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Anatole France, L’orme du mail

Anatole France a du mal à composer un roman. Ici encore, il raboute des articles de mœurs, de réflexions et des contes publiés par ailleurs. Avec le recul, il en fait le tome 1 d’une Histoire contemporaine qui porte sur la fin de son siècle, le 19ème. La République Troisième s’est établie depuis les lois constitutionnelles de 1875 et la démission du président Mac-Mahon en 1877. Le pays tout entier bruit des intrigues politiques, tandis que le parti catholique mène de constants combats d’arrière garde sur la monarchie, l’Église et l’aristocratie.

C’est dans ce contexte que nous découvrons un siècle et quart plus tard l’ironie délicieusement anticléricale et anti-politicienne d’Anatole France. Lui se drape dans la culture humaniste, héritée des Anciens, cultivée en bibliothèque et dans les cercles de librairie ; il se met, comme son Monsieur Bergeret, en retrait de l’action pour observer ses contemporains. Nous sommes dans une ville de province, probablement non loin de Tourcoing dans le nord, où l’on cherche un nouvel évêque. C’est alors que tout le petit monde des pouvoirs s’agite, du cardinal-archevêque Mgr Charlot (admirez le choix du nom…) au préfet juif républicain Worms-Clavelin (où l’origine « allemande » est accolée à un nom de terroir bien français…), du supérieur Lantaigne rigide et érudit, jusqu’à l’abbé Guitrel à l’onctuosité démagogique et prudente, au « sexe de marchande à la toilette » comme Madame Vacherie (admirez la comparaison du nom…).

prefet v 1890

L’auteur déploie toute son ironie à décrire les ambitions balzaciennes de ces bourgeois promus par la Révolution, de ces paysans madrés et ignorants qui posent, de ce microcosme provincial où ceux qui ont fait quelques études se comptent sur les doigts d’une seule main. Le cardinal roublard embobine en flattant ; le supérieur du grand séminaire est orgueilleux de vertu, sorte de Robespierre d’Église qui dénonce en fulminant les faiblesses des autres malgré quelques inclinations pédophiles pour un élève doué mais vicieux ; le « professeur d’éloquence sacrée » Guitrel est gourmand, l’air d’un « gros rat noir », traducteur de poèmes érotiques antiques, attentif à l’analyse archéologique du christianisme, n’ayant pas honte à fréquenter un républicain juif et à alimenter l’épouse de vieux objets du culte glanés dans les églises de campagne ; le général Cartier de Chalmot est un vieux radoteur qui met en fiche sa division mais récuse toute compromission avec un régime non monarchique.

La religion se voit contestée par la science comme par la politique. Les « miracles » sont l’objet de risée, les « saints » sont remis en cause, seul subsiste une sorte de déisme voltairien du Grand Horloger qui mit en branle le mécanisme de la nature – et la Morale, cette « discipline nécessaire » à toute société (Pléiade p.764). Sans parler, pour les soldats, « l’espoir d’une seconde existence » p.750. Anatole France, disciple d’Ernest Renan, est anticlérical et volontiers libre-penseur.

Mais il n’est pas positiviste, attitude qu’il caricature en la personne du fonctionnaire apatride et obéissant, juif et franc-maçon : « Il n’avait hérité aucune des croyances de ses parents, étrangers à toutes les superstitions comme à tous les terroirs. Son esprit n’avait tiré d’aucun sol une nourriture antique. Il restait vide, incolore et libre » p.775. Il n’y a aucune antipathie religieuse ou ethnique dans ce constat sociologique : la France républicaine a éradiqué les appartenances jusqu’aux racines, offrant ainsi le pouvoir aux parfaits neutres cosmopolites, sans identité ni racines. Des rouages, fonctionnant fonctionnaires, reconnaissants de la reconnaissance républicaine. Le préfet Worms-Clavelin apparaît vulgaire mais habile, sans usages mais bon garçon. Un « zèle médiocre qui devenait un titre » (p.783), c’est ainsi que le nouveau pouvoir républicain distingue ses bons serviteurs. Cela n’a guère changé.

Toute religion veut l’unité, « un roi, une foi, une loi », comme on disait contre les Huguenots sous Louis XIV. On le dit aussi chez les islamistes contemporains comme à gauche en France. Tous pourraient reprendre texto ces mots du catholique vertueux Lantaigne : « La diversité est détestable. Le caractère du mal est d’être divers. Ce caractère est manifeste dans le gouvernement de la République qui, plus qu’aucun autre, s’éloigne de l’unité » p.807. C’est au contraire M. Bergeret (Anatole France) qui démontre que la diversité offre les libertés… L’auteur apprécie la république, même s’il observe ses bassesses opportunistes des premières années d’un œil chagrin ; s’il regrette parfois Napoléon III, c’est moins pour l’empire et son autoritarisme supposé que pour la direction d’un chef dont la France éclatée en micro-provinces a besoin.

Ce qui deviendra moins d’un siècle plus tard « le bonapartisme », débarrassé de l’empire pour garder la direction éclairée, reste ce régime incontournable aux Français, qui sait conjuguer le chef et l’égalité par le plébiscite. Les électeurs aujourd’hui encore le réclament, reprochant à Nicolas Sarkozy d’être trop personnel – mais énergique – et à François Hollande d’être plus ouvert – mais trop mou. Seul Jacques Chirac, uhlan en campagne électorale mais roi fainéant au pouvoir, leur a donné une satisfaction de contrastes, d’où sa popularité incompréhensible au vu des questions aujourd’hui urgentes qu’il n’a jamais voulu aborder !

L’orme du mail se lit avec plaisir, la peinture des caractères et l’atmosphère si provinciale de la France de toujours est rendue avec toutes ses nuances et dans sa profondeur.

Anatole France, L’orme du mail – Histoire contemporaine 1, 1897, format Kindle, eBooksLib 2011, 188 pages, €0.00 gratuit

Anatole France, Œuvres tome 2, Gallimard Pléiade 1987, édition de Marie-Pierre Bancquart, 1300 pages, €54.15

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