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Maisons goutsoul

Après le monastère, nous reprenons le chemin, mais à travers bois sur la pente. Nous n’allons pas très loin, vers une maison goutsoul bâtie en 1953 juste après la mort de Staline. Pourquoi nous précise-t-on ce détail ? Parce que la taille de cette maison aurait fait accuser ses occupants de « tendances bourgeoises » sous le Vieux, et qu’il valait mieux se méfier. La ferme est entourée d’un chien à niche, d’une luge pour transporter le bois l’hiver et d’une charrette à quatre roues, la télègue typique des plaines russes qui tient dans la neige et la boue. Le chien, qui aime à garder, se tient au-dessus de sa niche et non pas à l’entrée. Sa chaîne ne lui permet pas d’aller bien loin et son rôle est surtout d’aboyer devant tout ce qui lui paraît étrange. Nous qui sommes étrangers, avons droit à dix bonnes minutes d’alerte avant que, rien ne se passant, le chien considère que nous faisons partie du paysage.

telegue russe
La famille actuelle accueille des peintres du coin, dont certains sont titulaires d’État, vivant d’une subvention officielle. Les tableaux sont exposés aux murs de la pièce d’entrée qui sert de réception. C’est du naïf aux couleurs acides et aux traits peu sûrs. Elles ont un air riant, optimiste, « populaire », tout ce qu’on aimait au temps du kitsch viennois ou du « réalisme socialiste ». Une campagnarde aux joues rondes, la fille de la propriétaire, nous accueille par une distribution de yaourt à la louche dans des verres. Il est le produit de ses vaches, fort nombreuses alentour. L’herbe que nous avons foulée se retrouve dans notre gosier, distillée par les braves ruminants.

ferme goutsoul ukraine
Sur la droite de cette vaste demeure se trouvent la cuisine et la pièce d’apparat qui sert parfois de chambre. Elle s’ouvre sur un balcon qui longe toute une façade. Le poêle de la pièce est partagé avec la cuisine, le fourneau étant sur l’autre face. Sur la gauche de l’entrée s’ouvrent la laiterie et d’autres pièces sur l’arrière.

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Les propriétaires actuels ont vendu du bétail en 1953 pour acheter les troncs d’arbre pour bâtir. Aujourd’hui, ce ne serait plus possible nous dit-on, le prix du bois a grimpé bien plus vite que le prix de la viande sur pied. La terre reste propriété d’État, seul le droit d’usage (comme de bâtir une maison) est concédé pour 99 ans. Il n’y a donc pas à acheter le terrain, c’est déjà ça. Le calcul du niveau de vie par rapport aux salaires doit tenir compte de cette particularité pour être équitable.

Un chat tigré affamé qui vient nous solliciter se régale du pâté « de rat » dont le goût de poisson lui plaît. Nous avons failli en avoir chacun une boite en guise de pique-nique ce midi : les rations sont préparées par Vassili qui adore ça. Natacha nous apprend un proverbe local : « l’Ukraine se trouve aussi loin de l’Europe qu’un cochon du ciel. » C’est vrai qu’il y a du chemin à faire mais l’optimisme des habitants (qui change des frilosités de chez nous) est très encourageant. Je ne trouve pas mauvais ce pâté (qui est en fait du hareng) malgré sa couleur grisâtre vraiment peu appétissante, mais il donne soif et j’aime aussi les chats. Comme saint Martin son manteau, je partage ma boite avec le pauvre félin. Nous déjeunons sur la table car il s’est remis à pleuvoir dehors.

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Lorsque nous reprenons le chemin, il pleut toujours mais finement. La voie n’est pas trop en hauts et bas cet après-midi, plutôt piste de 4×4 que de quatre pattes comme hier. Nous passons par les prés fleuris qui donne ce spectacle du foin mis à sécher autour d’un piquet de bois, si joli sur les « cartes postales ». Nous sommes à 1039 m d’altitude. Nous voyons d’un côté Verkhovina et de l’autre le refuge où nous avons dormi hier. Le temps est gris, nuageux, ponctué d’averses intermittentes.

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Une autre ferme goutsoul se présente à la visite. Bien que ce mercredi soit « jour de fête » ici (il semble y en avoir souvent), nous trouvons les trois fermiers bourrés à la vodka. Un cadavre de bouteille est couché sur la table extérieure, voisinant avec quelques bières, tandis qu’un autre est à demi vidé. Autour du liquide, quelques tranches de pain noir, des cornichons au sel en bocal et un peu de fromage sur assiette servent à faire passer. La ferme n’est plus habitable et les trois hommes sont en train de monter le poêle intérieur pour cet hiver. Ils doivent encore coller les carreaux décorés de scènes de travail sur les briques maçonnées. Ces carreaux sont une production goutsoul typique, nous dit Natacha. Les plus grands poêles racontent toute l’histoire du peuple sur leurs carreaux juxtaposés.

reconstruire le poele goutsoul
Un cheval à l’attache médite sur le pré qui lui fait face ; sa longe est volontairement trop courte pour qu’il ne s’alourdisse pas d’herbe. Toute une lessive de chaussettes sèche sur la palissade qui borde un bâtiment bas, en face du corps de ferme. Comme partout ailleurs, la fenêtre est décorée d’un vase avec quelques fleurs séchées entouré de rideaux de dentelles. Deux chiens veillent sur cet atelier de célibataires. L’un des trois hommes vient nous serrer la main, jovial. Il nous demande, la langue épaisse, qui nous sommes et d’où nous venons ; je ne sais s’il a compris mon russe.

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Nous repartons sous le ciel obstinément gris. Le chemin ne peut qu’être boueux, malgré les « sapins », terme générique pour une variété de cèdres locaux aux pignons bien cachés dont le nom est « pinus cimbra ». Un peu plus loin, nous ramassons des myrtilles. A la suite d’une longue descente par une piste en forêt, nous croisons trois hommes en discussion près de la rivière. L’un d’eux a réussi à pêcher ce qui ressemble à deux truites, pas bien grosses, aux points rouges sur le flanc.

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A un croisement s’élève une toute neuve chapelle. Trois autres hommes, animés de vodka eux aussi – cette maladie « à la russe » – sont assis là et discutent bruyamment. Un tracteur qui ramène des jeunes d’on ne sait où dans un grondement d’antique mécanique couvre un temps leurs voix. Nous en profitons pour bifurquer à quelques-uns afin d’aller acheter de la bière au magasin situé un peu plus haut. Il s’agit d’une belle maison de bois recouverte en partie d’acier repoussé qui luit au soleil. La petite fille de la maison, de 7 ou 8 ans, fait le ménage derrière nos pas. Le petit gars nous observe, réservé, engoncé dans un pull trop étroit pour ses épaules. Marie-Annick donne à la petite un bonbon-bague, acheté ce matin à la boutique du village. Grande effervescence de la fillette : « Mama ! Regarde ce qu’elle m’a donné la dame ! » Joie immédiate, pure. Cela avec presque rien, c’est le geste qui compte.

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Le refuge qui nous attend se trouve un peu plus loin, en deux maisons. L’ensemble compose le hameau de Bistretz. Nous nous retrouvons, en compagnie de Natacha et Vassili, dans une maison située sur le chemin, à l’écart de la ferme familiale. Nous y sommes fort bien. La douche-sauna a un réglage délicat mais assez de place pour s’y retourner. Nous dînons dehors. Le bortch de tradition est suivi de kacha, une bouillie de céréales aux champignons, et d’une salade de chou. Des biscuits forment l’élément sucré nécessaire au concept (à mon avis bien surfait) de « dessert ».

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Randonnée dans les Carpates

L’après-midi nous montre Vassili dans toute sa splendeur. Il nous « guide » dans une descente vertigineuse et hors piste, tout droit dans la forêt. Un chemin « à la russe » sans doute, dans le genre « allez les gars, sans réfléchir ». Et il se garde bien d’attendre les dernières du groupe qui ont du mal à suivre ; ni d’aider celle qui est tombée ; ni de soutenir celle qui a le vertige. C’est à nous, Occidentaux « individualistes », de lui faire souvenir que nous sommes en groupe et tenons à y rester, qu’il s’agit pour nous d’une randonnée de découverte, pas d’un record à battre ni d’un entraînement spetnaz… Il applique dans la réalité l’exact inverse du discours qu’il nous a fait quelques heures plus tôt ! Il se montre macho narcissique alors que nous nous révélons communautaires.

carpates
Il fait une chaleur moite. Nous sommes heureux d’arriver en bas, où coule une rivière. La Chemoche Noire a creusé son lit entre les prés où œuvrent les moissonneurs en famille. Un tout petit nous regarde passer comme s’il ne nous avait jamais vu (et je crois bien qu’il n’a pas tort). Le fauchage s’effectue encore comme dans les ultimes années 50 chez nos grands pères : à la faux qu’il faut manier d’un geste large de la hanche et aiguiser au fusil plusieurs fois le jour. L’herbe est mise en bottes, puis en meule autour d’un piquet fiché verticalement dans le sol, par les femmes et les enfants. Elle servira de fourrage d’hiver aux élevages bovins aujourd’hui dispersés dans les prés pour se gaver d’herbe fraîche.

foins des carpates

Nous marchons encore 800 m jusqu’au hameau qui dépend administrativement du village quitté ce matin. Dans une boutique rustique nous achetons de la bière. Son degré d’alcool est en général de 4,4% mais on en trouve à 11,5% ! Reste une montée de dix minutes pour accéder au refuge sur la colline d’en face. Notre soif peut enfin être étanchée et les sacs allégés de ce fardeau supplémentaire.

igor des carpates

Le refuge est une ferme d’altitude, ouverte seulement l’été, tenue par un couple de moins de trente ans, Rouslan et Marika, et leur petit garçon de trois ans, Igor. Il est tout blond, très actif et veut tout faire comme son papa. Nous dormons dans une pièce principale aux lits superposés le long de chaque mur.

diner des carpates

La table d’hôte est servie à l’extérieur, sur plusieurs mètres de long et flanquée de bancs de bois. Le bain est un sauna « à la russe ». Il s’agit d’un réservoir d’acier sous lequel on allume des bûches et qui contient de quoi prendre cinq ou six douches avant de devoir être rempli à nouveau. Tout l’art est de le faire bien chauffer avant l’arrivée des randonneurs, puis de remplir le réservoir d’eau froide toutes les deux ou trois douches, de façon à garantir une température à peu près égale pour tous. La cabane de bois, située à l’écart pour cause de feu, brille d’une lueur démoniaque lorsque sa porte s’ouvre dans le crépuscule qui tombe. Le petit Igor se voit d’office recouvert d’une veste supplémentaire, malgré ses protestations. La fraîcheur tombe en effet vite à plus de mille mètres et l’humidité s’élève du sol. Les toilettes sont écolos, une « cabane au fond du jardin » où s’asseoir sur trois planches percées d’un trou, la terre en direct dessous, avec les restes des précédents. Nous dînons campagnard d’un bortch de chou à la betterave rouge et patates, de salade aux poivrons jaunes et malassol, et de tomate au concombre. Une assiette de « pâté de rat », à la couleur grise peu engageante, se révèle être en fait du hareng. Des sprats à l’huile sortis de boite accompagnent les galettes de pomme de terre. La bière fait merveille pour arroser tout cela.

petit dejeuner des carpates

Un peu scoute, Natacha encourage l’hôte à faire un feu pour ne pas aller se coucher tout de suite. Pourquoi pas ? Nous, Français, sommes handicapés faute d’apprendre encore à chanter dans les écoles. Comme nous n’allons plus guère à l’église et que les mouvements de jeunesse adolescente, s’il en fut, sont bien loin, nous n’avons guère de quoi répondre à Natacha et à ses chants généreux, sauf « à la claire fontaine » et encore. Elle a une voix juste, chaude et le russe prend dans son gosier une musicalité admirable. Nous n’arrivons guère à distinguer l’ukrainien du russe, bien qu’elle chante dans les deux langues. Vassili se lance dans quelques chants de marche assez patriotiques, appris en collectifs. Le russe est une belle langue, difficile à apprendre, qui répond aux inflexions du cœur.

Cette fois, la nuit est dure sur un matelas crêpe « à la russe ». Le petit Igor, si vif et si affairé hier soir, dort ce matin comme un loir jusque fort tard. Le petit-déjeuner pantagruélique, lui aussi « à la russe », est servi dehors sur la table. Ce ne sont qu’assiettes de saucisson rose, de fromage local type Pyrénées, de poivrons crus, de biscuits et de graines de halva (tournesol pilé) en bloc sucré. Le « thé » est une tisane d’herbes du coin, à filtrer avant la tasse.

beurre et sucre des carpates

privations, sucre, beurre, diététiquesCe repas est très énergétique, coutume montagnarde certes, mais surtout compensation à la génération suivante des privations des parents et grands parents de l’ère soviétique. Le beurre et le sucre, si rares durant des décennies, sont aujourd’hui des produits valorisés que l’on met à tous les repas – justement les deux produits les moins diététiques que nous connaissions et que nous tentons de fuir au maximum dans l’alimentation. Vassili tartine généreusement son pain de beurre avant d’y saupoudrer du sucre… Il nous raconte qu’il compensait ainsi par une épaisseur de beurre aussi grande que celle du pain la pauvreté des rations, durant ses deux années de service militaire obligatoires dans l’armée rouge. Les sachets de « café » sont de même : au lieu de la poudre de café noir, comme chez nous, il n’y a que 12% de café dans le total de la poudre, pour 32% de crème et 55% de sucre ! Reconnaissons que nos parents, qui avaient subi les restrictions des années d’Occupation, étaient friands, eux aussi, de beurre, de sucre et de viande rouge, tout ce qui avaient manqué. Les recettes de cuisine de la fin des années 50 s’en ressentent dans les proportions de gras et de sucré !

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Une forte boue dans la pente fait murmurer les filles qui se souviennent du « chemin Vassili » d’hier en fin d’après-midi. Mais cela ne dure pas, nous allons visiter le monastère. Il est tout neuf, de rite gréco-catholique – uniate – et bâti il y a deux ans seulement en pin. Il a remplacé une maison plus ancienne, plus petite et traditionnelle, qui subsiste en contrebas. La chapelle, qui jouxte les pièces à vivre et à dormir du monastère, ouvre ses offices les samedis, dimanches et fêtes seulement. Le moine, seul en ce moment pour cause de maladie de son compagnon, prie chaque jour mais pas en public. Il obéit aux règles bénédictines bien qu’appartenant à l’ordre des moines « vassiliens ». Deux jeunes chats, dont un noir tout jeune, meublent son actuelle solitude.

ferme des carpates

La maison traditionnelle, une cinquantaine de mètres plus bas, a 124 ans. Le moine l’a rachetée aux héritiers d’un fermier qui venait de mourir. Elle est bâtie tout en bois, coupé selon les phases de la lune pour assurer la longévité des fibres. Elle est typiquement goutsoul, nous dit-on, faite pour abriter un couple, cinq ou six gamins et quelques bêtes. Les enfants dormaient sur le poêle, une construction intérieure en maçonnerie « à la russe » sur un coin duquel on cuisine. La maison, tout en largeur, comprend trois parties. L’entrée est au centre et distribue le passage vers la cuisine-chambre à gauche et l’étable à moutons à droite. Un escalier de bois, sous l’auvent, mène au grenier à foin. Vassili nous vante « la vie saine » des Goutsouls d’hier : rien de chimique, le grand air et les efforts permanents des montagnes, l’occupation incessante aux tâches pratiques et l’élévation spirituelle une fois la semaine, la vie en commun autour du poêle, les contes aux veillées. On croirait du Jean-Pierre Chabrol. La ferme était autonome comme une forteresse. Nul besoin de se rendre à la ville, sauf pour les vêtements mais on les faisait durer et on n’habillait guère les enfants l’été. Alentour, il y a de l’eau potable en quantité, du bois pour se chauffer et des animaux pour le lait, la laine et la viande. Un âge d’or, quoi. Le chauvinisme « à la russe » apprend que la terre ne ment pas…

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Verkhovina dans les Carpates

Entre les collines des pré-Carpates coulent des rivières, tentantes par la température estivale. Nous croisons des gamins revenant du bain. L’hiver, tout est blanc ici, les routes verglacées sont impraticables sauf aux 4×4 et aux chevaux. On vient parfois depuis Kiev y faire du ski de fond avec ses amis. Nous passons le col Vorodkha à 1013 m ; ce n’est pas si haut mais le climat est continental. Après le col, la route sinueuse nous conduit à un petit village. Cette fois-ci, plus un Russe : nous sommes dans l’Ukraine profonde. Sur la route, insouciant, le tee-shirt rouge relevé derrière le cou, la poitrine offerte au soleil de fin d’après-midi, une plaque de métal doré lui battant le col au bout d’une chaîne, un gamin d’une dizaine d’année conduit sa vache vers l’étable. Elle s’est gavée d’herbe toute la journée, et lui de soleil ; peut-être a-t-il pris un bain dans un ruisseau, au plus fort du jour ?

montagne de verkhovina ukraine

Nous voici donc à Verkhovina, plus grand qu’il a l’air au fond puisqu’il contient un hôpital, un sanatorium – et quand même 5400 habitants. Mais les habitants sont dispersés en hameaux un peu partout dans la montagne. Le paysage est vert, riant, gras comme celui des Alpes suisses. Nous logeons en deux maisons particulières qui louent des chambres en gîte. La mienne est un chalet en bois très neuf et décoré de rideaux à froufrous et de lustres kitsch dans le style ‘nouveau riche’ des pays qui ont manqué. Je suis accueilli par un 14 ans en short vert et par un 7 ans vif en débardeur, les fils du propriétaire. Ils m’indiquent la douche dans la maison familiale, le gîte nouveau n’en étant pas équipé. Les petits de la maison voisine sont excités de nous voir attablés, ayant appris que nous sommes étrangers. Les plus de dix ans remontent encore de la rivière, s’y étant plongé une partie de l’après-midi. L’un d’eux a son pantalon coupé mouillé jusqu’en haut des cuisses. Il porte sur l’épaule cinq ou six poissons gluants attachés par la gueule qui lui battent parfois la peau.

maison neuve verkhovina ukraine

Le crépuscule monte déjà et, avec le soleil qui se cache, la fraîcheur. Nous sommes dans le pays Goutsoul, ethnie très connue au Canada où une importante émigration a fait souche depuis 1917. A la table du dîner, servie dehors face aux montagnes que nous allons arpenter dès demain, quatre musiciens viennent nous jouer des airs traditionnels. L’un d’eux, le chef d’orchestre, joue lui-même avec virtuosité de pas moins de quinze instruments : plusieurs flûtes, tambours, crécelle, xylophone et harpe plate appelée « tsimbala ». Le plat typique goutsoul est la « banoche » accompagné de son fromage « brinza ». C’est une simple polenta nageant dans le beurre assaisonnée d’une sorte de parmesan – le tout, fait pour les travaux des champs, colmate rudement. Le musicien en chef termine le récital par un biniou goutsoul fait de la peau d’une chèvre entière. L’instrument dit « hein ! » d’une voix de nez à chaque fois que le musicien reprend son souffle. Une pastèque apaise le palais avant d’aller dormir.

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Le minibus nous emmène sur l’autre versant de la montagne. Le chemin empierré est vite barré par un madrier et il nous commençons la randonnée. Notre guide local se prénomme Vassili. C’est un grand mâle chauve au coffre impressionnant et un peu brut. Il nous fait aussitôt « un discours », à la manière fleuve qui plaisait tant aux soviétiques de la génération d’avant. Il nous déballe (en Ukrainien traduit par Natacha) toute une série de poncifs et de préjugés sur les Occidentaux – qu’il dit avoir très peu eu l’occasion de fréquenter. Il est « guide de montagne et secouriste, bien que pas d’ethnie goutsoul. » Il en « parle un peu la langue et ressemble à un Goutsoul », nous répète-t-il. Ces faits ont l’air important dans cette région reculée. S’il est « habitué aux groupes de randonneurs et de montagnards russes et ukrainiens, très rares sont les groupes occidentaux qu’il a guidés », ici ou ailleurs. Lui-même n’est jamais sorti d’Ukraine. C’est dire s’il nous voit selon la caricature en vigueur à l’ère soviétique. Il nous le dit : « vous, Occidentaux, êtes égoïstes et très individualistes ; vous n’attendez jamais les autres mais cherchez à être toujours devant, les premiers partout, pour gagner. Chez nous, ce n’est pas comme cela que ça marche ; nous sommes plus collectifs, le groupe attend les autres. » Belle envolée qui fait sourire, même les Américains de caricature ne sont pas ainsi, sauf certains adolescents peut-être, et surtout dans les films.

ferme goutsoul ukraine

Nous partons dans un paysage alpestre, très arrosé et très vert, mollement ondulé, qui rappelle la Suisse. De petites fermes en bois s’élèvent proprement au milieu des prés. Les plus traditionnelles ont un toit de planches ; les plus belles, récemment refaites par des fils partis à la ville, arborent un toit de zinc, décoré au repoussé, du plus bel effet au soleil. Des vaches broutent tranquillement, nous regardant de leurs bons yeux. Des cochons, parqués près d’une ferme, grognent avec appétit, croyant que nous leur apportons leur pitance. Un matou roux et blanc, campé sur ses pattes de devant bien alignées, comme au garde à vous, nous jette un regard dur. En montagne, on ne rigole pas.

ivan 4 ans ukrainien

Trois enfants blonds nous accueillent alors que nous passons près de leur fermette. Ivan est le garçon, blond blanc, 4 ans peut-être, en slip et pieds nus, un tee-shirt déchiré sous les bras l’abritant plus du soleil que d’une éventuelle fraîcheur. Sa mère l’a surtout protégé d’une icône en plastique de la Vierge, pendue autour du cou par un long lacet.

galina 7 ans ukrainienne

Galina est sa grande sœur, déjà jolie malgré ses 7 ans maigrelets. Elle court se changer pour passer une robe rouge à pois blancs, volants et bavette blanche ; elle veut se faire belle, comme toutes les filles d’Ukraine à l’ère postsoviétique. Elle porte déjà de petites boucles d’oreille. Elle est « krassiva », ce qui signifie belle et rouge à la fois. Est beau en langue russe tout ce qui émet de la lumière, une conception toute médiévale des couleurs (comme l’a noté Pastoureau). La toute petite dernière, qui marche à peine, se prénomme Malika. Nous passons un quart d’heure avec eux et avec la famille venue nous voir. Le garçon s’est assis sur un amas de rondins, très petit mâle déjà. Son oncle, vieux garçon de sans doute pas 30 ans, n’a guère dû quitter la ferme dans son existence. Il porte deux pantalons l’un sur l’autre, plusieurs chemises et sent très fort. L’eau ne doit pas être sa copine.

ivan et sa mere ferme ukraine

Nous poursuivons le chemin, entrons dans la forêt sur les pentes, pour accéder au plateau vers 1100 m. Les pins ont le tronc droit des forêts d’Allemagne ; entre ces piliers, je m’attends à voir surgir Siegfried sur son destrier, comme dans le film de Fritz Lang. La lumière découpe les aiguilles des conifères tels des cristaux de glace d’un vert doré. D’en haut, nous avons un panorama étendu sur les alpages. Au fond s’élève la chaîne des Montagnes Noires. Le Goverla est le sommet le plus élevé d’Ukraine ; le Hora Hoverla culmine en face de nous, au loin, à 2061 m. Un autre sommet porte à son pic un petit bâtiment. Il s’agit du Pipevan, second sommet le plus élevé du pays. Il est surmonté d’une bâtisse, construite après la première guerre mondiale par les Français et les Polonais, pour servir d’observatoire astronomique. Les Français avaient même importé du liège d’Afrique du nord pour l’isoler du froid, nous instruit Vassili. Toute cette région ouest de l’Ukraine était polonaise jusqu’en 1945. Détruit durant la seconde guerre mondiale, le bâtiment sert aujourd’hui de refuge aux touristes montagnards.

foret sapins des carpates

Sauf la pente raide en forêt, mais qui ne dure qu’une demi-heure, le chemin est moins dur qu’annoncé ce matin par l’inénarrable Vassili. Une fois le plateau des bergers atteints, nous nous contentons de suivre le chemin de crête en bord de forêt parmi la montagne dite « Dzembronia ». Nous n’y croisons que des vaches, des chèvres et des chevaux. L’Ukraine était connue depuis Hérodote pour ses troupeaux de chevaux sauvages, les tarpans. Ils vivaient en petits groupes composés de juments accompagnées des poulains et de quelques étalons. Au printemps, le plus fort des étalons chassait les autres et restait propriétaire du harem. Trop chassé, le cheval tarpan disparut vers la fin du 19ème siècle. N’en subsistent que quelques ossements dans une collection ex-soviétique.

Vassili, « à la russe », nous commande de nous arrêter sur le bord du chemin pour prendre le pique-nique. Nous contestons, « à l’occidentale » : l’endroit n’est guère attrayant, semé de cailloux. Plus bas, sous les arbres, ce serait sans doute meilleur. Étonné, mais prêt à essayer, Vassili trouve un endroit très en contrebas, loin du chemin, sous les arbres pour l’ombre et sur l’herbe pour le confort. Cela ne serait pas venu à son esprit, mais il apprend.

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