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Peter Robinson, L’été qui ne s’achève jamais

2003 Peter Robinson L ete qui ne s acheve jamais

Cette enquête de l’inspecteur principal Banks est la troisième qui fut traduite en français, début 2004. C’est par elle que je me suis introduit dans l’univers de Peter Robinson et que j’ai eu envie de lire les autres. L’été qui ne s’achève jamais est un plus beau titre en français que le titre anglais, banal (Close to home, près de chez soi). Il fait référence à un vers d’une chanson pop d’un auteur tourmenté, inventé par l’auteur, ‘The Summer that Never Was’, que l’on pourrait traduire aussi par ‘la maturité qui jamais n’est venue’. Dans ce roman policier, en effet, meurent deux adolescents de 14 et 15 ans, juste entre l’enfance et la maturité. C’est le ressort de l’intrigue, le mouvement qui permet de saisir une société qui change et qui demeure, l’avidité adolescente à devenir grand et l’égoïsme adulte, identique au travers des diverses modes et idéologies…

Un squelette de jeune homme est découvert au bord d’une route où se bâtit un centre commercial. Un jeune homme au même moment ne reparaît pas chez lui. Le premier était un ami d’adolescence de Banks, le second fils d’un chanteur pop suicidé et d’un top model remariée à un footeux agressif. Le rapport entre eux ? Peut-être aucun, peut-être quelqu’un, « deux enfants perdus dans un monde d’adultes où les désirs et les sentiments étaient plus grands que les leurs, plus forts et plus complexes qu’ils ne pouvaient l’imaginer » p.430.

L’adolescence est fragile, période où la personnalité se construit et se mesure. La société permissive des années 60 engouffrait par camions entiers les magazines porno, le cannabis et les disques vinyles dans les bacs. Années sexe, drogue et rock’n roll que Banks a vécues fasciné, gardant encore en lui les airs de ce temps là. Son fils Bryan vient de quitter ses études pour monter un groupe, avec un succès naissant ; son ami tué, Graham, était coiffé à la Beatles, ce qui était rare pour l’année 1965 restée autoritaire ; l’éphèbe en noir, disparu de chez lui, avait pour père un sosie de Jeff Buckley, drogué et suicidé après avoir abandonné son fils bébé.

guitare ado nb

Malgré les grands mots sur l’État-providence, la fraternité, la protection de l’enfance et autres billevesées, la société n’est pas tendre avec les ados. Trop lâche pour les discipliner, trop bureaucratique pour les guider, trop névrotique pour accepter les liens adultes-enfants autres que ceux consacrés par l’Eglise, la tradition et la loi. Les parents se trompent toujours sur leurs enfants, les adultes ont toujours tendance à les exploiter et leurs pairs ne voient jamais rien, toujours englués dans leurs propres questions. Chacun vit en aveugle et les « amitiés » adolescentes ne résistent que rarement au temps qui passe. Banks en fait l’expérience.

Les deux enquêtes progressent, entrelacées, avec Banks pour seul lien. Ses relations affectives se compliquent, les relations hiérarchiques dans la police en prennent un coup, mais il réussit à prouver à ses propres parents que tout policier n’est pas un valet des dominants.

L’univers tout entier de Peter Robinson est dans ces quelques images. Son flic l’inspecteur Banks est père de famille, époux divorcé, amant occasionnel de collègues. Il aime les gens, la musique et les livres, outre le whisky Laphroaig et les cigarettes, dont il fait une consommation agacée. Il est de sa génération, qui est aussi la nôtre ; il se débat entre les modes et les vices, le système éducatif et les hormones, la vocation policière et les intérêts des uns et des autres. Rien de ce qui est humain ne lui est étranger.

Outre l’intrigue, un beau roman sur la génération ado dans les années 60.

Peter Robinson, L’été qui ne s’achève jamais (Close to home) 2003, Livre de Poche, 540 pages, €7.22

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Élisabeth George, Sans l’ombre d’un témoin

elisabeth george sans l ombre d un temoin

L’Angleterre est en train de changer à vitesse grand V. Les récents meurtres en série de prostituées dans la région d’Ipswich en rappellent l’actualité. L’Américaine Élisabeth George, spécialiste de la Grande-Bretagne d’aujourd’hui comme de l’écriture des romans policiers, l’avait observé. En 2005, elle pondait ce pavé de 918 pages en édition de Poche, « With no one as witness », traduit en français sous le titre parallèle de « Sans l’ombre d’un témoin ».

L’affaire a lieu à Londres, cité de prédilection tant de Lord Ashbury, alias commissaire Lynley, de Barbara Havers, le tonneau sur pattes aux dents ébréchées qui lui sert de constable, que du tout nouvellement promu « sergent » Nkata, du plus beau noir ébène alibi, accessoirement ancien gangster des quartiers… Il s’agit de meurtres « en série » que ni la police ni la presse n’ont vus parce qu’ils concernaient au départ de jeunes Noirs ou métis.

Ce non-politiquement correct affole l’ineffable Hillier, adjoint du Préfet de police, jamais en retard d’une gaffe politique, et le pousse à accumuler les « exceptions » au travail routinier mais éprouvé de la police traditionnelle. Il s’agit « combattre le racisme » (ou du moins l’accusation) en promouvant le seul constable noir de la Met et en le mettant sous les feux de la rampe lors des conférences de presse. Il s’agit d’user de toutes les méthodes de diversion qui permettent de montrer que « l’on fait tout son possible », même si le profilage à l’américaine ne sert pas à grand-chose, surtout quand les antécédents du profileur ne sont pas contrôlés. Il s’agit enfin de faire « people » en invitant un journaliste « embedded » à suivre l’enquête, tout comme l’armée américaine « embarquait » ses journalistes sur le terrain en Irak pour rendre la guerre « populaire ».

Quand on voit le succès de telles méthodes, on ne peut qu’être inquiet. A juste titre : c’est tout le développement du roman que de railler ce technocratisme médiatique, inefficace et dangereux pour l’enquête de police. Sans dévoiler le meilleur, disons que l’auteur ne ménage pas ses personnages et que, si Havers a durement trinqué dans un roman précédent, c’est cette fois au tour de Thomas Lynley. Marié, bientôt père d’un bébé garçon, il est d’autant plus sensible aux meurtres sadiques de jeunes gars de treize ans qui se multiplient et dont le rituel est toujours le même : choc électrique d’immobilisation, brûlure des mains, tortures diverses in vivo, excision du nombril, gravure au couteau de symboles post mortem, puis cadavre jeté nu au rebut, un peu partout dans la ville.

La cause profonde en est, selon l’auteur, la déstructuration de la société urbaine, anglaise, et moderne. Le profond égoïsme de l’Amérique atteint désormais la Londres traditionnelle avec son cortège de misères dues à l’immigration, au communautarisme, au chômage, aux familles décomposées, aux enfants livrés à eux-mêmes, aux relations sexuelles incitées par le milieu ambiant du porno et de la rue dès 12 ans, à la démission des autorités, à la naïveté imbécile des associations de « bonnes volontés »… C’est toute une sociologie vivante des travers de notre époque qui surgit en couleurs de ce gros livre à prétexte policier.

L’enquête n’est pas noyée, même si elle démarre lentement – mais n’est-ce pas ainsi dans la réalité ? Les caractères des personnages déjà connus du lecteur s’affirment et s’affrontent ; leur existence continue et se prolonge comme un feuilleton au milieu du crime et de l’indigence. On plaint ces gamins qui se croient grands trop tôt, ces parents confrontés au drame du massacre gratuit d’un être cher, aux justifications sordides des déviants, à la psycho de bazar des soixantuitards, « libérés » mais accros au sexe, sans aucun sentiment d’un quelconque devoir ou de la simple responsabilité. On est marri des coups de théâtre finaux qui explosent en feu d’artifice. Élisabeth George est à la pointe de son talent pour égarer savamment le lecteur vers de fausses pistes… avant de faire émerger l’invraisemblable.

Je me demande si, dans nos sociétés de plus en plus narcissiques et médiatiques, chacun ne préfère pas son « image » avant son propre travail : plus question de « faire bien son boulot », il est question plutôt de le mettre en scène, au détriment du résultat, dont on se moque, au fond. Les gamins sont des pions pour les pervers qui affirment leur toute-puissance ; des peluches pour les « bonnes âmes » qui font une industrie de leur « sauvetage » ; des objets pour l’image de la police pilotée par ses technocrates politiquement froids.

Oui, il s’agit d’un gros livre. Mais ne renoncez pas : découvrir l’Angleterre de Tony Blair au ras du bitume, explorer les pulsions d’une société permissive qui est en partie la nôtre aussi, mesurer le chemin à parcourir pour restaurer un ordre social minimum afin que la vie puisse croître au lieu d’être détruite en sa fleur – voilà qui devrait vous inciter à lire cet ouvrage qui le mérite amplement !

Élisabeth George, Sans l’ombre d’un témoin, (With no one as witness) 2005, Pocket, 918 pages, €8.65

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