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George Sand, Mauprat

Le schéma du roman est toujours un peu le même et toujours un peu différent. La femme est l’héroïne, double de l’auteur, et les amants se battent pour couvrir la mante religieuse. Cette fois, Edmée n’est pas Lélia ; elle est orgueilleuse mais amoureuse. Par « coquetterie » dit cette poulette (et le mot vient de « coq » !) elle fera attendre l’amoureux transi durant sept ans. Un temps biblique, sept ans de malheur avant le bonheur du « mariage », mais cette fois d’égal à égal, en plein esprit républicain. Et ils eurent beaucoup d’enfants (six).

C’est le vieux Bernard qui raconte, à 80 ans, l’année de ses 17 ans, l’enfance et adolescence frustes qui ont précédé et la lente civilisation de l’enfant sauvage par son aimée – du même âge mais civilisée. La Belle et la Bête : Bernard de Mauprat est le dernier de la branche aînée de la famille et il a sept oncles qui le briment, le dominent et l’associent à leurs méfaits ; Edmée de Mauprat est la dernière de la branche cadette, cousine à la mode de Bretagne de Bernard. L’un habite un château fortifié dans la forêt et ses oncles, des nobliaux frustes, ont des mœurs médiévales, pillant, rançonnant contre protection, lutinant et violant à merci ; ils sont les « Coupe-Jarret ». L’autre habite le château de plaisance de Sainte-Sévère, entourée de son père, de son prétendant fade mais exquis, du curé et de ses amis, le bonhomme Patience, Diogène rustique illuminé par la philosophie naturelle, et le chasseur de taupes Marcasse accompagné de son chien Blaireau ; elle appartient aux « Casse-tête ».

Roman d’aventure à la Walter Scott, noir à la Lewis et provincial policier à la Balzac, le livre chevauche l’Ancien et le Nouveau régime. Né en 1757, Bernard et Edmée ont chacun 17 ans en 1774. Le premier a été élevé par sa mère jusqu’à 7 ans puis, à la mort de celle-ci pour capter l’héritage, enlevé brutalement par ses oncles pour l’élever à la dure, en soudard. Il est étonnant que le gamin, à 17 ans, n’ait pas encore connu de femme alors que les oncles, tous célibataires car trop mal vus, n’ont cessé de baiser à couilles rabattues. Mais lorsqu’Edmée « Casse-tête » atterrit dans l’antre des Mauprat « Coupe-Jarret » en se perdant à cheval lors d’une chasse en forêt, Bernard en tombe instantanément amoureux et l’aide à s’évader grâce à une attaque de la maréchaussée sans profiter d’elle, malgré les encouragements des oncles. Mais son « amour » (mot-valise du français) est du brut désir sexuel ; tout l’art de la fille sera de transformer ce prurit bas du ventre en courtoisie trouvère et de dégrossir le sauvageon en civilisé. Alors l’enfant, qui a un bon fond, sortira de la brute pour devenir homme et pourra – sur un pied d’égalité idéal – l’épouser. Elle le lui a promis, à condition que lui-même consente à la mériter. Cela durera sept ans…

Un tel « amour » est un absolu romantique, un exclusif éternel rarissime mais, par-là, exemplaire du message politique que George Sand veut faire passer : la femme républicaine idéale exige un homme qui soit idéal républicain pour un compagnonnage d’âge d’or qui réunisse le sacré religieux et la parité morale. « Il n’y a que justice dans la pudeur offensée qui réclame ses droits et son indépendance naturelle » p.794. En ces temps de monarchie restaurée, un brin réactionnaire sur les mœurs, s’exacerbe le féminisme. Le clergé établi en prend un coup avec la figure du supérieur des Carmes chaussés, sybarite politique d’une hypocrisie et d’une ambition avaricieuse rare.

L’auteur, en bonne adepte des Lumières et grande lectrice de Jean-Jacques Rousseau, croit en l’éducation. « Ne croyez pas à la fatalité, déclare Bernard à ses interlocuteurs plus jeunes » p.919. L’énergie et la volonté permettent de la chevaucher et d’orienter son destin plus ou moins. « L’homme ne nait pas méchant ; il ne nait pas bon non plus, comme l’entend Jean-Jacques Rousseau (…). L’homme naît avec plus ou moins de passions, avec plus ou moins de vigueur pour les satisfaire, avec plus ou moins d’aptitude pour en tirer un bon ou un mauvais parti dans la société. Mais l’éducation peut et doit trouver remède à tout ; là est le grand problème à résoudre, c’est de trouver l’éducation qui convient à chaque être en particulier » p.923. Dans Mauprat, l’homme est régénéré par la femme, elle le civilise. A 17 ans pour elle comme pour lui, nous la trouvons un peu jeune pour le rôle de Mentor, mais telle est la licence de la romancière. De même, attendre sept longues années pour consommer le désir adolescent qui brûle bien plus qu’à un âge plus avancé sans aller chercher ailleurs est irréaliste mais, là encore, une exception voulue. Il faut dire que, dans le Berry profond de l’an 1774, les occasions non mercenaires sont rares.

Oh, certes, les tentations pour compenser se font allusions au cours du récit, du chef de bande de 13 ans, « vigoureux pour mon âge », auquel s’attache un jeune Sylvain devant lequel il est fouetté de houx, attaché à un arbre, pour avoir tué la chouette apprivoisée du « sorcier » Patience – à l’ami Arthur à 18 ans, chirurgien herboriste américain durant la guerre d’Indépendance à laquelle Bernard participe. Ce sont les reflets édulcorés et euphémisés de l’expérience homosexuelle de George Sand avec Marie Dorval en 1832 : l’autre sexe étant barbare et incompréhensible, ne sommes-nous pas mieux servis et mieux lotis par un compagnonnage de même sexe ? L’amitié, sorte d’extase érotique, vaut mieux que la frigidité née sous la violence et la crainte. Mauprat est écrit juste après la séparation de George Sand d’avec son mari et à l’époque de sa rupture avec Musset ; le sexe opposé est donc l’ennemi. « Impérieuse et violente » p.856, Edmée ressemble trop à Bernard pour lui céder de suite. « Edmée m’apparaissait sous un nouvel aspect. Ce n’était plus cette belle fille dont la présence jetait le désordre dans mes sens ; c’était un jeune homme de mon âge, beau comme un séraphin, fier, courageux, inflexible sur le pont d’honneur, généreux, capable de cette amitié sublime qui faisait les frères d’armes, mais n’ayant d’amour passionné que pour la Divinité » p.757. Où l’on constate que la revendication d’égalité républicaine entre les sexes encourage l’homoérotisme, l’androgynie, la confusion des genres. Au Nouveau monde, Bernard rencontre Arthur (sous les auspices déclarés de « la Providence ») : « C’était un admirable jeune homme, pur comme un ange, désintéressé comme un stoïque, patient comme un savant, et avec cela enjoué et affectueux » p.790. N’est-il pas le portrait pendant de celui d’Edmée ? « Je conçus pour lui un attachement d’autant plus vif que c’était ma première amitié pour un homme de mon âge. Le charme que je trouvais dans cette liaison me révéla une face de la vie, des facultés et des besoins de l’âme que je ne connaissais pas » p.791.

Néanmoins, pression sociale et orgueil aidant, Bernard rejoindra Edmée qui l’a attendu, se jettera dans les transes car la belle se fait désirer, jouant avec lui en cavalière pour le dompter, jusqu’à la scène de la forêt où l’explosion a lieu. Si vous n’avez pas lu le livre, je ne vous en dis pas plus, sinon qu’il y aura procès, intrigues du clergé, manœuvres des oncles survivants, convulsions, délires – bref tout ce qui fait l’excès du romantisme noir – avant la fin, rapide où, pour une fois, tout le monde n’est pas mort.

Échevelé, invraisemblable, mais lyrique et rousseauiste, ce roman de George Sand peut encore se lire ; vous n’y connaitrez pas l’ennui mais les orages de la passion et le désir, parfois, de flanquer une bonne fessée à la belle.

George Sand, Mauprat, 1837, Gallimard Folio 1981, 480 pages, €9.10 e-book Kindle €1.04

George Sand, Romans tome 1 (Indiana, Lélia, Mauprat, Pauline, Isidora, La mare au diable, François le champi, La petite Fadette), Gallimard Pléiade 2019, 1866 pages, €67.00

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Philip Roth, Le sein

Philip Roth divague, après lecture de Kafka, Gogol et Swift. Son personnage, un David Alan de son âge (38 ans) qui enseigne la littérature à l’université, se transforme en… sein. Révolution hormonale improbable, fantasme absurde, régression à l’objet de l’adoration infantile des psys, toujours est-il que l’homme devient chose, le mâle femelle, excroissance mammaire grotesque. Il vit l’expérience d’une sexualité hermaphrodite. Inversion ? Perversion ? Illusion ?

Il s’effraie, il n’y croit pas, il traduit chaque parole (comment donc entend-t-il sans oreilles ?) en l’inversant, selon la belle et bonne théorie du complot de la paranoïa galopante. Il symbolise l’inquiétude des années 60 devant les mystères de la biologie et les pouvoirs de la médecine. Il traduit les incertitudes et les angoisses de la condition masculine devant la montée des femmes après l’invention de la pilule. Il jouit, mais du mamelon, ce qui le dévirilise. Il rêve d’enfiler Claire et l’infirmière du bout de son téton de plusieurs centimètres, mais se laisse faire, entièrement passif (et pour cause !), comme un bébé sous la mère. Car c’est bien de cela qu’il s’agit : la résorption de soi dans le sein maternel. Un comportement extrême préparé par son goût d’être sucé, avalé, cannibalisé, hier de la bite, aujourd’hui du téton.

Tout en restant juif, et peut-être justement parce qu’il est juif. Car tous les ingrédients du milieu culturel juif sont présents : le psychiatre tordu, le père dans le déni qui potine, la mère morte idéalisée, la compagne goy docile, le délire sexuel… Comment être plus juif que juif ? En devant sein nourricier, Mère-en-soi, régression ultime.

Une pochade burlesque pour regarder autrement la sexualité, la condition juive, la psychanalyse américaine. Car ce conte fantastique n’offre aucune issue. Il désoriente, fait surgir des doutes et suscite des questions. Le moi existe-t-il s’il est incarné autrement ? La conscience peut-elle être sans corps complet ? Qu’en est-il du handicap ? De la confusion des genres ?

Les derniers mots de ce court roman fantastique et Grand-Guignol enjoignent : « Tu dois changer ta vie ». Ils sont tirés d’un sonnet de Rilke sur le torse d’Apollon. Un torse sans tête ni membres, mais viril et beau en lui-même, reconnu par la culture. Sein maternel et torse mâle, même combat ? Vous avez beau lire et relire, consulter les commentaires, jamais l’énigmatique ne s’arrête. C’est ce qui fait l’éclat de ce roman.

Philip Roth, Le sein, Folio 1984, 120 pages, €4.85

Philip Roth, Romans et nouvelles 1959-1977, Gallimard Pléiade édition Philippe Jaworski 2017, 1204 pages, €64.00

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