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Elisabeth Jane Howard, Confusion

Voici le tome III de la saga des Cazalet, cette famille anglaise typique, saisie de 1937 dans le premier tome, à la fin de la guerre en 1945 dans le troisième. En gros un gros volume pour deux années. J’ai déjà chroniqué le tome I Etés anglais en 2022, et le tome II A rude épreuve en 2023 – voici le tome III. Il vaut mieux les lire dans l’ordre sous peine de perdre le fil, malgré un résumé d’introduction dès le second tome, et un arbre généalogique de la (pléthorique) famille en en-tête.

Nous sommes en 1942, au plus fort de la guerre. Hitler a envahi l’URSS et l’Afrique du nord, occupé toute la France. Stalingrad et Monty n’ont pas encore inversé la tendance et l’époque est au gris pessimiste. Le Royaume-Uni résiste, encore et toujours, et les familles font ce qu’elles peuvent. Ceux qui ont l’âge de servir se sont engagés, les autres attendent leur tour – ou le mariage pour les filles, ce qui est un autre moyen de servir l’Angleterre sans penser à leur plaisir.

Les deux patriarches sont hors-jeu, le Brig aveugle et la Duche épuisée. Leurs enfants abordent la cinquantaine et ont les tourments de leur âge : la lutte pour les affaires ou le démon de midi. Rupert, le dernier-né de 40 ans, est toujours porté disparu en France. La fin du tome apportera de ses nouvelles après cinq ans d’absence. Sa fille Clary l’espère toujours vivant et tient un journal des événements familiaux pour son retour, mais elle désespère et se demande si c’est encore la peine. Son fils Neville est harcelé à 14 ans dans sa pension et il faut qu’un ami de son père, Archie, prenne les choses en main pour le rassurer et négocier le changement d’école où – enfin, il semble trouver sa voie en s’essayant à un peu de tout. Rupert n’a jamais vu encore sa dernière fille, Juliet, née en 1940 alors qu’il était pris dans la tourmente de Dunkerque.

C’est à la fois la liberté et le drame de ces grandes famille encore victoriennes de laisser les enfants se dépatouiller tout seul dans le grand bain de l’existence. On leur donne une morale stricte, on fait dresser les garçons en pensions chères, mais on s’abstient de les aimer ouvertement et même de leur parler vraiment. C’est pire encore lorsque le père est absent parce qu’à la guerre : les oncles se défaussent de leurs devoirs et laissent à qui le veut bien le soin de recueillir les confidences et de changer l’orientation. Les filles sont à peine mieux loties, les mères, tantes et nounous sont là, et plus proches de leurs problèmes de cœur ou d’amour, mais le sexe est un mot tabou. L’apparence, donc l’hypocrisie, règne en maître.

Louise, l’aînée des petits-enfants Cazalet, a suivi son école de théâtre et reste amourachée de son acteur de trente ans, elle qui en a dix de moins. Il finit par la convaincre de l’épouser, bien que les feux soient moins vifs. Il en profite pour lui enfourner derechef un petit Sebastian, à charge pour elle d’accoucher seule et de l’élever, lui étant sans cesse occupé dans la marine. Sa mère Zee adore son petit-fils, comme d’ailleurs tous les garçons, mais elle hait les femmes, à commencer par l’épouse de son fils chéri. Elle aurait désiré qu’il reste avec son grand ami Hugh, à la grecque, et qu’ils adoptent un petit ensemble – ou comment les mères abusives poussent leurs garçons à devenir pédés. Il y a de l’humour chez Miss Howard, sous un ton de ne pas y toucher, on ne le dira jamais assez.

Polly et Clary, nées la même année 1925 de Hugh le fils aîné et de Rupert le fils dernier des Cazalet, habitent ensemble à Londres pour suivre des cours de sténodactylo. Elles veulent ainsi trouver un emploi intéressant dans les Wren (femmes engagées dans l’armée) mais il y a pléthore et cela ne se fera pas. Chacune trouvera un emploi particulier, chez un écrivain, chez un médecin. Elles qui se disaient tout sont en rivalité pour les amours ; elles se parlent moins. Elles cherchent un modèle adulte que leurs tantes sont bien incapables de leur donner : Rachel la lesbienne s’épuise à « soigner » les vieux de la famille au détriment de son amour femelle, Zoë s’éprend de Jack, un photographe américain juif anéanti par la découverte du sort de ses coreligionnaires en Europe occupée, mais ne peut l’épouser car elle n’est ni veuve ni vraiment encore mariée, Rupert étant dans un néant administratif.

En bref, la vie continue, ambigüe et obstinée, chacun suivant sa voie sans vraiment savoir où il va. Mais tant que dure la guerre, chacun, la famille, la nation tout entière ont un semblant de but.

Elisabeth Jane Howard, Confusion – La saga des Cazalet III, 1993, Folio 2023, 608 pages, €10.20

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L’Accueil familial 1 : Les anges gardés

l accueil familial les anges gardes
Les « 5 A » sont une union d’associations au service de l’enfance dont l’Accueil familial fait partie. Ce premier pilier « défend l’idée qu’une famille – ou un climat de parentalité – est primordial pour qu’un enfant puisse rester un enfant et s’épanouir » p.13. Les quatre autre A après l’Accueil familial sont l’Attachement, l’Accompagnement psychoéducatif, l’Accès aux soins et l’Apprentissage. Chacun des 5 A fera l’objet d’un ouvrage de présentation : l’Accueil familial est le premier.

Il s’adresse aux professionnels de la protection de l’enfance, éducateurs et assistants familiaux diplômés, au grand public qui apprendra combien la famille éduque même sans le savoir, aux enfants eux-mêmes, assez grands pour comprendre ou devenus grands grâce à l’aide des familles d’accueil et des équipes d’accompagnement.

Le livre se présente sous la forme double d’une histoire romancée et d’un manuel pratique. Les chapitres alternent entre vécu et technique, ce qui est assez original et psychologiquement fort, car toute émotion qui monte se voit rationalisée par des encadrés et des décorticages. L’objet livre a l’apparence de cette pâtisserie qu’on appelle opéra, composée de plusieurs ganaches alternées chocolat et café entre deux biscuits. L’image me vient en hommage à Achille, premier personnage de 16 ans qui rêve de devenir pâtissier.

Car l’auteur de la partie romancée, Carole-Anne Eschenazi, a créé une bande des Trois mousquetaires (qui comme chacun sait sont quatre) à partir du patchwork des vies réelles des 217 gosses remerciés en-tête du volume. Achille, camerounais adolescent qui entre en seconde, a été sorti de sa famille biologique pour cause de frénésie sexuelle de son père et de sa belle-mère – cela l’a perturbé dès la puberté. Marie-Pierre et Fabien sont de faux-jumeaux blonds de 14 ans issus d’une famille de bobos riches parisiens, mais placés par lourde indifférence parentale. Samir, 10 ans, est un marocain battu par son père.

Sexe, violence, indifférence sont les trois chocs de ces gamins. Plus de garçons touchés que de filles, peut-être parce qu’ils sont plus fragiles dans la petite enfance comme au début de l’adolescence. Plus de minorités visibles, parce que le choc culturel de la vie occidentale laisse toute liberté aux parents sans aucun garde-fou traditionnel. Mais les riches bourgeois cultureux sont touchés aussi et Fabien a « la rage ».

Si les trois autres semblent réussir à poursuivre leur construction manquée dans les familles d’accueil (toutes « idéales » pour cette histoire, il faut le remarquer), seul Fabien y parvient mal. C’est lui le plus difficile, sorti trop tard peut-être de son père héroïnomane pris par ses affaires et de sa mère éternelle dépressive et démissionnaire. Carencé affectif grave, Fabien peut-il trouver en lui-même la force d’une résilience ? Peut-il s’attacher à un modèle adulte qui le tire vers le haut ? Peut-être… L’inverse absolu de sa virilité violente qui s’affirme est une fragile grand-mère qui lui dit tout net et calmement ce qu’elle pense : au garçon d’en faire son miel – s’il le veut. « Jusqu’où m’aime-t-on ? » s’interroge p.171 la partie technique après l’anecdote. Laisser provoquer mais rester toujours présent est la réponse théorique.

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Se construire une autonomie, vivre sa pleine enfance (un enfant a besoin d’insouciance et de jeu), restaurer l’image de soi, renvoyer chacun à sa propre humanité sont les quatre grands thèmes illustrés et expliqués d’une éducation réussie. Avec l’exemple des abîmés de la vie qui ont encore plus besoin que les autres de ces quatre piliers. Comment faire et comment faire avec.

Mais la peur hystérique de la perversion « invite l’adulte à établir une certaine distance entre lui et l’enfant par crainte de se voir accuser d’abus. Cette distanciation contrainte suppose notamment l’absence de manifestations de tendresse à l’égard de l’enfant (…) alors qu’il s’agit pourtant de la manifestation éducative la plus appropriée » dans certaines circonstances (encadré p.108). La société, au fond, ne sait pas ce qu’elle veut.

Pour qui s’intéresse aux enfants et à leur grandir, pour qui voudrait aider ceux en difficultés plutôt que d’adopter (qui est devenu très difficile aujourd’hui), pour qui voudrait connaître le schéma administratif quelque peu complexe de la Protection de l’enfance, ce livre emplis de renseignements et d’émotions apporte sa richesse.

Carole-Anne Eschenazi, Amandine Lagarde, Thierry Rombout, L’Accueil familial 1 : Les anges gardés, 2015, éditions Cent Mille Milliards – Union pour l’enfance, 218 pages, €10.00
e-book, €6.00 www.centmillemilliards.com

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