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Clément Rosset, Loin de moi

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« Moins on se connait, mieux on se porte », n’hésite pas à écrire l’auteur p.86. Il va en cela à l’encontre de toute la littérature de coiffeurs et dentistes, professions où l’on attend autant que l’on est servi, ce qui permet de feuilleter ces magazines innombrables où les tests pour « se connaître » forment l’habituel marronnier. Existe-t-il une identité personnelle au-delà de l’identité sociale, un noyau intime qui serait le « vrai » de l’individu ? « C’est toujours une déficience de l’identité sociale qui en vient à perturber l’identité personnelle, et non le contraire comme on aurait généralement tendance à le penser », énonce Rosset p.18.

Si le moi est illusion, comme le croit Nietzsche à la suite des philosophies orientales, à quoi donc correspond cette identité que tout le monde croit connaître ? Hume, Pascal, Montaigne, Platon, Spinoza, Descartes sont convoqués au même titre que Tintin, Hitchcock, Maupassant, Mallarmé, Balzac ou René Girard, à l’appui de la thèse selon laquelle l’identité « personnelle » n’existe pas, qu’elle n’est rien d’autre que « l’identité sociale », soit la somme des caractères reproductibles d’un individu qui permettent de prévoir son comportement. « Suis-je bien moi ? suis-je bien sûr de n’avoir ni dit ni fait ce dont je ne me souviens en aucune façon, mais que tous à présent assurent m’avoir entendu dire ou vu faire ? » Ce thème « apparaît dans presque tous les films de Hitchcock » p.24. Obsession qui tiendrait à ses terreurs d’enfance, ce « sentiment d’avoir été pris en faute alors qu’on ne l’était pas mais que toutes les apparences étaient contre soi, ou d’avoir été culpabilisé par un entourage puritain pour avoir été surpris alors qu’on s’adonnait à quelque activité disons naturelle » p.25.

L’identité adulte, qu’est-elle, sinon l’imitation réussie dans l’enfance de modèles parentaux, amicaux ou héroïques ? Les psys le disent, construire sa personnalité n’est possible que par imitation, identité d’emprunt. Les grands hommes, de même, gardent à l’esprit un modèle, tel Napoléon qui se voulait César, lequel rêvait d’égaler Alexandre, qui se voyait en Achille… Outre l’ambition, l’autre tuteur de l’identité est l’amour, « le sentiment d’être aimé (par celle ou celui qu’on aime soi-même) entraînant automatiquement un sentiment d’être tout court, de se trouver soudain doté d’une identité personnelle » p.53. Amis ou amant, « il est vrai que les deux sentiments d’un être pareil à soi et d’un être complément de soi, sont souvent si inextricablement emmêlés que l’on a bien de la difficulté à essayer de les démêler. (…) C’est d’ailleurs aussi pourquoi toute forme d’hétérosexualité est toujours plus ou moins aux portes de l’homosexualité (…) et pourquoi aussi, soit dit en passant, la vieille guerre, non pas entre les deux sexes, mais entre les deux principales dispositions sexuelles, est une guerre sans objet, ou plutôt sans différend réel » p.60. Le semblable a besoin du différent pour se sentir semblable. La perte de l’objet aimé est une perte de soi, montrant combien l’identité n’est qu’un bien d’emprunt, tributaire de l’amour ou de la reconnaissance de l’autre.

En trois chapitres très courts, l’auteur philosophe en marchant, pensant au fil de son esprit et de sa vaste mémoire des bons auteurs. Mais cette légèreté n’est qu’apparence : le fil conducteur se révèle à la fin, qui confond les bobos et autres benêts de la doxa dominante.

L’introspection, si prisée des magazines people, « est le plus souvent l’offrande complaisante de sa personne au regard de l’autre » p.80. L’individu ne cherche pas à se connaître lui-même « pas plus qu’une lunette d’approche ne peut se prendre elle-même comme objet d’observation ». Il affiche plutôt son désir d’être vu, d’appartenir au groupe reconnu. Forme de narcissisme tellement contemporaine ; forme de snobisme théâtral qui cherche à se persuader dès les dessins animés d’enfance (dis-moi, miroir, si je suis la plus belle) ; une forme de faiblesse intime, au fond. « Je n’ai pas besoin d’en appeler à un sentiment d’identité personnelle pour penser et agir de manière particulière et personnelle, toutes choses qui, si je puis dire, s’accomplissent d’elles-mêmes » p.85.

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Mais il faut pour cela posséder une force en soi-même et ne pas chercher ailleurs des béquilles, dans le regard des autres, des commandements moraux ou des normes reconnues par la société. Car les toutes dernières pages donnent le sens de la démonstration : « Si la croyance en une identité personnelle est inutile à la vie, elle est en revanche indispensable à toute conception MORALE de la vie, et notamment à la conception morale de la justice, fondée non sur la sanction des faits mais sur l’appréciation des intentions » p.90. Pour Sartre, vous êtes un « salaud » non pour ce que vous faites mais par les intentions qui vous animent. Rosset se moque de « l’indignation » des censeurs moraux – qui feraient mieux de regarder la poutre dans leur œil que la paille dans celle du voisin. Ces bobos de gauche récusent « l’identité » (qui serait de droite) mais jugent au nom des intentions, donc de la responsabilité (qui exige une identité personnelle, et non plus seulement un conformisme moral).

Clément Rosset, Loin de moi – étude sur l’identité, 1999, éditions de Minuit 2014, 96 pages, €11.50
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