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Julian Barnes, Lettres de Londres

Un écrivain mandaté par un journal pour écrire des chroniques sur son propre pays comme s’il était étranger : voilà un beau programme proposé en 1989 à Julian Barnes par le New Yorker. Surtout que le métier de journaliste n’est pas celui d’écrivain. Le correspondant de presse se doit d’être précis, concis, et « ne pas considérer même la plus évidente des assertions comme allant de soi » p.11 édition intégrale. A l’époque (hélas ! révolue), la « police du style » corrigeait impitoyablement les auteurs sur leur vocabulaire et leur grammaire. Et le « service de vérification de l’information » était actif. Pas question de fautes ni d’approximations ! C’eût été un déshonneur. De nos jours, le déshonneur on s’en flatte, ça fait popu, démago, en bref à l’aise, comme tout le monde.

L’écrivain Julian Barnes s’est tiré avec élégance durant cinq ans de cette mission délicate de parler du Royaume-Uni, sa patrie, comme s’il était un étranger. Cela donne 14 chroniques politiques et sociologiques, sur Margaret Thatcher, John Major et Tony Blair, sur la mode des labyrinthes dans les jardins de manoirs, sur Buckingham Palace et ses embouteillages, sur la presse tabloïd vulgaire, raciste, chauvine et incroyablement stupide pour couper les cheveux en quatre à propos d’une facture de 17,47 £ du chancelier de l’Échiquier concernant trois bouteilles de (mauvais) Bordeaux, sur le nouveau tour de poitrine de Britannia devant orner les timbres-poste, sur l’arnaque spéculative des Lloyds, ces réassureurs illimités qui peuvent ruiner le patrimoine de leur Names, sur le championnat d’échecs où l’Anglais Scot fut mis en échec par le russe ex-soviétique Kasparov, sur l’inauguration du tunnel sous la Manche par Tchatcher et Mitterrand (et le TGV roulant à 180 miles à l’heure côté France et à 60 seulement côté Kent), sur la fatwa des mollards iraniens condamnant à mort Salman Rushdie, et sur la pusillanimité de la réaction anglaise (à l’inverse de la réaction française, nordique et allemande).

Certes, tout cela est bien daté et la plupart des lecteurs d’aujourd’hui n’étaient peut-être même pas nés il y a trente ans. Ce pourquoi l’édition réduite en poche bilingue peut avoir une vertu : faire lire quand même Julian Barnes. Car c’est un festival d’humour anglais et d’expression incisives.

L’auteur exerce sa verve particulièrement sur Margaret Thatcher, première femme Premier ministre de Grande-Bretagne, à la longévité la plus longue (12 ans) depuis Robert Jenkinson, 2ème comte de Liverpool en 1812, faite baronne à vie (mais point héréditaire et encore moins comtesse). « Mrs. Thatcher, pendant presque tout son règne, ne montra pas en public qu’elle connaissait l’existence de l’humour. Une plaisanterie pour elle eût été un signe de faiblesse, une tentative de consensus politique, une initiative gratuite et peut-être subversive, comme une bouteille d’eau minérale de marque étrangère sur la table lors d’un banquet au 10, Downing Street » p.80. Mais l’humour n’est pas l’ironie ; le premier cherche à comprendre l’autre et à équilibrer le jugement, tandis que la seconde ne vise qu’à la pique. « L’affreuse vérité, qu’on mit des années à comprendre, c’est que Mrs. Thatcher représentait et réussissait à attirer une forme puissante et politiquement ignorée d’identité anglaise. Pour le libéral, le snob, le citadin, le cosmopolite, elle faisait montre d’esprit de clocher et d’une mentalité de petit boutiquier, puritaine et poujadiste, égocentrique et xénophobe, moitié nostalgie d’une souveraineté insulaire et moitié gestion tatillonne. Mais pour ceux qui la soutenaient, c’était une femme au parler franc, à la pensée nette et visionnaire qui incarnait le bon sens et la volonté de se débrouiller par soi-même, une patriote qui se rendait compte que nous avions vécu bien trop longtemps sur du temps et de l’argent emprunté » 233.

La pique existe aussi dans l’humour anglais, mais elle est bienveillante, sans méchanceté, comme un constat désolé. Par exemple : « Le Dr Wrede, candidat des libéraux-démocrates, est un séduisant gynécologue. Il est grand et capable de faire porter sa voix jusqu’au fond d’une salle sans l’aide d’un micro. Il était tout à fait envisageable de lui confier son utérus, mais lui confier sa voix était une toute autre affaire» p.108. Il est vrai que l’on ne peut induire de la compétence professionnelle de quelqu’un sa compétence politique. Pas plus que les « artistes » n’ont de compétences particulières sur le climat ou les frasques de la Russie. C’est trop leur demander.

Quant à observer les travers de sa propre patrie, les Anglais y excellent bien plus que nous. Comme au restaurant. «A quelques pas du Savoy, le Simpson’s-in-the-Strand (…). Il s’agit de l’un de ses vénérables restaurants anglais ou le rosbif arrive en véhicule blindé plaqué argent, et où une guinée donnée au garçon qui coupe la viande vous évite le morceau tendineux » 260. Je ne sais si la gargote existe encore, mais le conseil est bon.

Affaires comparées, comment les pays se voient peut être une expression de leur géographie. « La Grande-Bretagne n’a que la France pour voisin manifeste, tandis que celle-ci peut se distraire avec trois autres cultures majeures – L’Espagne, l’Italie et l’Allemagne. Au large des côtes sud de la France s’étend le continent africain ; au large des côtes nord de l’Angleterre, les îles Féroé, et des phoques en quantité. La France est à nos yeux la première incarnation de l’étranger ; c’est notre principale destination exotique. Il n’est donc pas surprenant que nous pensions plus aux Français qu’ils ne pensent à nous. (…) Les Anglais sont obsédés par les Français, alors que les Français ne sont qu’intrigués par les Anglais. Quand nous leur exprimons notre amour, ils l’acceptent comme un dû ; quand nous leur exprimons notre haine, ils sont perplexes, agacés, mais la considèrent avec raison comme notre problème, et pas le leur » 332. J’aime particulièrement l’allusion discrète aux phoques, animaux placides et grégaires dont les mœurs sexuelles restent sujettes à caution. Façon d’exprimer combien les Anglais ont peu d’exemples stimulants au large de leurs côtes.

Julian Barnes, Lettres de Londres (Lettres from London 1990-1995) – choix, Folio bilingue 2005, 224 pages, €9,62

Julian Barnes, Lettres de Londres – édition intégrale en français, 1996, Denoël collection Empreinte, 364 pages, occasion €3,00

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Margaret Thatcher, 10 Downing Street

Relire les mémoires de Margaret Thatcher 25 ans après permet de voir le chemin parcouru : ses idées – à l’époque révolutionnaires – sont devenues évidence. Le gauchisme culturel qui rêve d’un monde sans frontières où les hommes sont tous frères a montré son inanité, d’autant que la crispation sur l’Etat et les avantages sociaux acquis s’est montré en contradiction absolue avec ce rêve d’universel… Le « tiers » monde a émergé, donc piqué des emplois, donc délocalisé les usines et fait chuter les prix (et l’inflation). L’Etat-providence a donc pris du plomb dans l’aile. A cela un remède : l’Europe, pour être plus gros, plus fort et faire jeu égal avec le bloc américain et le bloc chinois. Mais pour faire l’union, il faut dialoguer avec les autres, notamment les Allemands. Et ceux-ci sont plus libéraux que les politiciens français, trop jacobins autoritaires. Même si le Royaume-uni a commis l’erreur (à mon avis) de sortir de l’UE, il faut donc relire Margaret Thatcher pour comprendre combien il importe de se prendre en main sans attendre toujours tout des autres et de « l’Etat ».

Margaret la Dame de fer bien nommée est énergique, churchillienne, pétrie de volonté et de bon sens, elle incarne haut et fort les vertus prêtées à l’Anglais moyen. Elle a notamment cette définition très pragmatique de l’ennemi contre lequel elle se bat, le socialisme : « Nous devons cesser de nous mêler de dire aux gens quelles devraient être leurs ambitions et comment les réaliser exactement. C’était leur affaire » p.23. De cela, tout découle : le moins d’Etat possible.

Elle dit non aux groupes de pression qui défendent leurs privilèges s en se cachant derrière l’intérêt « général » : syndicats, organismes internationaux, « fédéralisme » européen. En économie, il faut créer un cadre puis laisser faire et laisser passer : le marché peut tout. Ces mémoires entonnent (p.604) un hymne à la liberté du commerce qui élève le niveau de vie et est force de paix et de libertés, de décentralisation politique. Pour le social, le mot d’ordre est : responsabiliser. Il est nécessaire de combattre partout la bureaucratie, l’anonymat, la technocratie qui croit savoir pour mieux mépriser. « Si les individus étaient assistés et les communautés désorientées par un Etat qui prenait les décisions en lieu et place des gens, des familles, des groupes, alors les problèmes de société ne pouvaient que croître. (…) Si l’irresponsabilité n’est pas sanctionnée, alors l’irresponsabilité deviendra la norme pour un grand nombre de gens » p.512. En ce qui concerne la politique internationale, il faut affirmer ses convictions, brocarder le mensonge, défendre ses intérêts, résister au chantage, prendre les décisions nécessaires avec clarté et constance.

Margaret Thatcher exige d’être soi en tout, à l’inverse du « consensus » tellement à la mode dont elle offre une magnifique image : « Pour moi, le consensus semble être : le fait d’abandonner toute conviction, tout principe, toute valeur et toute ligne de conduite pour une chose en laquelle personne ne croit, mais à laquelle personne n’a rien à redire, le fait d’éviter les vrais problèmes à résoudre, simplement parce qu’on est incapable de s’accorder » p.157. Les casseurs ? Affirmer les règles de la communauté, exercer l’autorité de l’Etat, condamner les images de « fête » et de « protestation justifiée ». Le tiers-monde ? Encourager non un « partage des richesses » mais l’auto-développement. Les Falkland ? Le Koweït ? User de la force pour aider la diplomatie et non négocier à tout prix pour éviter tout conflit, comme ont tendance à le faire les diplomates de profession : « Une répugnance à subordonner la tactique diplomatique à l’intérêt national » p.271.

L’ennemi, tapi au cœur de chacun, reste « le socialisme », cette utopie de la paresse et de l’abandon. Margaret Thatcher s’est faite contre lui et ce qu’il représente. « Le socialisme représente une tentation durable » p.246. Il est le contraire de l’effort, de la concurrence et de la liberté de choix ; il a l’arrogance intellectuelle de qui croit détenir la Vérité et le droit de l’imposer à tous, au nom d’une Raison abstraite ; cela pour accroître la dépendance des gens à l’égard de la municipalité et de l’Etat, de ses représentants, de ses fonctionnaires, dont le pouvoir se justifie ainsi. La caricature en est « le socialisme français » (version Mitterrand), « animal redoutable » : « Il peut être hautement éduqué, complètement sûr de lui, dirigiste par conviction car appartenant à une culture dirigiste par tradition. Tel était M. Delors » p.457. Margaret Thatcher fait de cette lutte contre « le socialisme », une véritable idéologie : « Pour moi (…) les événements de 1789 représentent une perpétuelle illusion de la politique. La Révolution était une tentative utopique de renverser l’ordre traditionnel – qui avait certainement beaucoup d’imperfections – au nom d’idées abstraites, formulées par des intellectuels vaniteux. (…) La tradition anglaise de la liberté a, quant à elle, grandi à travers les siècles : ses traits les plus marqués sont la continuité, le respect de la loi et le sens de l’équilibre » p.618. Et cela est vrai – l’abstraction est le principal du mal français avec l’arrogance qui va avec.

A relire, vous dis-je !

Margaret Thatcher, 10 Downing Street – Mémoires tome 1, 1993, Albin Michel, 778 pages, occasion €2.86

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L’Europe de Jacques Delors

Dans une Europe à la diversité culturelle sans équivalent sur un même périmètre, aux méfiances réciproques, aux intérêts divergents, Jacques Delors a su forcer le respect des Allemands comme de Margaret Thatcher par sa probité et par son goût du compromis. Il a fait avancer l’Europe dans sa construction, en évitant « l’arrogance française », en étudiant ses dossiers avec sérieux, en échangeant beaucoup d’idées lors de réunions de travail ou dans des ambiances détendues. Il savait « partager le pain », comme il le dit avec componction. Il était l’homme des « petits pas », adaptant le souhaitable au possible immédiat. Cette forme de leadership est très efficace dans une telle diversité d’États en processus d’union.

Tout à fait le contraire de ce que proposent de faire les socialistes demain… et Sarkozy aux abois !

Jacques Delors croit en l’osmose entre le politique, l’économique et le social ; à l’utilité sociale du financier et du monétaire. Il croit en l’équilibre institutionnel du Parlement, du Conseil et de la Commission. Mais à la condition que chacun remplisse pleinement son rôle et qu’aucun domaine, aucune institution ne prenne le pas sur les autres. Car les récriminations sont dues, en général, à ce que l’une des institutions se défausse : le Parlement en hésitant à légiférer, le Conseil en ne parvenant pas à dégager une politique commune, la Commission en se mêlant de petits détails qui fâchent.

Tout le contraire de ce que propose le parti socialiste, héritier de Jacques Delors, demain.

Delors croit en l’éducation tout au long de la vie pour éviter les échecs, empêcher la marginalisation et brasser le monde des décideurs à tous niveaux. Il croit que la porte n’est jamais fermée à qui a une volonté. Il croit à la négociation en continu et pas à la « re »-négociation de ce qui a été décidé en commun. En bref, il croit en l’homme et en ses possibilités. Appliqués à la construction européenne, ces principes issus du syndicalisme des origines, ont fait merveille sous sa direction.

Les socialistes de parti français vont-ils accepter cette éducation réciproque à l’Europe par les autres Européens ? Ou tenter d’imposer « leur » volonté étatiste sur l’ensemble de l’Union ? Négocier à nouveau est une chose, Sarkozy le propose sur Schengen (hum) et sur Buy European (les États-Unis le font bien, la gauche serait même d’accord en sous-main). Mais « renégocier » le traité déjà signé, n’est-ce pas mépriser tous ces Européens qui ont passé des mois à réaliser leur compromis provisoire ? N’est-ce pas les assimiler à des « Sarkozy » ? Des espèces de sales libéraux « de droite » (mention réflexe à ajouter à tout ce qu’on n’aime pas) ? François Hollande ne sera peut-être pas ce que son parti le force à être en campagne. N’empêche : il est mal entouré.

Jacques Delors était d’une autre trempe ! Pour ces réflexions de sagesse d’un homme pragmatique, ces Mémoires se relisent avec bonheur. Dommage que la gauche française n’ait pas, à notre connaissance, de Jacques Delors bis. Et qu’elle ait surtout la mémoire courte et la revanche longue.

Même si ce livre de souvenirs politiques ne restera pas comme une œuvre littéraire, fait de questions et réponses à un journaliste ; même si l’homme politique Delors est hanté par cette « conscience coupable » qui, selon Mauriac, habite tout chrétien ; le vrai Delors n’est pas dans ce personnage conventionnel et emprunté. Il est dans sa nature humaine.

Jacques Delors aime les êtres, il a pour eux de la compréhension, de la compassion, de l’empathie. Il aime s’y frotter, discuter avec eux, négocier, faire avancer les choses, ensemble. Et là, pas de fausse modestie, Delors est très fort. C’est l’un des mérites de François Mitterrand d’avoir su s’entourer de tels hommes pour les utiliser. La force politique du président de gauche a été de savoir les manipuler, certes, mais pour ce qu’ils savaient faire le mieux. C’est là le meilleur de la politique, la vraie. Pas sûr que la copie du père François soit aussi forte que l’original…

Jacques Delors, Mémoires, 2004, Pocket, 632 pages, €9.00 en occasion

 

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