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Arthur Conan Doyle, Les archives de Sherlock Holmes

Parfois traduit en français par Les dernières aventures de Sherlock Holmes, ou Archives sur Sherlock Holmes, ce recueil réunit douze nouvelles. Watson raconte, ou pas; c’est parfois Sherlock lui-même qui évoque, ou un narrateur extérieur.

Le détective cherche moins à affirmer sa méthode, il se met volontiers dans l’ombre avec la satisfaction du travail bien fait, de l’utilisation judicieuse de ses capacités d’observation et de déduction, en général en faveur des victimes. Désormais, il est sollicité de toutes parts, y compris par de très hautes personnalités, tel l’Illustre client, ou celui de la Pierre Mazarine. Par discrétion, il a refusé le titre de chevalier, n’acceptant qu’une épingle à cravate en émeraude de la Reine elle-même, comme il est seulement suggéré.

Il s’est volontairement retiré dans une ferme des Downs, dans le Sussex, où il élève des abeilles. Proche de la mer, et d’un institut d’éducation de jeunes garçons. Cela lui permet de résoudre une énigme portant sur la faune, dans la Crinière du lion. Une bien étrange affaire d’où sourd un certain sadisme. Là un jeune homme est retrouvé fustigé à mort, « le buste nu » sur les rochers. Une jalousie de mâle ? Un châtiment de la nature ? La beauté masculine, souvent citée chez Conan Doyle, à l’égal de la beauté féminine, est souvent sacrifiée. La belle jeunesse est victime plus que bourreau ; les mauvais portent dans leur corps et sur leur visage les stigmates de leur cruauté.

La modernité « fin de siècle » (le 19) s’intègre progressivement, avec le téléphone qui remplace le télégramme, et les annuaires, si précieux pour retrouver un nom. Ou le microscope, qui permet à Holmes les balbutiements de la police scientifique en distinguant les matières. Ou le gramophone, qui donne l’illusion que l’on joue de la musique alors que l’on entreprend autre chose. Ne resterait que le cinéma, mais Holmes en reste au théâtre : il se met en scène à sa fenêtre sous la forme d’un mannequin de cire qui fait semblant de lire, et que Mrs Hudson déplace de temps à autre, pour donner l’illusion que le détective est chez lui à lire derrière son rideau. Or ce n’est que son ombre. Ou la photo, dont les agrandissements permettent d’analyser de quel genre sont les zébrures qui apparaissent sur le dos nu du pauvre McPherson, athlétique mais faible du cœur.

Restent les forces obscures qui, même si la rationalité fin de siècle les récuse, montent à l’horizon et menacent la civilisation : se seront les orgueils mal placés et les pulsions de mort qui conduisent à la guerre de 14, laquelle préparera celle de 40, donc la guerre froide, puis la suite de décolonisations suivies de dictatures – dont le monde n’est toujours pas sorti.

Que peuvent la science et la raison contre la croyance et l’émotion ? Seules les périodes paisibles et fastes permettent aux raisonnables de contribuer au progrès ; les autres font régresser – toujours. Voyez l’ex-URSS retombée dans le stalinisme poutinien, ou le Nouveau monde régresser vers l’Ancien régime.

Si Holmes évacue la nouvelle menace biologique du « rat géant de Sumatra », c’est que pour lui « l’humanité n’est pas encore prête à en entendre parler ». Pourtant les frelons asiatiques, les mygales, le moustique tigre, migrent vers les pays tempérés avec le réchauffement climatique. Et le Covid nous est tombé dessus, chez Holmes une maladie tropicale dans le Soldat à l’étrange pâleur. Il constate aussi « un dérèglement psychique » chez un adolescent dans le Vampire du Sussex, qui préfigure nos questionnements récents sur le mal-être psychopathique de notre jeunesse 2025. La couguar est déjà là dans la société, avec la vieille des Trois pignons qui fait rosser son jeune amant, très beau mais impécunieux, au profit d’un duc riche dont elle pourrait être la mère. Le transhumanisme n’est pas absent non plus avec les apprentis sorciers du rajeunissement, dans l’Homme qui rampait.

Très moderne Conan Doyle, à l’affût des signaux faibles du futur, distillé dans des nouvelles de divertissement…

Sir Arthur Conan Doyle, Les archives de Sherlock Holmes (The Case-Book of Sherlock Holmes), 1927, Archipoche 2019, 339 pages, €8,50, e-book Kindle €1,49

Sir Arthur Conan Doyle, Sherlock Holmes, tome 2, Gallimard Pléiade 2025, 1152 pages, €62,00

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Colette, Le blé en herbe

Elle a 15 ans « et demi » et lui 16 ans « et demi » comme disent tous les adolescents qui veulent être grands avant l’âge. C’est qu’ils sont à cette période de la vie qui bascule d’un coup de l’enfance à l’âge adulte, ou presque. Un passage que Colette a observé chez ses beaux-fils à la plage et qu’elle romance avec Phil et Vinca – le nom latin de la pervenche. Car la jeune fille, qui est un peu elle-même, a les yeux très bleus, en harmonie avec le ciel d’été de Bretagne nord. L’harmonie avec la nature est très importante pour Colette, comme d’ailleurs pour les adolescents. Ils veulent se sentir inclus, acceptés, à l’unisson.

Vinca et Phil sont voisins d’été sur une plage entre Cancale et Saint-Malo. Les parents se connaissent, s’invitent, leurs villas louées tous les étés se touchent. Les deux enfants se sont connus tout petits et sont comme frère et sœur – jusqu’à cette année des 16 ans de Phil. Il change, devient petit mâle, aussi bien physiquement que mentalement. C’était dans l’air du temps, l’entre deux-guerres ; ce serait un peu différent aujourd’hui, mais pas tant que cela. Vinca est tourmentée d’amour pour Phil, mais comme un prolongement naturel d’enfance ; Phil opère une rupture, prend conscience de son charme et de sa beauté, devient dominateur et comme propriétaire. « Vinca ne sait que se taire, souffrir de ce qu’elle tait, de ce qu’elle voudrait apprendre, et se raidir contre le précoce, l’impérieux instinct de tout donner, contre la crainte que Philippe, de jour en jour changé, d’heure en heure plus fort, ne rompe la frêle amarre qui le ramène, tous les ans, de juillet en octobre »

Les ados vivent à demi nus, en vacances de tout, de l’école comme de la ville et des convenances. Ne reste qu’un minimum. « Tu t’habilles ? et moi ? je ne peux pas déjeuner en chemise ouverte, alors ? – Mais si, Phil ! Tout ce que tu veux ! D’ailleurs tu es beaucoup mieux, décolleté ! » p.1189 Pléiade. Sensualité des corps et des regards. « Vinca cessa de coudre pour admirer son compagnon harmonieux que l’adolescence ne déformait pas. Brun, blanc, de moyenne taille, il croissait lentement et ressemblait, depuis l’âge de quatorze ans, à un petit homme bien fait, un peu plus grand chaque année » p.1193. Phil remonte de la plage, « il se laissa glisser, épousa délicieusement, de son torse nu, l’ornière de sable frais » p.1196. Et une voix jeune et autoritaire l’éveille : « Hep ! Petit ! ». Une dame en blanc enfonce ses hauts talons dans le sable et veut savoir si son auto peut passer dans le chemin. Phil « ne rougit que quand il fut debout, en sentant sur son torse nu le vent rafraîchi et le regard de la dame en blanc, qui sourit et changea de ton. Pardon, Monsieur… » p.1197.

C’est le début d’une aventure ; la femme couguar qui désire l’éphèbe demi nu et le garçon qui est tenté par la femme mûre. Bertrand, le beau-fils de Colette, la première fois à Rozven en Bretagne en 1920, avait 16 ans et demi – et elle 47 ans. Trois femmes alentour convoitaient le jeune homme, dont elle-même. Dans l’édition de la Pléiade, Bertrand de Jouvenel témoigne, sans en dire trop. « Colette me regardait sans doute, car un jour où, devant la maison et vêtu d’un caleçon de bain, elle passa son bras sur mes reins, je me souviens encore d’un tressaillement que j’éprouvai. Il faut qu’il ait été bien vif pour avoir laissé un souvenir » p.LVII Pléiade.

Il paraît 12 ans quand il rit, mais jeune homme lorsqu’il est debout torse nu, dit la dame nommée Camille Dalleray, un prénom androgyne comme ses 30 ans avec peu de seins. Elle va l’inviter à boire une orangeade, puis à discuter, puis dans son lit. C’est dit pudiquement et décrit sans détails mais comme une évidence. L’initiation s’effectue sans heurts. L’univers de la dame en blanc est celui de la ville, de la villa obscure contre la chaleur, du lieu clos où se consomme l’amour : un enfermement. L’univers de l’amie d’enfance est tout le contraire : la plage, la mer, le grand large et le ciel, tout l’avenir du monde ouvert dans la nature.

Car le drame est celui de Vinca ; elle observe, elle sait, elle souffre. Et puis elle pardonne car la dame n’est qu’une passade d’été et Phil lui revient car elle se donne à lui volontairement comme une femme. Pour la première fois, pour l’arrimer en elle. « Il entendit la courte plainte révoltée, perçut la ruade involontaire, mais le corps qu’il offensait ne se déroba pas, et refusa toute clémence » p.1267. C’est délicatement dit.

Mais la femme de 30 ans a soumis et affaibli le jeune garçon de 16 ans vigoureux et possessif : il s’évanouit de faiblesse, il est soigné par Vinca. Elle s’affirme à son image, surtout après s’être donnée. Vinca chante au réveil, le dernier jour des vacances, alors que Phil s’enferme dans ses scrupules et sa culpabilité d’avoir plus ou moins trahi son amie et son enfance. Même si « leurs quinze années de jumeaux amoureux et purs » p.1268 ne s’oublient pas d’un coup de queue. « Puisqu’une femme que je ne connais pas m’a donné cette joie si grave, dont je palpite encore, loin d’elle, comme le cœur de l’anguille arraché vivant à l’anguille, que ne fera pas, pour nous, notre amour ? » p.1268. Mais le sexe n’a jamais établi la communication pleine et entière entre l’homme et la femme. Il manque tout le reste : les habitudes des corps, les affects des cœurs, les inclinations des esprits. C’est tout cela qui doit se développer avec le temps dans le couple ; c’est tout cela que Phil a perdu, désorienté par son passage hors de l’enfance.

Le roman a été publié en feuilleton dans Le Matin entre juillet 1922 et mars 1923 et a fait scandale dès le XIVe chapitre ; au XVe, la publication a été arrêtée. Ce pourquoi le chapitre XVI final bouscule le dénouement. Rappelons que le film d’Autant-Lara en 1954, qui a été tourné à partir du roman, a lui aussi fait l’objet de scandale et a été censuré. La société adulte, bourgeoise, catholique et inhibée n’a jamais accepté que l’enfance ne soit plus le paradis de la pureté et que l’adolescence commence. C’est pourtant la nature.

Colette, Le blé en herbe, 1923, J’ai lu 2000, 125 pages, €3,00, e-book Kindle €6,99

DVD Le blé en herbe, Claude Autant-Lara, 1954, avec Edwige Feuillère, Nicole Berger, Pierre-Michel Beck, Gaumont 2010, 1h44, €12,99 Blu-ray €14,99

Colette, Œuvres tome 2, édition Claude Pichois, Gallimard Pléiade 1986, 1794 pages, €69,44

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