Articles tagués : jérôme kerviel

Jérôme Kerviel est-il le bouc émissaire commode ?

• Jérôme Kerviel est-il coupable ? OUI.
• Jérôme Kerviel est-il le seul coupable ? NON.

Il a clairement fraudé et sa faute personnelle est établie par la justice.

Mais il n’a pas été correctement contrôlé par sa banque, la Société générale, à qui la Commission bancaire a infligé un blâme et une amende de 4 millions d’euros pour défaut de vigilance.

Comme trader, Kerviel a été pris en outre par « l’exubérance irrationnelle » dont parlait Alan Greenspan dès l’automne 1996 et contre laquelle tous ont été heureux de fermer les yeux et de se laisser bercer par le jeu et les profits qui rentrent. Le délire de la finance, qui a explosé en 2007 et qui se poursuit toujours en crise économique et d’endettement, n’est pas de la responsabilité de Jérôme Kerviel. Pas plus que le délire de la justice lors du procès Outreau, ni la carence des services sociaux pour les enfants battus, ni l’indigence de l’Éducation nationale à laisser sortir chaque année 150 000 élèves sans aucun diplôme. Il s’agit là d’une erreur de système, d’organisations qui fonctionnent sans voir ni s’adapter.

jerome kerviel trader societe generale

  • Qu’ont fait les autorités publiques contre cet emballement pointé par Greenspan 12 ans avant déjà ? – RIEN.
  • Qu’ont fait les banques pour se prémunir des risques croissants des prises de position et des produits toxiques ? – RIEN.
  • Qu’ont fait les financiers pragmatiques et les économistes donneurs de leçons durant cette période ? – RIEN.

Qu’est-ce donc que « la justice » si un seul coupable est désigné pour cette pyramide de risques incontrôlés du laisser-faire triomphant ?

Ce qui est juste doit être équilibré, tel est le symbole de la balance, chère aux juristes. Où est le droit et l’équilibre dans cette désignation du bouc émissaire unique ? Il n’y a eu aucune pédagogie publique de la justice lors du premier procès, Valérie de Senneville le pointait le 7 octobre 2010 dans Les Échos. « On » a appliqué les règles du droit en fonctionnaire, sans équité ni explication. De quoi transformer le trader fautif en David immature mais héroïque face au Goliath dinosaure obtus de la banque. D’où la tentation médiatique, l’appel au scoop avec la rencontre du Pape, la marche sur Rome à l’envers, la lettre au président Hollande. La victimisation est une tactique propice à l’émotion et au sensationnel. Toujours au détriment de la justice.

Car Jérôme Kerviel est coupable de fraude ; mais Jérôme Kerviel n’est pas coupable de tout.

  1. Notamment des 4.9 milliards d’euros perdus par les ventes brutales et paniques des positions par la Société générale en trois jours. Le livre d’Hugues Le Bret, directeur de la communication de la Société générale à l’époque le montre.
  2. Ni du manque évident de contrôle de la banque sur son trader (« Les 17 inspections conduites par la commission bancaire auprès de la Société générale en 2006 et 2007 avaient-elles permis de s’assurer d’une bonne répartition des rôles et de l’absence de conflits d’intérêts dans le traitement et le contrôle des ordres des traders ? », demande Philippe Marini au Sénat – sans obtenir aucune réponse sur ce point précis). C’est ce qu’a reconnu la Cour de Cassation en renvoyant le procès au civil à la cour d’appel de Versailles.
  3. Ni du délire systémique qui s’est emparé de la finance avec l’explosion des produits titrisés, des négociations de gré à gré, des hedge funds spéculatifs et des « zones grises » des États « non-coopératifs » – sans qu’aucune autorité publique n’y mette encore aujourd’hui le holà, notamment sur le gré à gré sans appels de marge ni registre.

Jérôme Kerviel était trader. Ce métier consiste à « acheter une valeur mobilière au plus bas et la vendre au plus haut pour le compte d’un tiers » – autrement dit une banque – selon la fiche ONISEP des métiers proposée aux collégiens. Ce métier est utile aux entreprises et à l’économie – à condition d’être maîtrisé. La fiche ajoute : « le trader vit en permanence sous pression. Les sommes engagées sont énormes et les résultats immédiats (qu’il s’agisse de gains ou de pertes). Mieux vaut, par conséquent, avoir les nerfs solides. » Notre société prépare-t-elle à ce genre de métier ? – NON : il n’a rien d’un adulte, Kerviel, mais tout du shooté au jeu vidéo, arriviste sans scrupules, un parfait produit des formations scolaires et du système contemporain.

Jérôme Kerviel avait-il les nerfs solides ? Probablement, sinon il ne se serait pas élevé dans la hiérarchie du trading à la Société générale, entre 2000 et 2007. La fiche ONISEP (peut-être après la médiatisation de son « affaire ») ajoute finement : « Le métier comporte incontestablement un aspect ludique, mais il faut garder la tête froide et respecter certaines limites. Le trader est, de toute façon, soumis à des contrôles très fréquents. » Contrôles que – manifestement – la Société générale a bâclés ou mal organisés, voire complaisamment ignorés tant que l’argent rentrait.

Il y a donc faute individuelle de Jérôme Kerviel, faute d’organisation et de contrôle de la Société générale, faute systémique de l’euphorie laissée à elle-même jusqu’au délire.

Jérôme Kerviel doit être rejugé mais doit purger sa peine ; la Société générale a été auditée, condamnée à une amende, gageons que ses contrôles sont désormais au point ; quant au système financier, il ne s’est pas amendé, il n’est calmé que provisoirement, tant les relations incestueuses de caste entre banquiers et politiciens sont fortes (Governement Sachs auprès d’Obama, le pschitt de son « ennemi la finance » par le gouvernement Hollande).

Catégories : Economie | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,

Hugues Le Bret, La semaine où Jérôme Kerviel…

Rappelez-vous, c’était un 20 janvier, il y a quatre ans. Un contrôle de l’Inspection générale venait de tirer un fil d’une gigantesque pelote de fraudes, soigneusement dissimulées par un trader : l’ado attardé Jérôme Kerviel, 33 ans, qui jouait avec les milliards d’euros virtuel comme à un jeu vidéo. Un vague air de Tom Cruise, sans enrichissement personnel, il apparaissait comme le Robin des bois de la finance, on se demande bien pourquoi puisqu’il n’a rien redistribué de ses gains virtuels. A l’inverse, il a failli faire capoter sa banque et ses 160 000 salariés, saper toute confiance dans le système financier, voire initier un krach mondial de la finance par effet domino. Ne croyez pas que j’exagère : c’est exactement ce qui s’est produit huit mois plus tard avec la faillite de Lehman Brothers aux États-Unis, par la faute des politiques.

Hugues Le Bret est journaliste d’origine. Directeur de la communication de la Société générale auprès du P.D-G Daniel Bouton, il a vécu de l’intérieur, minute par minute, la crise. Il a écrit au fil de l’eau, parce qu’écrire c’est fixer ses idées, recouvrer un peu de rationnel dans le stress émotionnel ambiant. Son récit se lit comme un thriller, ce qui n’est pas son moindre mérite. Même s’il faut relativiser : ce qu’il dit n’est pas LA vérité mais SA vérité, fondée sur ce qu’on a bien voulu lui dire. Mais, pour bien connaître le milieu financier et avoir vu plusieurs fois Daniel Bouton en face à face, ce que révèle Hugues Le Bret de l’ambiance général est assez réaliste.

Il y a eu tout d’abord le choc du jamais vu, puis l’écheveau des pistes à remonter une à une pour comprendre, puis la communication à gérer auprès des Autorités des marchés financiers, des actionnaires, des clients, des salariés de la banque, enfin des politiques. Et les tentatives de déstabilisation d’une banque à genoux de la part de son concurrent direct, qui avait déjà tenté une OPA et avait échoué : la BNP. Rien n’a manqué à ce feuilleton pire que Dallas : le mépris des gros clients aux guichets, la fuite des actionnaires gérants internationaux, la communication au millimètre des parrains de la finance parisienne, les scoops émotionnels des journalistes, le populisme de l’Élysée – au plus bas dans les sondages ! La gauche n’était pas en reste, qui prenait systématiquement le contrepied du président Sarkozy pour défendre le contraire, oubliant l’intérêt général.

Car il s’agissait de la survie d’une banque française, de la confiance nécessaire dans le seul système qui irrigue toute l’économie : le financier. Jouer avec le feu est à la portée de n’importe quel histrion qui veut se faire mousser à bon compte « contre » le capitalisme, la finance, les bonus, la spéculation, etc. Sans jamais prévoir les conséquences. Le microcosme étroitement parisien des politiciens, des gros banquiers, des journalistes en vue, des communicants, des parrains apparaît comme mu par de purs intérêts égoïstes… Hugues Le Bret met tous ces acteurs magnifiquement en scène, ce qui est l’autre mérite de son livre : la mécanique des lobbies sans théorie du complot. Il ne cache rien de l’arrogance méritocratique de son patron Daniel Bouton, petit-fils d’un garde-barrière SNCF et arrivé par l’école jusqu’à l’ENA et Polytechnique. Rien de ses rémunérations, qu’il méritait sans doute, mais qui apparaissaient mal venues dans la tempête. Reste que la présidence Daniel Bouton a multiplié par trois la taille et le bénéfice de sa banque durant dix ans et que cela n’est pas rien. Il a fait de la Société générale une banque mondiale, fleuron de l’industrie française des services, rendons-lui au moins cela.

Quand à Kerviel Jérôme, il voulait certes être reconnu au lieu d’être méprisé par la caste des grandes écoles du trading, mais il n’a rien d’un héros. C’est un fraudeur enferré dans ses positions à terme, drogué aux prises de risques pour se refaire, sans aucun souci des conséquences. Prendre des options jusqu’à 50 milliards dans un marché très risqué, fallait-il s’aveugler jusqu’à l’inconscience ! Ou plutôt être fasciné comme un ado immature par l’adrénaline du risque, sans aucune conscience que le virtuel des milliards pouvait un jour se transformer en réel…

La perte due à sa faute est de 4.9 milliards d’euros, même si ce n’est pas lui qui a débouclé l’opération. Mais fallait-il attendre, au risque du pire ? Retenons surtout que Kerviel n’a eu au final aucun mot d’excuse pour ses collègues qui ont failli sauter avec lui, ni pour les clients, ni pour l’entreprise… Il n’a rien d’un adulte, Kerviel, mais tout du shooté au jeu vidéo, arriviste sans scrupules, un parfait produit des formations scolaires et du système contemporain. « Un gamin x inconsistance x soif de reconnaissance x cupidité x environnement de travail glouton x ancien contrôleur = risque systémique » p.208. Le jeune trader a perdu le sens des réalités, mais sa hiérarchie l’a laissé sans vrai contrôle dès lors que « les chiffres » étaient passés au crible par l’administratif. D’autant qu’en salle de trading règne une ambiance de concurrence sauvage où chacun est encouragé à prendre des risques.

Le système a dérapé et Kerviel n’a fait qu’allumer une mèche, tandis que Bouton servait de bouc émissaire commode à un chef d’État en perte de vitesse accélérée, attisé par l’avidité des parrains du capitalisme français. Un beau cocktail toujours en place, toujours à la manœuvre.

« C’est seulement ma vérité, celle d’un homme de communication placé par le hasard dans le cockpit d’une grande banque confrontée à la plus vaste fraude de l’histoire de la finance » p.331. Cette vérité, même reconstituée à la manière de Proust, ce que peuvent lui reprocher les « journalistes » qui n’ont évidemment jamais enquêté sur les traders avant la crise, jamais rien vu venir… peut aider à comprendre la prochaine crise, celle qui peut surgir à tout moment parce que les matheux délirent, que l’avidité commande, que les contrôles ont toujours du retard et que les politiques jouent pour se faire mousser.

Les banques devraient revoir leur business model moins en faveur des marchés financiers et plus dans leur rôle d’intermédiation, je ne cesse de le dire… Je ne suis pas le seul et ce qu’affirme le 30 novembre dernier à l’école des Mines Jean-Pierre Mustier, ex-patron de Kerviel, fait froid dans le dos. « La responsabilité de la catastrophe incombe d’abord aux États, qui se sont surendettés et ont manqué totalement de discipline. Puis ensuite aux régulateurs, qui prennent de mauvaises décisions et ne font qu’aggraver la situation. Et aussi, aux banques, [qui] ont dégagé des taux de rentabilité trop importants ». C’est bien tout un système interconnecté qui est en cause. Kerviel est le gamin qui montre que le roi est nu.

Hugues Le Bret révèle en passant quelques « trucs » de la com’, qui aident le lecteur naïf à voir plus clair dans ce que dit la presse ou l’Élysée, ou le concurrent. Ainsi sur le nombre de lettres à envoyer au ministre pour qu’il prenne l’opinion en compte (p.235), la cynique manipulation des sondages dont on oriente la question pour recevoir la « bonne » réponse (p.250) ou l’activation minutieuse des rumeurs via les réseaux par les parrains (p.260). Rien de tel pour mieux comprendre l’affairisme incestueux entre finance et politique. Ce pourquoi la France est au 25ème rang de la liste des pays corrompus dans le monde.

Depuis la crise, Daniel Bouton a démissionné de ses fonctions de président de la Société Générale en avril 2009.

Hugues Le Bret a lui aussi quitté la banque, puis Boursorama une semaine avant la sortie de son livre : il réglait trop de comptes. Il a fondé une société de conseil sur la gestion de crise, Achèle, et donne un cours en master de communication à Sciences po.

Jérôme Kerviel a été condamné par la justice à cinq ans de prison, dont trois ferme pour « abus de confiance », « faux et usage de faux » et « introduction frauduleuse de données dans un système informatique ».

Quant à la Société générale, rappelle Le Monde du 7 octobre 2010, elle « a déjà été condamnée, lourdement, par la Commission bancaire pour les défaillances dans ses systèmes de contrôle. Surtout, sa réputation a souffert, notamment à l’étranger, alors qu’elle était, avant l’affaire Kerviel, la seule banque française à concurrencer ses rivales anglo-saxonnes dans les activités de marché. Enfin, toute la ligne hiérarchique du trader a quitté l’établissement, jusqu’à son président, Daniel Bouton, poussé dehors, il est vrai, sous le harcèlement permanent de l’Élysée. Le tribunal correctionnel de Paris, comme avant lui les juges d’instruction Renaud Van Ruymbeke et Françoise Desset – peu suspects de sympathie pour les banquiers -, s’est contenté de dire le droit, alors même que beaucoup auraient voulu transformer l’affaire Kerviel en procès de la ‘finance folle’ et des bonus à gogo. »

Un livre très utile pour pénétrer les arcanes confidentielle de la finance réelle, qu’il est bon de lire à froid pour raisonner plus juste lors de la prochaine crise.

Hugues Le Bret, La semaine où Jérôme Kerviel a faille faire sauter le système financier mondial – Journal intime d’un banquier, 2010, éditions Les Arènes, 337 pages, €18.81 

Une vidéo sur l’affaire Kerviel et les traders

Catégories : Economie, Livres | Étiquettes : , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , , ,