
Premier roman écrit, difficilement publié, ce ne fut pas à lui que l’auteur né en 1897 dut son succès. Le lecteur y trouve cependant tout ce qui fait l’atmosphère Faulkner, les terres confédérées, la campagne, la transition des époques et la fatalité. Les coupes opérées par un mentor sur le manuscrit de l’aspirant-écrivain rend le livre un peu heurté, passant sans transition d’un sujet à l’autre, de la saga familiale aux querelles de cuisine, d’une course en voiture aux vertus des mulets, des vieux nègres naïfs aux gamins blancs sortant de l’école débraillés, d’une engueulade au menu somptueux d’un dîner de Thanksgiving, d’une chasse au renard aux tombes ridicules du cimetière.
Mais le style emporte tout, à l’opposé de son contemporain Hemingway. Un rien baroque avec un brin d’humour. Comment ne pas rire, presque un siècle après, de cette exclamation sincère d’une jeune fille : « Je n’ai jamais vu de femme lire Shakespeare. Il parle trop. (…) Shakespeare n’a pas de secrets. Il dit tout. – Je comprends, il n’avait pas le sens des nuances ni le don des réticences. En d’autres termes, ce n’était pas un gentleman… » (III 1).
Faulkner est le Proust du vieux sud, léchant d’une langue gourmande et parfois empâtée de bourbon la luxuriance de la campagne, des plantations de coton et de cannes à sucre, la fragrance des fleurs qui explose au printemps, remuant jusqu’aux vieilles filles et faisant monter des histoires aux lèvres des tantes, fouillant d’un œil aigu les traumatismes intimes, décortiquant la psychologie des vaincus du sud. Il obtiendra le prix Nobel de Littérature en 1949.
Toute la société américaine 1920 est en transition, la vieille aristocratie sudiste vaincue par les Yankees encore vivante, les fils bâtisseurs de banques et de chemins de fer, les petits-fils héros de guerre en Europe. Tout va très vite et « l’vieux temps » – que regrette Simon le nègre – ne peut jamais revenir. Certains appellent ce temps-là décadence, d’autres suivent le mouvement. Les Sartoris, futiles et fanfarons, ont brillé en aristocrates ; ils ne sont plus adaptés à l’époque démocratique où la balle de mitrailleuse et la machine les fauchent tout autant que les autres.
Bayard est le rejeton d’une famille de Sartoris qui se sont illustrés durant la guerre de Sécession ; lui et son jumeau John se sont illustrés dans la Grande guerre. John a été abattu, comme l’ancêtre au même prénom, pour un motif aussi futile que lui. Bayard son frère ne s’en est pas remis. Il hante le pays avec sa voiture de sport, incongrue dans cette campagne du Mississippi restée traditionnelle. Il provoque le sort par la vitesse, obscurément coupable d’être vivant tandis que son jumeau n’est plus. Il rend folle Narcissa, qui est amoureuse de lui et deviendra malgré lui sa femme ; il tue son grand-père cardiaque en loupant un pont ; il cherche à se châtier, à défier le destin, il aspire à la mort qui a emporté un frère meilleur que lui.
Comme tous les Sartoris et comme l’auteur, il soigne tout ce qui ne va pas au whisky, notamment sa névrose, buvant rituellement dès le matin ces toddies composés de citron, de sucre, de glace et de bourbon. Car personne n’est à l’aise dans l’existence Sartoris. A l’inverse des MacCallum, bien posés dans la vie, vivant en tribu soudée dans la campagne. Une multitude de personnages passent, pittoresquement décrits, avec ce sens aigu de l’observation que donne l’amour des êtres au milieu desquels on a vécu. Snopes est un comptable transi d’un impossible béguin ; le gamin de 12 ans débraillé et pieds nus à qui il fait écrire ses missives enflammées anonymes apparaît avisé et obstiné. Le docteur Peabody est un bon gros hâbleur mais le cœur sur la main ; son seul fils de 30 ans habite New York où il exerce comme chirurgien réputé ; les tantes vieilles filles veillent sur les maisonnées.
Les Sartoris ne se font pas au monde tel qu’il va ; ils ont tous un comportement suicidaire, au grand dam des femmes de la famille qui cherchent à régenter ces sales gosses et à conjurer leur sort. Il y a une séparation biblique très américaine dans cette incompréhension congénitale des hommes et des femmes, le mythe Brad Pitt et le mythe Marilyn Monroe, le gamin tout fou et la pétasse despotique. Le vieux John s’était fait descendre par les Yankees alors qu’il allait rechercher une boite d’anchois au camp où il venait d’enlever un général par un audacieux coup de main ; le vieux Bayard a une crise cardiaque dans l’auto conduite trop vite par son petit-fils Bayard jeune ; John, le jumeau de Bayard, se fait descendre par un Boche en frimant avec son avion techniquement pas au niveau des ennemis ; Bayard jeune le suivra dans un même défi, bien plus tard, inapaisé jusque là. Reste un bébé, que Bayard a fait à Narcissa, marié on ne sait comment (le lecteur l’apprend incidemment après coupures du manuscrit original).
Narcissa qui « lut pour son propre compte une histoire de gens fictifs, dans un monde fictif où les choses se passaient comme elles devaient se passer » III 8. Bienvenue en littérature ! Faulkner mérite encore d’être lu.
William Faulkner, Sartoris (Flags in the Dust), 1929 revu 1957, Folio 1977, 473 pages, €7.98
Faulkner, Œuvres romanesques tome 1, Gallimard Pléiade, édition Michel Gresset 1977, 1619 pages, €57.00

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