Le grand chemin de Jean-Loup Hubert

Sous Mitterrand premier, l’époque était à la nostalgie. Mai 68 était passé et la France paysanne des années cinquante avait fait naufrage. Tous ceux qui avaient été enfants dans ces années-là abordaient la trentaine à la fin des années quatre-vingt et ils se remémoraient « le bon temps ». Ce film – autobiographique – vint à son heure ; et il renaît aujourd’hui avec les fantasmes écolos.

Vivre « à la ferme » comme chez les grands-parents a du bon (la proximité avec la nature et les bêtes, la lenteur de l’existence, la communauté de voisinage) – mais aussi du mauvais (les orages plein pot sans la protection urbaine, les hululements des bêtes la nuit, le jardin à faire et les lapins à élever puis à tuer pour les manger, l’isolement médical, la lourdeur des voisins pas fufutes).

Louis, parisien de 9 ans (Antoine Hubert), est emmené par sa mère (Christine Pascal) chez une amie d’enfance (Anémone) parce qu’elle va bientôt accoucher et que le père est « parti », maître d’hôtel en saison à Nice, dit-on. Le gamin ne veut pas quitter sa mère, croit l’éloignement du père provisoire et répugne à vivre comme un paysan. Il n’a pourtant pas le choix. Il est accueilli au Grand chemin, hameau de Rouans près de Nantes, où un car Saviem au chauffeur en uniforme et casquette (François Dérec) le dépose avec sa valise en carton bouilli. Marcelle et son mari Pelo (Richard Bohringer) se présentent tout d’abord sous des aspects farouches : Marcelle vient d’assommer un lapin de son élevage et l’a énucléé pour le tuer ; elle le dépouille de sa fourrure avant d’en faire du civet. Le petit garçon ne pourra pas manger de la bête morte (comme quoi le végétarisme est bien un snobisme des villes, loin de la « nature » pourtant revendiquée comme écolo !). Pelo lui dit de se méfier de « la mégère » (mot que l’enfant ne connait pas) et rentre saoul du bistrot avec le fossoyeur (André Lacombe) ; il a composé une maquette de charrette en bois car il est menuisier, mais Marcelle défend à Louis d’y toucher.

La suite est plus avenante. Pelo lui donnera sa charrette et il pourra jouer avec ; il lui montrera comment assembler un cercueil ; il l’emmènera pêcher le gardon dans la rivière. Et Louis fait presque aussitôt la connaissance de Martine, « presque 10 ans » (Vanessa Guedj), la fille de la coiffeuse (Pascale Roberts), gamine délurée qui court pieds nus et montre sa culotte à tout le monde, les jambes écartées comme un garçon ; d’ailleurs elle grimpe aux arbres et en haut du clocher, elle s’est bâtie une cabane. Avec elle, Louis ne va pas s’ennuyer ; elle le débourre comme un poulain, lui faisant connaître la transgression des interdits (comme entrer en slip dans le cimetière, marcher sur les tombes, sauter la grille du jubé pour accéder au clocher, marcher en équilibre sur le faîte du toit, pisser dans la gargouille pour arroser les bonnes sœurs…), et les réalités de la vie (les civelles vivantes et grouillantes dans le slip, le voyeurisme de la grande sœur – Marie Matheron – qui se fait baiser nue dans le foin par son copain – Daniel Rialet – après maints préliminaires comme pelotage des seins et broutage du minou). Loin d’être choqués comme de pauvres petites choses innocentes qu’on croit en ville, les deux enfants se roulent par terre de rire. Le père de Martine est lui aussi « parti », mais les adultes n’ont pas cherché à dénier la réalité comme avec Louis : il est parti avec une fille plus jeune (la vie paysanne incite au réalisme, tout au contraire de la vie artificielle des villes).

Le drame se noue justement sur des affaires de filiation. Louis apprend que Marcelle et Pelo ont perdu un bébé à la naissance, qui aurait son âge, ce pourquoi ils sont à la fois prévenants et maladroits avec lui ; ce pourquoi aussi ils se chamaillent sans arrêt, rejetant « la faute » l’un sur l’autre. Louis devine aussi que son père n’est pas seulement éloigné par son métier mais est bel et bien parti de la famille ; sa mère envoie une lettre et joint une carte postale du père… vide d’écriture – et de l’an dernier ! Il ne le supporte pas. Dans la société patriarcale de 1959, le père était la protection et donnait le sens, surtout aux garçons.

Louis a mal au ventre le jour même où sa mère accouche au loin d’un petit frère. Ce n’est pas par hasard, même s’il a mangé des pommes vertes et que l’angoisse d’avoir réalisé que son père est décidément « parti » lui tord le ventre. La vie n’est-elle pas une suite de déchirements ? La perte n’est-elle pas le pendant du don ? Ces bouleversements vont rapprocher Marcelle et Pelo autour de Louis et la scène, un peu trop appuyée mais émouvante, où Louis vient dormir entre eux dans le lit matrimonial et prend une main de chacun, est emblématique.

Les acteurs jouent juste, ce qui n’est pas aussi simple qu’il n’y paraît. Anémone est dans son meilleur rôle, à la fois décidée en paysanne et chic en tailleur gris pour aller à la messe. Bohringer joue les bourrus avec conviction, la tendresse cachée sous les mœurs d’ours. Les deux enfants sont vrais, même si Martine surjoue un peu au début. Antoine Hubert, le fils du réalisateur, est parfait avec sa lippe boudeuse, son visage clair aux cheveux courts et son lumineux (et rare) sourire. Jusqu’au curé (Raoul Billerey), lunaire et éternellement plongé dans un bréviaire qu’il lit sans vraiment comprendre, au vu des prêches filandreux qu’il sort en chaire.

La force tranquille était présentée comme celle de la campagne où l’existence s’écoulait, immémoriale ; mais elle n’était pas sans drames et la magnifier est une farce tranquille de la com’ politique : comme le montre le film, on n’est pas plus heureuse paysanne que dactylo, menuisier que maître d’hôtel. L’une a un mari mais pas d’enfant, l’autre a deux enfants mais plus de mari… Outre la leçon de vie, la leçon politique est utile : les écolos rêvent s’ils croient regagner le beurre tout en gardant l’argent du beurre.

DVD Le grand chemin, Jean-Loup Hubert, 1987, avec Anémone, Richard Bohringer, Antoine Hubert, Vanessa Guedj, Christine Pascal, Raoul Billerey, Pascale Roberts, Marie Matheron, Daniel Rialet, Jean-François Dérec, André Lacombe, Denise Péron, 1h44, Editions Montparnasse 2002, €12


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