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Ragdoll contre Chat noir

Moi, je suis LE chat de la maison. Oh, il y en a bien un autre, qui était d’ailleurs là avant moi, mais c’est un Noir, un prolo habitué à vivre dans le jardin et à se débrouiller, je l’ai relégué à la cave. Moi, je suis un chat de race, je suis un Ragdoll – lui m’appelle volontiers Ral’bol ; je crois que c’est une injure. Mon père était siamois et ma mère persane ; je devais avoir une grand-mère birmane aussi, je ne sais pas. J’ai les longs poils de ma mère et la facétie comme la couleur de pelage de mon père. Celui-là, je ne l’ai pas connu, heureusement d’ailleurs, on dit que les pères chats mangeraient bien leurs rejetons qu’ils considèrent comme des proies dès qu’ils bougent.

Ma mère, en revanche, je suis resté quelques mois avec elle. Pas assez longtemps me dit mon maître car si je sais chasser, ça c’est dans les réflexes, je ne sais que faire de la bête une fois morte. « Cela se mange, ça ? ». Ma mère aurait dû m’apprendre en découpant ma première proie d’adolescent sous mes yeux, pour me montrer comment faire. Soit elle ne savait pas, soit elle s’en est bien gardée, soit elle n’a pas eu le temps. Je crois que la dernière hypothèse est la bonne. C’est pourquoi je dépends aujourd’hui des autres, c’est-à-dire des hommes. Je reste infantile, pas fini ; je ne chasse que les boites ouvertes et les croquettes en gamelle. La collectivité, dans sa maternelle bonté, se charge de la remplir chaque jour contre due reconnaissance politique, frottements, passage sur les genoux et ronronnement. Je n’ai plus ma mère, il faut bien remplacer.

Le chat Noir, lui, condescend à accepter les croquettes en apéritif mais il chasse. Quand il ne chasse pas, il préfère les morceaux cuisinés, ça le change, un peu d’épices, du beurre. Ah, les filets de poulet rôtis dans le beurre fondu… Voilà de l’oiseau encore chaud et savoureux comme on en trouve pas dans la nature ! C’est un chat à la bonne franquette qui a vécu avec des ouvriers sur un chantier. Il aime tous les restes des hommes, le gras, le grillé, les morceaux de fromage et même le chocolat. Le plus noir possible, le chocolat ; ça doit avoir un vague goût de rat tout chaud crevé… Il chasse et quand il est tapi dans un buisson on ne voit que les yeux. Il les ferme à demi pour ne pas se faire repérer comme s’il mettait des lunettes de soleil. Il croque volontiers les merlettes, insouciantes comme tous les piafs. Même les pigeons s’il peut, ils sont lourds et bien dodus, il doit y avoir à manger là-dedans. Moi, je le regarde car je ne pourrais pas ; pas assez vif, pas assez de savoir-faire. Dommage pour les pies, c’est agaçant ces bêtes-là, ça vous croasse dans les oreilles, on se les ferait bien. Un bond, un coup de dents, et hop ! Mais vous avez vu leur bec ? Avant de bondir, il faut toujours se demander où est le bec, comme le livre que lit ma maîtresse. C’est une attitude pessimiste, j’en conviens, mais prudente : même le chat Noir ne se risque pas sur les pies. Il se contente de les faire fuir en accourant ventre à terre. Mais il ne leur saute pas dessus, ah non !

Ce chat, il me fait envie ; il sait faire tout ce que je ne sais pas, grimper aux arbres à toute vitesse, ramper sans bruit entre les herbes, bondir d’un coup sur le mulot qui passe ou l’oiseau qui se pose, me flanquer une rouste quand je le titille de trop près. Alors je m’avance, pas à pas, très lentement pour ne pas déclencher le réflexe de chasse, un truc inscrit dans nos schémas instinctifs, je fais semblant de rien, je reste à la distance de sécurité, puis, à deux fois la distance, je le nargue un peu, queue relevée pour dire qu’ici c’est chez moi. Il ne dit rien, indifférent au gosse de riche que je suis à ses yeux, incapable de se débrouiller, dépendant de la sécurité sociale des hommes. Il est plus grand, plus musclé et plus fort, le Noir, il pèse un quart de plus que moi à presque 7 kg. Quand il me flanque une rouste parce que je suis allé renifler d’un peu trop près ses croquettes dans la cave, son territoire, les poils répandus ne sont pas les siens. Il a comme une cuirasse lisse de fourrure drue ce gouttière, les griffes glissent dessus comme sur un poil téfal, tandis que moi, avec mes mèches persanes et le sous-poil confortable en-dessous, ça accroche trop. Je ramasse d’ailleurs les brindilles quand je vais trop dans le jardin.

Je préfère les fauteuils et les lits élevés, disputant parfois la place à Minette. D’autre fois, je ne la vois même pas, une énorme peluche nous séparent, tout va bien.

Le Noir est venu tout seul dans la maison, il s’est fait adopter. Il va de maître en maître faire sa campagne électorale, frottements, coups de tête sur la main ou le visage qui s’avance, ronronnement, le grand jeu de la séduction, quoi. Il vient de la rue, il sait y faire le démagogue libertaire, il a bien fallu qu’il se nourrisse au début. Moi, je viens d’Espagne, d’un restaurant de l’intérieur où l’on m’a trouvé. J’étais très jeune et très maigre, ne mangeant que ce que j’arrivais à grappiller sous les tables, chassé à coups de balais par les serveurs. Ces maîtres qui aiment les chats m’ont pris en pitié, ils m’ont donné une boite dont ils ont toujours un exemplaire dans la voiture pour des cas comme le mien. Quand ils se sont levés pour partir, je les ai suivis. Quand ils m’ont encouragé à sauter dans leur voiture, je n’ai fait ni une, ni deux. Les débuts ont été durs, vétérinaire, médicaments, nourrissage. Je dormais beaucoup. Mais comme j’étais jeune, j’ai surmonté. Sauf que je n’ai pas appris la vie de chat, quoi. Je suis dépendant, presque chien, malheureux sans compagnie. Sauf que je n’obéis pas aux ordres, faut quand même pas exagérer, social-libéral peut-être mais pas socialiste, non. Pour moi il n’y a pas de sens de l’Histoire, à chacun sa liberté.

Je suis très jaloux, exclusif comme tous les Ragdolls, je ne supporte pas que l’on caresse Minette ou – pire ! – le Noir. Je fais « grrr ! » et « fsschhh ! » puis je commence à chanter, du profond de la gorge, comme un bébé humain qui pleure. Je suis LE seul chat de la maison, les autres n’ont qu’à bien se tenir. Même si j’ai le dessous à chaque fois dans les bagarres, j’ai remarqué que celui qui crie le plus fort devient le plus légitime aux yeux de tous ; l’autre finit par se sentir coupable et laisse la place. C’est ce qui est arrivé au chat Noir, sa légitimité en a été écornée. C’est ce que disait Rousseau, un autre livre que lit mon maître, je connais les lois de la nature donc ce que je dis doit être la volonté générale. Et ça marche, les chats comme le Noir n’ont qu’à bien se tenir. La Minette aussi, ah mais !

Rousseau m’est sympathique ; si j’avais des petits je les aurais laissés comme lui à leurs diverses mères, je ne m’encombre pas de niards miaulant. Je les aurai aussi laissés à poil baguenauder dans la nature, pour qu’ils apprennent. Ce qui m’intéresse, c’est la sécurité et la chaleur du collectif, croquettes tous les jours et genoux à volonté devant la télé. Ou dans une vasque à fleurs, s’il fait beau, au soleil. Les mômes, ils n’ont qu’à se tailler un territoire ou apprivoiser d’autres maîtres. Sauf mes filles ; je les aurais bien prises dans mon harem. Car, hein, je suis LE chat de la maison. Dans chaque maison il n’y a qu’un SEUL chat, même s’il peut y avoir plusieurs chattes. Mon territoire est bien marqué, j’ai laissé mon odeur partout et je fais le tour pour la renouveler chaque jour, surtout au printemps.

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