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Ne vous laissez pas tenter par la mélancolie, dit Nietzsche

Après avoir tenu un discours sur « l’homme supérieur » aux hommes supérieurs qu’il a réuni dans sa caverne, Zarathoustra sort pour prendre de l’air pur. Il a besoin de solitude pour se recueillir. Il n’est accompagné que de ses animaux fétiches, l’aigle et le serpent. L’aigle est un avatar de Zeus, qui enleva par exemple le bel éphèbe Ganymède pour le porter au banquet des dieux ; il fond comme la foudre, attribut du dieu en chef de l’Olympe. Le serpent est parmi les animaux favoris d’Apollon ; le dieu a tué le serpent Python qui a poursuivi sa mère durant sa grossesse.

Pendant ce temps, dans la caverne, c’est « le vieux magicien » qui prend la parole. Il a « un esprit malin et trompeur », « un esprit d’enchanteur ». Son démon est la mélancolie. Le fameux spleen romantique de son temps qui est un affaiblissement d’énergie, une dépression non déclarée, neurasthénique, un désir inassouvissable (« désir de l’obsessionnel », disent les psy aujourd’hui). Cette mélancolie, cet à quoi bon, cet abandon « est, jusqu’au fond du cœur, l’adversaire de ce Zarathoustra », dit le vieux magicien. Là est la tentation, d’y céder par mollesse, paresse, facilité, laisser-aller.

Car tous, « que vous vous intituliez ‘les esprits libres’ ou ‘les véridiques’ ou ‘les expiateurs de l’esprit’, ‘les déchaînés’ [désenchaînés serait mieux traduit] ou ‘ceux du grand désir’, à vous tous qui souffrez comme moi du grand dégoût, pour qui le Dieu ancien est mort, sans qu’un Dieu nouveau soit encore au berceau, enveloppé de langes – à vous tous, mon mauvais esprit, mon démon enchanteur est propice. »

Chante alors le poème de la mélancolie, celle qui saisit les hommes surtout s’ils sont poètes. Or le poète ment, il « doit mentir sciemment, volontairement, guettant sa proie, masquée de couleurs, masque pour elle-même, proie pour elle-même. » Le poète enjolive, idéalise, crée une fiction. Il se prend dans sa propre illusion et s’égare de la voie vers la vérité. Nietzsche songe peut-être à Wagner, ce musicien enchanteur qui l’avait pris sous ses rets avant qu’il ne parvint à s’en détacher en analysant Le cas Wagner. Il y écrit : « on comprend ce qui se dissimule sous les plus sacrés de ses noms et de ses formules de valeur : la vie appauvrie, le vouloir mourir, la grande lassitude. La morale dit non à la vie. Pour entreprendre une telle tâche, il me fallait de toute nécessité m’imposer une dure discipline : prendre parti contre tout ce qu’il y avait en moi de malade, y compris Wagner, y compris SCHOPENHAUER, y compris tous les modernes sentiments d’  » humanité « … »

Zarathoustra a vanté dans « l’homme supérieur » un créateur, comme le poète, « ni silencieux, ni rigide, ni lisse, ni froid, changé en image, en statue divine, ni placé devant les temples, comme gardien du seuil d’un Dieu : Non ! ennemi de tous ces monuments de la vérité. » Mais ennemi comment ? « Plein de caprices de chat, sautant par toutes les fenêtres, vlan ! dans tous les hasards, reniflant dans toutes le forêts vierges, reniflant d’envie et de désir ! » Mais ce portrait de Zarathoustra par le vieux magicien ne décrit que l’aspect dionysiaque de Zarathoustra. Son aspect apollinien est évoqué ensuite, « semblable à l’aigle qui regarde longtemps, longtemps, fixement dans les abîmes (…) puis tout à coup, d’un trait droit, d’un vol aigu, fonce sur les brebis, tout soudain, affamé (…) ennemis de toutes les âmes de brebis, détestant tout ce qui a le regard moutonnier… » Ces « désirs du poète » – Zarathoustra – sont-ils « entre mille masques » ? Sont-il un masque de plus ? Le Z s’est-il pris à son propre, jeu ? Intoxiqué lui-même ?

Ce serait le masque de la fureur vitale, selon le vieux magicien : « Toi qui as vu l’homme, tel Dieu, comme un agneau : déchirer Dieu dans l’homme, comme l’agneau dans l’homme, rire en le déchiquetant, ceci, ceci est ta félicité ! » Est-ce bien ce désir sans frein de violence égoïste, vengeresse, qui a saisi Zarathoustra ? Certes pas ! Il y répondra dans le chapitre suivant.

Car Nietzsche se critique lui-même, anticipant les objections qu’on peut lui faire, ainsi cet être de proie que reprendra sans distance le nazisme, focalisé sur la force et l’élitisme racial, illusionniste de la puissance bestiale de la guerre ornée de la radicalité d’un rationalisme sans pitié pour l’organisation des camps d’extermination de tous les impurs. Il faut tout lire de Nietzsche, et ne pas en rester à une lecture superficielle, au premier degré.

(J’utilise la traduction 1947 de Maurice Betz au Livre de poche qui est fluide et agréable ; elle est aujourd’hui introuvable.)

Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, 1884, traduction Geneviève Bianquis, Garnier Flammarion 2006, 480 pages, €4,80 e-book €4,49

Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra – Œuvres III avec Par-delà le bien et le mal, Pour la généalogie de la morale, Le cas Wagner, Crépuscule des idoles, L’Antéchrist, Nietzsche contre Wagner, Ecce Homo, Gallimard Pléiade 2023, 1305 pages, €69.00

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Sénancour, Oberman

Le vide et l’effusion sentimentale : c’est tout le torrent de mots de ce livre, écrit durant les bouleversements politiques, économiques et mentaux de la Révolution française. L’auteur, né en 1770, s’est imbibé de Rousseau pour pondre ce livre préromantique qui n’est pas un roman, ni un essai, mais des songeries inspirées de la nature alors que le monde est chamboulé en son intime.

Sainte-Beuve en fera l’éloge, ce qui rendra le livre célèbre. Frantz Liszt a consacré l’une de ses années de pèlerinage (en Suisse) à Oberman. Mais les états d’âme de l’auteur sont bien mièvres, même si écrits d’une belle langue. Il est vide et submergé d’émotions ; il n’évoque que les regrets de ce qu’il n’a point accompli, et des confessions de jeune homme qui ne sait pas ce qu’il est. Une sorte d’adolescent avant que le type n’existe, un gémissant qui désire tout court, sans savoir quoi ni qui. Il n’est pas à sa place dans le monde, la société et sa famille et sanglote. Les lamentations de Sénancour sur son tas de fumier, alors qu’il se voyait promis à de hautes pensées, sont la résultante des railleries de sa copains de collège. Lui l’inadapté, a tenté de faire de sa blessure une plaie universelle – et ce n’est pas trop mal réussi.

« Indicible sensibilité ! charme et tourment de nos vaines années ; vaste conscience d’une nature partout accablante et partout impénétrable ! passion universelle, indifférence, sagesse avancée, voluptueux abandon : tout ce qu’un cœur mortel peut contenir de besoins et d’ennui profond ; j’ai tout senti, tout éprouvé dans cette nuit mémorable. (…) Qui suis-je donc, me disais-je ? Quel triste mélange d’affection universelle, et d’indifférence pour tous les objets de la vie positive ! Une imagination romanesque me porte-t-elle a chercher, dans un ordre bizarre, des objets préférés par cela seul que leur existence chimérique pouvant se modifier arbitrairement, se revêt à mes yeux de formes spécieuses, et d’une beauté pure et sans mélange plus fantastique encore. » Lettre 4.

Il a ce qu’on appellera, mais plus tard, le spleen, ce sentiment de décalage entre l’être et le monde. Il se sent vide, et peut-être l’est-il au fond. Toute la substance de l’œuvre est dans ce ressenti face à la nature, dans ces épanchements émotionnels abstraits envers les semblables – qu’il fuit. Il voudrait autre chose, du mieux, mais quoi ?

« Il y a une distance bien grande du vide de mon cœur à l’amour qu’il a tant désiré ; mais il y a l’infini entre ce que je suis, et ce que j’ai besoin d’être. L’amour est immense, il n’est pas infini. Je ne veux pas jouir ; je veux espérer, je voudrais savoir ! Il me faut des illusions sans bornes, qui s’éloignent pour me tromper toujours. (…) Je veux un bien, un rêve, une espérance enfin qui soit toujours devant moi, au-delà de moi, plus grande que mon attente elle-même, plus grande que tout ce qui passe. » Lettre 18.

L’auteur a connu une vie errante entre la France et la Suisse, valorisant les bergers solitaires dans les montagnes nues (ou peut-être inconsciemment l’inverse, lui que son père destinait au séminaire où l’on apprend de drôle de mœurs). Il abandonne son âme aux songes. La réalité lui fait mal, la société lui est douloureuse car elle l’éloigne de ce divin ressenti tout seul dans les hauts.

Mais Sénancour n’est pas Nietzsche et son jeune homme point Zarathoustra. Il est le velléitaire empoissé de faiblesse, celui qui préfère l’illusion au vrai, ce lâche qui refuse de se battre pour la vie et finira obscur, végétant dans de petits boulots littéraires après un mariage raté. Une curiosité de lecture qui fait partie de la littérature française.

Étienne Pivert de Sénancour, Oberman, 1804, Garnier-Flammarion 2003, 570 pages, €14,00 e-book Kindle gratuit

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