trop. Les Français sont las des pénuries d’essence et des produits essentiels, las des casseurs, souvent « provos », qui scient les arbres centenaires du boulevard Saint-Michel et brûlent des voitures. Le monôme hormonal ne durera pas. Fin juin, Pompidou Premier ministre a conclu avec les syndicats les accords de Grenelle, le Vieux revenu ragaillardi de Baden-Baden va dissoudre l’Assemblée, et une manif monstre de pro-gaullistes va envahir les Champs-Élysées, présageant l’élection d’une nouvelle chambre introuvable, avec majorité absolue pour l’ordre et le travail. Même si l’on a vécu aux marges de cette période mythique – et si l’on sait que l’auteur n’avait que 7 ans à l’époque – plonger dans l’histoire avec un thriller est une cure de jouvence – et un recul salutaire.
Car, en ces temps troublés, les criminels pouvaient s’en donner à cœur joie en toute impunité. Les flics étaient occupés ailleurs et la médecine légale était en grève. Donc un premier crime, horrible, l’éviscération d’une jeune fille nue pendue par les pieds. L’une des trois copines d’Hervé, étudiant en histoire brillant à la tête d’une barricade. Son handicap est de tomber amoureux très vite et il ne sait pas choisir ni se stabiliser. Suzanne, Cécile, Nicole – trois intellectuelles en philo qui suivent le mouvement et débattent en Sorbonne avec les étudiants (et les marginaux venus squatter la cour). Suzanne est retrouvée dans sa chambre, les tripes sur la gueule, dans une position reconstituée de yoga. Il faut dire qu’elle pratiquait cette nouvelle discipline orientale à la mode et qu’elle avait invité une fois Hervé à une séance dans le Xe arrondissement. Après Suzanne, c’est le tour de Cécile, retrouvée idem, nue et les tripes sorties au crochet par l’utérus (Grangé adore être glauque jusqu’à l’écœurement, cela fait partie de la fascination qu’il exerce). Elle aussi en position de yoga. Quant à Nicole, bonne bourgeoise du 7ème arrondissement sous ses airs rebelles et féministes, elle n’échappe que de peu au tueur, un « danseur » revêtu de noir qui s’est introduit jusque chez elle on ne sait comment.
Il se trouve qu’Hervé a un grand demi-frère inspecteur à la brigade criminelle, Jean-Louis. Lorsqu’il découvre Suzanne éventrée en lui apportant un matin des croissants, il le prévient en téléphonant d’un café (pas de mobile à l’époque). Jean-Louis va quitter sa mission « d’infiltration » chez les étudiants (où il fait de la provocation pour faire sortir du bois les leaders – sauf qu’il n’y en a pas…). Il va être chargé de l’enquête, puisque personne n’est disponible. Avec Hervé et la survivante Nicole, le trio va réfléchir, chercher, visiter les salles de yoga, interroger les hindouistes de Paris.
Peu à peu va se dessiner une sombre machination ésotérique autour d’une secte indienne, la Ronde, fondée par une occidentale enrichie dans le commerce de caoutchouc en Asie du sud-est. Elle ne propose pas moins que la libération mentale par divers exercices de pensée œcuménique – dont une forme de tantrisme. Il s’agit de se libérer de la chair en pratiquant le sexe assidûment. La « Mère » de la secte a été assassinée, dit-on, et sa réincarnation est en attente. Or il se trouve qu’Hervé a sur l’avant-bras une marque révélatrice…
Rien de plus pour relier les meurtres parisiens à la secte indienne, et pour que le trio s’envole pour Calcutta, avant d’aller errer jusqu’à Varanasi au bord du Gange, là où l’on crame les cadavres sur des bûchers au bord de l’eau sacrée où se baignent rituellement nus les fidèles tous les matins. Après le bordel parisien, c’est le bordel indien. Tout part à vau l’au dans ce pays grouillant de gosses et sujet à la pauvreté, à la prostitution, aux trafics, à la famine et aux maladies sans nombre. La chair ne vaut rien, seule l’âme doit être sauvée et les religions comme les sectes pullulent.
La source du Mal est en Inde et Hervé est sa cible. Des liens mystérieux de génération le relient en effet à la secte via la Mère et à son demi-frère qui n’a jamais connu son père. C’est embrouillé et tordu à souhait, comme souvent chez Grangé qui semble avoir quelques comptes à régler avec les relations familiales et l’Église catholique. Car l’hydre du Mal a plusieurs têtes – et l’une se trouve au Vatican ! Cette dernière partie se trouve vite expédiée car le roman était déjà trop long. On en est un peu frustré.
Mais le lecteur passe plusieurs heures évadé dans le passé parisien puis dans le kaléidoscope misérable et chatoyant de l’Inde de l’époque, d’ailleurs sous les déluges de mousson, où l’auteur recycle son premier reportage sur Calcutta en 1990.
Jean-Christophe Grangé, Rouge karma, 2023, Livre de poche 2024, 761 pages, €10,40, e-book Kindle €9,99
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Les thrillers de Jean-Christophe Grangé déjà chroniqués sur ce blog

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