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Michel Tournier dans la Pléiade

La prestigieuse collection de classiques du monde entier accueille Michel Tournier, décédé le 18 janvier 2016. Il était devenu une référence, bien loin de la mode déconstructiviste et nihiliste de son temps. Si ses premiers romans révolutionnent la littérature française, enfoncée dans des impasses telles que le Nouveau roman ou la dénonciation morale de gauche, les textes qu’il publient dans les années 1980 sont du réalisme ironique qui convient mieux à une société qui se replie sur elle-même.

Le volume de 1759 pages comprend tous les romans (Vendredi ou les limbes du Pacifique, Le roi des aulnes, Vendredi ou la vie sauvage, Les météores, Gaspard Melchior et Balthazar, Gilles et Jeanne) ainsi que son autobiographie littéraire (Le vent paraclet). Le tout est précédé d’une introduction et d’une chronologie par l’éditrice Arlette Bouloumié, ainsi que des annexes pour chaque roman, tirées des archives encore inédites de l’auteur en cours de dépôt à la bibliothèque universitaire d’Angers.

Michel Tournier est un tard venu à la littérature ; il ne publie qu’à l’âge de 42 ans. Mais cela ne signifie pas qu’il n’a jamais écrit auparavant. Comme souvent les bons écrivains, il écrit dès son enfance, notamment un Journal épisodique, dans lequel il va puiser des thèmes et des anecdotes sa vie durant. Ses romans sont ainsi tissés de références à ces carnets et journaux, comme le fit André Gide.

Né le 19 décembre 1924, il a dix ans lorsqu’il assiste aux prémices du nazisme en Allemagne même, à Fribourg où sa famille passe régulièrement des vacances. Il est doté d’une sœur aînée et de deux frères cadets (qui mourront avant lui). C’est en quatrième, comme souvent, qu’il découvre la littérature française, notamment Giono et Giraudoux. Il déménage beaucoup à cause de la guerre – et de son indiscipline scolaire. Il fait sa philo en 1941 au lycée Pasteur de Neuilly avec pour professeur Maurice de Gandillac ; il y a pour condisciple Roger Nimier. De 1942 à 1945, il prépare en Sorbonne une licence en droit ainsi qu’une licence de philo avec Gaston Bachelard. Il soutient son DES sur Platon en 1946, puis part à Tübingen approfondir la philosophie allemande dans cette langue qu’il parle couramment, jusqu’en 1949. Il y rencontre Claude Lanzmann.

En 1949 et en 1950 il échoue à l’agrégation de philo, lui qui est peu scolaire. Ce qui lui permet d’écrire pour ses tiroirs, tout en assurant la matérielle par des traductions chez Plon (1951) et pour Jacques Deleuze (1953). De 1954 à 1958, il est journaliste à Europe-1, puis de 1958 à 1968 directeur de la littérature étrangère chez Plon. La Deuxième chaîne lui demande une cinquantaine d’émissions sur la photographie en 1960.

A la mort de son père en 1966, il s’installe avec sa mère au presbytère de Choisel, en vallée de Chevreuse, que ses parents ont acheté en 1953. Il y vivra jusqu’à sa mort, un demi-siècle plus tard. Il écrit, il voyage, siège à l’Académie Goncourt depuis 1972. François Mitterrand, président, s’invite chez lui plusieurs fois, dont la première le 23 août 1983 avec Attali et Orsenna. C’est que Michel Tournier, en peu d’années, est devenu une célébrité. Il est à la fois intellectuel, métaphysicien, obtenant le Grand prix du roman de l’Académie française pour son premier roman en 1970 – et populaire, vendant 7,5 millions d’exemplaires de Vendredi ou la vie sauvage, version simplifiée et épurée – pas seulement pour les enfants.

Pour lui, un écrivain n’est pas une conscience morale, surtout pas un maître à penser – tout ce que « la gauche » pourtant adore depuis Hugo et Zola, malgré Aragon chantant les louanges de Staline (20 millions de morts) et Sartre donnant des leçons de révolution prolétarienne, juché sur son bidon, aux ouvriers goguenards de Renault Billancourt (1970). Michel Tournier plaisait aux lecteurs parce qu’il ne se voulait pas un gourou imposant sa pensée mais un éveilleur de mythes universels. Artisan du bien dire, et en marge de la société, l’écrivain était pour Michel Tournier celui qui réenchante le monde.

Il utilisait pour cela la forme traditionnelle, bien loin des ruptures avant-gardistes et des expérimentateurs du langage. Le meccano froid et désincarné des intellos qui fuyaient la forme et le roman, tel Robbe-Grillet, était pour lui l’enfer. De même les nihilistes du ressentiment qui ne s’aimaient pas, ni n’aimaient la vie telle qu’elle est, tels Proust, Céline ou Sartre. Il préférait les écrivains du Oui, les dionysiaques de la joie de vivre, sensibles à la beauté du monde et des êtres : Gide, Giono, Colette, Gracq. Michel Tournier avait de la curiosité, de l’appétit, de l’admiration. Pour les jardins comme pour les humains, pour les bêtes comme pour les amis – et pour les livres, ces amis silencieux.

Il a revivifié les mythes comme aventure essentielle des hommes, le schéma dynamique qui n’a rien à voir avec la névrose du mythomane : Robinson et la joie dionysiaque, Abel et la tentation de l’ogre, Paul et la nature panthéiste, Gilles et l’androgyne. Plutôt que l’ego, il a choisi la fiction, passant volontiers cinq ans à écrire un livre : enquêter d’abord avec méthode, puis conter avec lyrisme. Il garde pour maxime celle de Nietzsche selon laquelle l’art est un supplément métaphysique de la réalité : il ne la supplante pas comme un paradis artificiel, il la fait mieux voir, plus lucidement, telle qu’elle est au fondement. Il rétablit le sens des valeurs : ainsi, ce n’est pas la pureté qui vaut, ce fantasme dangereux qui conduit aux génocides et aux purges « révolutionnaires » – mais c’est l’innocence qui est la valeur à défendre. « La pureté est l’inversion maligne de l’innocence », dit-il dans Le roi des Aulnes, p.257.

Le christianisme et la métaphysique platonicienne ont coupé l’être humain de la nature, le premier par puritanisme phobique hérité des cultures moyen-orientales, le second par le culte de l’essence hors du monde et du temps au détriment de l’ici et du maintenant. Faire percevoir le sacré, donner conscience de l’absolu, c’est donner à voir le beau dans le monde familier. Pas dans les fumées de l’au-delà ni de l’ailleurs mais ici, en face de vous, dans le jardin ou dans la rue.

C’est pour ce réalisme magique – ou ce naturalisme cosmique – que j’aime Michel Tournier, bien plus que les écrivains à la mode dans les années 1970-2000.

Michel Tournier, Romans suivi de Le vent Paraclet, Gallimard Pléiade 2017, édition Arlette Bouloumié, 1759 pages, €66.00

Les œuvres de Michel Tournier chroniquées sur ce blog

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Michel Tournier, Journal extime

michel tournier journal extime
Quand l’intime ne parle pas de soi mais de ce qu’il y a autour, l’écrivain invente un mot nouveau. C’est tout le charme de Michel Tournier – dont le nom est si banal qu’il a un homonyme boucher en Limousin et un autre joueur de foot à l’époque. Ce journal d’une année, peut-être écrit l’année du millénaire mais paru en 2002, n’a rien de légendaire comme ses grandes œuvres. Il nous montre un auteur dans son jus, habitant un presbytère accolé à l’église et au cimetière de Choisel, au milieu d’un jardin, avec les flèches de Chartres s’élevant sur la plaine à 50 km.

S’il n’était pas signé Michel Tournier, ce livre n’aurait jamais paru, fait d’insignifiance. Mais il montre l’envers d’un écrivain, c’est ce qui fait son prix pour un lecteur au fait des romans devenus célèbres. Un écrivain est tout sauf ses personnages. « Dialogue avec des lycéens, l’un d’eux me demande : ‘Êtes-vous homosexuel ?’ Je réponds : ‘Oui bien sûr parce qu’il y a au moins deux homosexuels dans mes romans (…) Mais je suis aussi fétichiste (…) vieille grand-mère, petit chien, curé, etc., tous les personnages, tous les êtres vivants de mes histoires. C’est cela être romancier. Quant à savoir ce que je suis moi-même quand j’ai fini d’écrire, je n’en sais trop rien et cela m’importe assez peu » p.174. L’écrivain n’a pas une vie d’aventures ni de légende mais travaille comme un artisan casanier qui ne se plaît jamais tant que chez lui.

Il est bon de déciller les yeux des naïfs, et l’auteur s’y emploie avec sa simplicité coutumière. Flanqué de frères qui lui ont donné de multiples neveux et nièces, adoubé par Mitterrand (qu’il a reçu à dîner plusieurs fois) et accueilli dans les écoles pour faire moderne, il sait parler aux êtres jeunes car il a le talent d’un conteur et la prestance d’un bon géant. Ce qu’il aime en l’enfance, c’est « la faculté de tout effacer et de repartir à neuf » p.235. Ce pourquoi il se méfie de l’informatique qui emmagasine en mémoire absolument tout ce qui se publie, sans aucun filtre ni oubli. Ce fardeau ne sera-t-il pas un danger pour l’être humain dans l’avenir ?

Je ne sais si vous avez fait vous-même l’expérience (ce fut mon cas un jour lorsque je suis allé chercher la dernière), mais les tout petits de maternelle sont attirés de façon irrésistible par un adulte mâle qui vient chercher le sien dans la horde. Ils ne le connaissent pas mais voient en lui une figure tutélaire, le Père protecteur. Cette confiance probablement innée, accentuée par l’éducation familiale, est précieuse. Ce pourquoi il ne faut jamais décevoir un enfant. Lui faire du mal, en actes ou en paroles, parfois même du regard, est la pire des choses en relations humaines. Il est vulnérable et en sera marqué à vie. Michel Tournier est un gentil débonnaire. Malgré les pulsions qu’il peut avoir comme tout un chacun, il ne fera jamais de mal à un petit.

Il cherche au contraire à leur faire découvrir le monde, comme lors d’une « caviar-party » qu’il finance au village. « Je veux qu’ils aient une idée de ce ‘met’ aussi célèbre que rare en raison de son prix. Certains enfants révulsés vont le cracher sur l’évier. D’autres se régalent » p.19. Devenir écrivain ? Pourquoi pas, mais surtout apprendre à voir et à dire : « Je dis aux enfants d’une école : ‘écrivez chaque jour quelques lignes dans un gros cahier (…) un journal dirigé sur le monde extérieur, ses gens, ses animaux et ses choses. Et vous verrez que de jour en jour, non seulement vous rédigerez mieux et plus facilement, mais surtout vous aurez un plus riche butin à enregistrer. Car votre œil et votre oreille apprendront à découper et à retenir… » p.108. La différence fille garçon ? « Les petites filles m’ont souvent donné cette impression de suradaptation, de bonheur égoïste inentamable, moins fréquent, il me semble, chez les garçons » p.157. C’est que les petites filles sont bien plus attachées à leurs parents dont bien plus conformistes avant l’adolescence ; mais, d’expérience, il suffit que la famille se fragilise pour qu’elles soient moins fortes et s’écroulent plus vite que leurs frères.

Son idéal de bonheur est proche du mien, lequel est peut-être toutes proportions gardées en train de se réaliser : « Élever dès son plus jeune âge un enfant génial. Voire naître et s’épanouir des dons éclatants dans quelque domaine que ce soit. Réunir dans le même être la tendresse et l’admiration » p.58. Le Gamin dessine, et fort bien ; il se lance, en jeune homme. Attendons l’âge mûr pour en voir les fruits.

michel tournier a choisel 2005

Outre ces anecdotes sympathiques, l’écrivain note quelques remarques en passant sur les relations humaines. « Le plus sûr moyen de perdre un ami, c’est de toujours lui laisser l’initiative d’une reprise de contact. Tôt ou tard il ne bougera plus » p.21. Ô combien vraie est cette notule ! Si m’en croyez, n’attendez à demain, cueillez dès aujourd’hui les roses de la vie. De même les travailleurs qu’il approche pour en traduire le métier dans ses romans, comme l’incinérateur à ordures d’Achères des Météores, l’abattoir de Chartres pour La goutte d’or et ainsi de suite. « Les travailleurs ainsi approchés sont toujours heureux qu’on s’intéresse à eux et à leur travail – surtout quand ils se sentent plus ou moins méprisés » p.125.

Il a quelques coups de griffes pour ses chers collègues en écriture. Ainsi Victor Hugo, qu’il lit et cite, et semble aimer tout de même : « Victor Hugo : ‘La musique est un bruit qui pense’. Ce mélange de génie éclatant et de totale stupidité, c’est tout Victor Hugo » p.50. Ou encore, parce qu’il aime la culture allemande et qu’il ne peut donc que détester tous ceux qui ne l’aiment pas : « Je me suis longtemps demandé pourquoi j’éprouvais une antipathie égale et de même nature pour quatre écrivains de la même génération : Henry de Montherlant, André Malraux, Louis Aragon et François Mauriac. C’est qu’en dépit de leurs immenses différences, ils avaient un point commun, un père spirituel commun dont la seule évocation me fait fuir, comme l’odeur du putois fait fuir le lapin : Maurice Barrès » p.131. Pourtant, Léon Blum aimait beaucoup Barrès, mais il s’agit d’un tempérament.

De Pascal : « Le monceau informe des Pensées n’est qu’une suite de notes prises en marge des Essais de Montaigne. Bêtisier systématique. ‘Qui fait l’ange fait la bête’. Oui, mais il ne suffit pas de faire la bête pour devenir un ange. Certaines pensées sont dignes d’un personnage de Labiche » p.228.

Cette écriture primesautière au jour le jour ne va donc pas sans quelques « bêtises ». Ainsi la distinction craniologique entre dolichocéphale et brachycéphale p.116, qui sent fort son XIXe classificateur et a entraîné les dérives nazies sur les races inférieures.

« Ambigu, pervers, gai, brillant », ainsi le qualifiait Françoise Giroud dans le Nouvel observateur. « Tout sauf rassurant et franc du collier », commente Michel Tournier, « mais je ne sais pas donner de moi l’image que j’aimerais donner » p.104. Tout le poids de la com’, des jalousies et des rumeurs, des petits journaleux qui veulent se faire mousser en se payant une star… Pourtant, ses œuvres parlent pour lui.

Ce journal ne laissera pas une trace irremplaçable dans la mémoire, mais il se lit avec plaisir et incite à observer aussi, comme l’auteur, ces petits faits qui passent, la vie qui va en sa richesse. Lui en fait des vignettes, un peu comme un blog. Mais il a, contrairement à la plupart, une œuvre mûrie derrière lui.

Michel Tournier, Journal extime, 2002, Folio 2004, 267 pages, €7.10
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