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Jane Austen, Emma

Emma Woodhouse est une jeune anglaise de 21 ans au temps de Napoléon. Elle vit à Hilbury dans la campagne anglaise auprès de son vieux père qui craint les changements et les courants d’air ; sa mère n’est plus. La ville est petite et le rang social exige de ne parler qu’avec des égaux, les inférieurs étant objets de considération et les supérieurs trop lointains. Emma, en jeune fille rangée, ne pense qu’au mariage. Oh, pas le sien ! Elle s’en voudrait, elle est bien comme ça, elle reste auprès de papa. Mais ceux des autres, qu’elle s’ingénie à apparier. Elle est décrite par son autrice comme « belle, intelligente, et riche, avec une demeure confortable et une heureuse nature ». Elle ne se prend par pour rien, mais reste généreuse et « quand elle se trompe, elle reconnaît vite son erreur. »

Elle croit avoir favorisé l’accouplement de Mr et Mrs Weston, l’épouse étant son ancienne gouvernante. Elle ne se préoccupe que de futilités sociales, faute d’avoir à craindre le lendemain et de pouvoir faire un quelconque travail, et se délecte de respecter les rangs. Elle ne veut pas se marier, sauf si elle découvre le grand amour, comme Jane Austen elle-même. Elle interdit par exemple à la jeune Harriet, 15 ans, orpheline godiche d’origine inconnue, élevée dans les principes, de s’accoupler avec le fils Martin, un jeune homme vigoureux et avisé qui est amoureux d’elle. Il n’est que fermier et est considéré par Emma comme socialement inférieur. Elle croit encourager les avances du jeune vicaire Mr Elton, aimable avec tout le monde, mais qui ne vise le mariage que pour la rente. Elle lui destine Harriet alors que lui n’a de vue que sur elle, Emma. Elle en est mortifiée et l’éconduit sèchement. Le révérend Elton se console en trois mois en se fiançant avec 250 000 £ de patrimoine dans une ville voisine, avant de revenir parader avec son épouse à Hilbury. Isabella, la soeur aînée d’Emma, et John, le cadet des voisins Knightley, représentent le mariage idéal. Ils habitent Bloomsbury, quartier huppé de Londres, ont un enfant tous les deux ans, et les aînés Henry et John, deux petits garçons de 4 et 6 ans sont turbulents, donc adorables. Trois autres petits les suivent, dont une fillette qui vient de naître.

Emma est curieuse de connaître Frank Churchill, le fils mystérieux de Mr. Weston, qui doit rendre visite à son père à Highbury. C’est un beau jeune homme que tout le monde vante, déjà bachelor et qui va hériter de sa tante, auprès de laquelle il vit habituellement. Son père n’a eu ni le goût, ni les compétences, ni le courage d’élever une fois devenu veuf. Emma se découvre amoureuse de lui sans vraiment le vouloir mais son esprit critique lui fait distinguer tous les défauts du jeune homme : « la vanité, l’extravagance, l’amour du changement, l’indifférence pour l’opinion des autres. » Elle a pour concurrente une autre orpheline, Jane Fairfax, nièce de Miss Bates et récemment arrivée à Highbury. Elle joue très bien du piano, garde un maintien réservé de bon aloi, mais a le teint blême et une santé fragile. Emma intrigue pour que Frank n’ait pas de vue sur elle. De fait, il lui cache son jeu. L’arrivée d’un piano forte chez Miss Bates, qui vit avec sa mère et héberge Jane, intrigue Emma. Elle soupçonne un amoureux secret. Qui cela pourrait-il être ? Mr Dixon son gendre ? Frank Churchill ? Mr Knightley ? Au bal, que Frank a voulu organiser avec elle, Mr. Knightley demande une danse à Harriet, tandis que Mr Elton l’a dédaignée ouvertement. Emma et Mr. Knightley dansent ensemble et s’en trouvent bien. Frank revient avec Harriet, qui s’est évanouie sur le chemin parce qu’elle a été malmenée par des gitans. Chacun croit que son aimée en aime un autre, ce qui fait le sel du roman.

Mr. Knightley est le beau-frère d’Emma, de seize ans plus âgé qu’elle, et vient souvent en visite chez les Woodhouse parce qu’il est propriétaire du domaine voisin, Donwell Abbey. Il est un ami proche et un modérateur. Il remet souvent Emma dans le droit chemin de la raison en usant de l’humour. Celle-ci finit par croire qu’elle a du sentiment pour lui, mais c’est Harriet qui se déclare. Elle croit naïvement, sur la foi de ce qu’Emma lui a dit, qu’elle peut aspirer à un mariage au-dessus de sa condition, mais la gentry, un rang juste en-dessous de la noblesse, n’est pas pour elle. Mrs. Elton est le parfait contre-exemple, aux yeux d’Emma, de la manière de ne pas se comporter en tant que membre de la gentry. Elle est vaniteuse, ramenant tout à elle, et n’a aucun scrupule à rabaisser les autres ; « prétentieuse, hardie, familière et mal élevée ; elle manquait totalement de tact », n’hésite pas à confirmer l’autrice. Après avoir été refusée par Mr Elton et s’être vue refuser Mr Knightley, Harriet en revient obstinément à son premier prétendant, le jeune fermier de 24 ans Martin.

Après toutes ces intrigues qui nous semblent, vue d’aujourd’hui, celles d’une adolescente dans la fièvre du sexe inassouvi, chacun trouve sa chacune et les chaussures encore neuves trouvent leur bon pied. Sans mariage, les femmes de l’époque ne sont rien. Ses manipulations sociales divertissantes permettent à Emma de connaître et de maîtriser ses émotions, ainsi son insulte injuste à l’égard de Miss Bates que lui reproche Knightley, ce qui fait de son histoire une initiation à l’âge adulte. En réciproque, Knightley prend ses responsabilités d’homme adulte en consentant à ce qu’Emma continue de vivre auprès de son père une fois mariée. Les imperfections des personnages et la peinture réaliste, souvent ironique, de la vie ordinaire, rendent ce roman attachant et toujours édifiant, malgré les écarts d’époques.

Jane Austen, Emma, 1816, Livre de poche 2025 (nouvelle traduction), 704 pages, €8,90

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Un rescapé de La Méduse – mémoires du capitaine Dupont

philippe collonge un rescape de la meduse memoires du capitaine dupont
Gervais Daniel Dupont, originaire de Maintenon (dans la Beauce au nord de Chartres), soldat de l’An II engagé à 17 ans dans les armées de la République, est devenu au fil des campagnes capitaine d’infanterie. Sa dernière mission est de rallier le Sénégal, rendu à la France par l’Angleterre avec le retour de Louis XVIII.

Las ! Le lieutenant de vaisseau Duroy de Chaumareys, réintégré capitaine de frégate après 25 ans sans naviguer, est un dilettante vieilli qui jette toutes voiles dehors, bonnettes de course sorties, sa frégate La Méduse sur le banc d’Arguin au large de la Mauritanie, pourtant marqué sur toutes les cartes.

Dupont raconte la pagaille, la lâcheté, les révoltes des soldats contre les officiers, les affres de la faim, l’ivrognerie de désespoir, enfin le sauvetage in extremis… Tout le monde connait le tableau de Théodore Géricault qui montre avec l’exaltation propre au Romantisme, des naufragés blêmes à moitié nus gisant sur les planches qui font eau.

theorore gericault le radeau de la meduse construction

Le grand format est construit en deux cônes successifs, dans une atmosphère de fin du monde. Le premier suggère le passé, le radeau porté par sa voile de drap comme un destin subi ; le second est l’espoir, l’action de la chemise agitée vers le bateau qu’on croit apercevoir à l’horizon. Le tableau date de 1818 et le naufrage de 1816, encore tout frais à la mémoire. La presse parisienne – mais surtout l’anglaise, toujours avide de se gausser des Grenouilles vaniteuses (jusqu’au cirque Trierweiler tout récent) – donne un retentissement mondial au radeau de La Méduse.

theorore gericault le radeau de la meduse ecoliers au louvre

Philippe Collonge, habitant de Maintenon à sa retraite du groupe Air France, s’est intéressé à l’histoire de sa commune et a collecté les manuscrits conservés soigneusement par la famille du capitaine, adjoint au maire sur ses vieux jours. Il a fait un véritable travail d’historien, n’hésitant pas à comparer la version des faits écrite de la main Dupont avec les témoignages des autres rescapés de La Méduse, et à nous donner un éclairage sur les années de jeunesse du soldat devenu capitaine pour ses capacités humaines et sa bravoure au combat.

Dupont ne dit pas tout. Même s’il parle moins bien le français que sa langue maternelle le beauceron, il connait l’art de l’ellipse, tant sur les putains de Saint-Domingue que sur l’épisode cannibale du radeau et la répression des révoltés sans-grades. Mais ce qu’il dit est franc et honnête, son écriture est directe, sans langue de bois.

theorore gericault le radeau de la meduse cadavre

theorore gericault le radeau de la meduse carte naufrage

Une première partie narre ses campagnes de 1792 à 1815, tirées d’un journal tenu succinctement à mesure ; une seconde partie met en scène La Méduse et après, de 1816 à 1818. Les deux parties tiennent à peu près le même nombre de pages mais l’éclairage des années de soldat montrent combien la personnalité d’un homme compte plus que ses connaissances théoriques lors de dangers immédiats. Gervais Daniel Dupont a 41 ans lors du naufrage de La Méduse ; il n’a jamais été marin mais a beaucoup navigué pour l’armée, notamment vers les Antilles et dans les Caraïbes. Il voit très vite combien les officiers de la frégate sont peu compétents, à l’exception d’un aspirant d’une vingtaine d’années qui ne survivra que par miracle, blessé gravement à la jambe, et qui adressera un rapport tout professionnel au ministère de la Marine.

Si la première partie intéressera surtout les Antillais et les amateurs d’histoire maritime du XIXe siècle, la seconde captivera tous ceux qui aiment les mystères des faits divers. Car ce malheureux naufrage n’est que la traduction de la misère humaine : l’impéritie, l’inaptitude, l’arrogance, la veulerie, la démission… Les officiers mariniers et les officiels embarqués se sauvent en chaloupe. Ils ne remorquent qu’un moment le radeau où s’entassent le tout-venant, 150 personnes avec Dupont et sa compagnie de terre, ainsi qu’un mousse de 12 ans qui mourra et une seule femme. Lorsque le brick L’Argus retrouvera le radeau de La Méduse, 15 jours après le naufrage de la frégate, il ne reste que 15 survivants.

Ce témoignage d’un fait vrai donne envie de relire le roman ensorcelant d’Edgar Allan Poe, Les aventures d’Arthur Gordon Pym sur le même sujet.

Un rescapé de la Méduse – mémoires du capitaine Dupont 1775-1850, Manuscrit original présenté et commenté par Philippe Collonge, La Découvrance novembre 2014, 161 pages, €17.94

Attachée de presse Guilaine Depis

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