Le lierre est une plante grimpante, vite envahissante si l’on n’y met un terme. Le philosophe Alain, par un beau jour de janvier 1909, s’est pris à méditer dessus. Regardez les feuilles de lierre, dit-il ; elles ne sont pas identiques en bas de la plante, au milieu et au sommet. Elles sont largement échancrées en bas comme de petites mains, mais très allongées en haut comme des feuilles de lilas, avec toutes les formes intermédiaires entre deux. C’est qu’en bas, elles ont peu d’air et de lumière et qu’en haut elles en ont pléthore. « Chaque feuille se construit suivant le lieu qu’elle occupe. » Ainsi s’adapte-elle à son milieu. « Plus simplement, elle vit comme elle peut vivre ; elle pense moins aux ancêtres, et aux traditions du lierre, qu’aux conditions du milieu où elle vit. Elle est plutôt géographe qu’historienne. ».

Le préjugé veut qu’une plante se développe comme un œuf, conditionnée par son programme génétique. Et l’être humain aussi. Mais si c’était moins simple qu’il ne paraît, réfléchit Alain ? « Je me demande si nous ne supposons pas trop facilement un souvenir directeur et une tradition agissante, alors que le milieu, composé d’un organisme déjà existant et de mille choses autour, est peut-être le seul architecte. » Éternelle question de l’œuf et de la poule : est-ce l’œuf qui produit la poule – ou la poule qui a trouvé dans l’œuf le moyen de se reproduire ? Ou bien l’inné et l’acquis, le gène et son milieu.
De fait, inutile de poser une « contradiction » entre la génétique et l’environnement, entre l’inné et l’acquis : il y a alternance de l’un à l’autre, essai et erreurs, adaptation du génétique à l’environnement. « L’historien dit : nous avons des toits pointus parce que nos ancêtres en avaient ; mais le géographe dit : nous avons des toits pointus parce qu’il pleut beaucoup en Normandie. » Qui a raison ? Les deux mon philosophe ! Il pleut beaucoup, donc les toits sont en pente – et la tradition reprend cet usage, parce qu’il est utile ici et maintenant.
Au final, observer la nature nous permet de mieux comprendre le monde, comment il est agencé et comment il se développe. « Fermons notre livre d’histoire, et allons voir des feuilles de lierre », conclut Alain. On apprend plus par l’observation que par la théorie, malgré notre travers français de préférer les grands mots et l’abstraction à l’humble regard attentif sur ce qui marche.
Alain, Propos tome 1, Gallimard Pléiade 1956, 1370 pages, €70,50
(mon commentaire est libre, seuls les liens sont sponsorisés par amazon.fr)
Alain le philosophe, déjà chroniqué sur ce blog














Commentaires récents