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Alberto Moravia, La Ciociara

Une ciociara est une paysanne du sud-est de Rome qui doit son nom à ses chaussures : des ciocie, sandales en rectangle retourné sur le pied et attaché au mollet par des lacets. Cesira a 16 ans lorsqu’elle quitte sa campagne pour se marier et vivre avec son mari à Rome, dans le quartier populaire du Transtevere, où il tient une petite boutique d’alimentation. Il est plus âgé qu’elle et, après lui avoir enfourné une fille, va batifoler ailleurs. Mais Cesira est heureuse, ils habitent l’appartement au-dessus de la boutique et elle n’aime rien tant que faire le ménage et la cuisine, briquer et lustrer avant d’aller au marché. Le sexe ne l’intéresse pas et, lorsque sa fille est née, elle aime à s’occuper d’elle tout en tenant les comptes de la boutique.

Mais son mari est vieux et meurt ; le fascisme mussolinien vit ses derniers mois ; les Allemands s’approchent de Rome pour l’occuper près la chute de Mussolini tandis que les Alliés débarquent en Sicile. Il faut quitter la ville où la pénurie alimentaire menace et se réfugier à la campagne, où il y a toujours quelque chose à manger. La fille, Rosetta, a désormais 18 ans et un fiancé parti combattre en Yougoslavie ; elle est belle et saine, douce et croyante. Toutes deux prennent le train vers le sud pour aller dans le village de Cesira, mais elles ne parviennent pas à destination car la voie est coupée par les bombardements. Il faut marcher, les valises sur la tête, ainsi que les femmes portent les charges lourdes à la campagne.

Les petites villes et villages ont été évacués et sont déserts. Les orangeraies masquent les fermes isolées, où il faut trouver refuge avant d’aller plus loin. Cesira et Rosetta s’installent chez une vieille flanquée d’un mari idiot et de deux fils déserteurs, louches et vulgaires. Mais il faut faire avec. Tout va bien tant qu’on a de l’argent et Cesira, prévoyante, a emporté tout ce qu’elle n’a jamais mis dans aucune banque. Mais la ferme est crasseuse, la paillasse dans la grange grouille de punaises, les repas payés se composent d’une soupe de pain. Et surtout, les fils commencent à reluquer la jeune fille. Il faut fuir.

Reprenant leurs valises un tôt matin, les deux femmes se dirigent vers la montagne. Un berger rencontré, après avoir ignoré ces réfugiées, prête l’oreille dès que Cesira lui dit qu’elle peut payer. Il les emmène dans un hameau de montagne, des cabanes construites par les bergers où une partie du village s’est réfugié pour fuir les Allemands et attendre la fin de la guerre. Ils vivent de peu, mais descendent régulièrement acheter farine, haricots, saucisses et saindoux à ceux qui peuvent encore vendre ; les paysans, qui ont rarement vu d’argent, sont fascinés par les billets et commercent volontiers. Cesira achète et fait provision sachant que l’argent se dévalue et qu’il ne se mange pas. La rareté progressive due aux rafles alimentaires des Allemands va faire monter les prix.

La guerre se prolonge et les mois passent ; les réfugiés en sont réduits à manger des herbes de la montagne et à négocier âprement les rares fromages que les bergers produisent. Les gens se replient sur leur maisonnée et c’est le chacun pour soi des périodes de famine. Les deux femmes, qui occupent une masure qui sert la journée au métier à tisser de la fille du propriétaire, se lient d’amitié avec le fils, Michel, un étudiant à lunettes déjà docteur (probablement en droit) et qui n’a pas été mobilisé. Il est naturellement antifasciste et même pro-communiste, mais Cesira, qui sait à peine lire, se moque de la politique. Ce qui lui importe, c’est l’ordre qui permet le petit commerce, tout le reste ne l’intéresse pas.

Les jours passent, des réfugiés aussi qui vont toujours plus vers le sud par les montagnes où les Allemands peinent à s’aventurer. Deux Anglais qui ont saboté des lignes n’ont pu rejoindre leur navire et sont recueillis par les deux femmes une journée, mais elles ne peuvent faire plus, faute de nourriture et par crainte des Allemands. Dont deux spécimens viennent d’ailleurs dès le lendemain, sur dénonciation. Ils ne trouvent évidemment personne mais le risque est grand : ils raflent en général tous les hommes en âge de travailler pour les envoyer en camps de construction pour défendre Rome. Michel y échappe de peu et va se cacher plusieurs semaines dans la montagne, ne revenant qu’à la nuit pour repartir au petit jour. Les deux femmes le suivent, cela brise la routine du hameau de bergers et elles aiment l’entendre discourir.

Il sera cependant pris par sa curiosité, venant voir un groupe d’Allemands qui ont fui les combats qui se rapprochent et les bombardements alliés des canons et des avions. Ils veulent rallier Rome par la montagne et exigent un guide. Ce sera Michel. Son père veut partir à sa place, mais pas question, les Allemands préfèrent la jeunesse. Il les guide mais ne reviendra pas, les nazis sont impitoyables avec les sous-hommes.

Comme la guerre est désormais sur eux et que les obus tombent sur le hameau, tous décident de redescendre dans la plaine où, au moins, « les Anglais » pourront leur assurer des vivres. Telle est la croyance véhiculée par la rumeur. Et en effet, les soldats américains donnent des boites de conserve aux habitants, en plus de caramels et de cigarettes. Mais, une fois partis plus au nord lorsque le front se déplace à mesure du recul allemand, c’est à chacun de se débrouiller.

Les goumiers marocains du général français Juin succèdent aux Américains et les deux femmes, qui cherchent à rejoindre le village des parents, en rencontre une bande alors qu’elles se reposent dans l’église du village. Elles sont immédiatement violées, surtout Rosetta, jeune et fraîche, sur laquelle passe tout le peloton. Ce sont les « maroquinades » d’après la bataille du Monte Cassino, longtemps mises sous le tapis par les gouvernements. Le commandement a, sinon laissé faire, du moins mollement réagi : les Italiens étaient coupables parce que fascistes et alliés proches des nazis ; ils ont payé. Ce sont à Naples les jeunes garçons (raconté par Malaparte), dans les campagnes les jeunes filles (raconté par Moravia).

Une fois déflorée et saccagée, Rosetta ne sera plus jamais la même. Elle devient indifférente, perd la foi (violée sous l’autel et l’image de la Vierge qui n’a rien fait pour la protéger !), et se prend à aimer avidement le sexe. Elle veut reproduire avec tous les hommes jeunes et plusieurs fois par jour ce que les Marocains lui ont fait subir. Cesira, femme mûre, a empoigné les couilles de son violeur qui l’a assommée ; elle n’a donc pas été pénétrée. Elle ne comprend plus sa fille, d’âme virginale devenue putain. Les deux vont entrer à Rome grâce aux relations de Rosetta avec les garçons, d’abord un chauffeur de car, puis ceux de la ferme où elles avaient été accueillies avant la montagne. La jeune fille a des rapports avec chacun d’eux, parfois à plusieurs successivement. Bizarre qu’elle ne tombe pas enceinte.

Le roman se termine par le retour à Rome avec un chauffeur de camion respectueux, qui les a prises avec lui alors que l’un des fils de la ferme, qui conduisait le car, ait été tué par des rançonneurs de la route qui profitaient de l’absence d’ordre pour établir le leur, comme dans toutes les guerres. Le lecteur ne saura pas si l’appartement et la boutique de Rome sont encore debout, après les bombes et les pillages, mais une nouvelle vie commencera.

L’intérêt de ce roman est l’expérience humaine de la guerre vue à ras de terre, avec la mentalité basique d’une paysanne qui a connu la ville. Cesira sait ce qu’est la vie, les dangers, la terre. Elle sait qu’il faut de l’argent, mais qu’il est préférable d’accumuler de quoi manger ; elle sait que les hommes sont avides des femmes et qu’il faut s’en défier et s’en protéger ; elle sait que la famille reste encore le plus refuge, avec la campagne.

Peut-être connaîtrons-nous un prochain jour ce bouleversement de la guerre sur notre sol, malgré le nucléaire, comme nos grands-parents l’ont connu lors de la dernière. Cette façon de voir de Cesira reste donc une leçon éternelle.

Vittorio de Sica en a fait un film, mais en rabaissant l’âge de Rosetta à 13 ans, ce qui était plus vendeur.

Alberto Moravia, La Ciociara, 1957, J’ai lu 1999, 350 pages, occasion €2,82

DVD La ciociara – la paysanne aux pieds nus, Vittorio De Sica, 1960, avec Sophia Loren, Eleonora Brown, Jean-Paul Belmondo, Raf Vallone, Carlo Ninchi, Andrea Checchi, LCJ Editions & Productions 2015, 1h40, €11,90

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Alberto Moravia déjà chroniqué sur ce blog

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La chute de l’empire romain d’Anthony Mann

Un long péplum américain avec un décor monstre reconstitué en Espagne pour mettre en garde sur le déclin et la chute de l’empire. Au moment où les Etats-Unis sont empêtrés dans la guerre du Vietnam, cet avertissement d’Hollywood ne manque pas de sel.

La référence à l’empereur philosophe Marc Aurèle a des airs de Kennedy tandis que son successeur Commode est montré comme mégalomane cruel aimant la fête et la dépense. Un avertissement à Lyndon Johnson, devenu président à la mort de John Kennedy en 1963, puis réélu en 1964 ? Les émeutes raciales et les assassinats politiques ne manquent pas aux Etats-Unis, tandis que le programme humaniste du philosophe Timonides (James Mason) dans le film est proposé comme projet de Great Society en faveur du droit des minorités, de l’éducation et de guerre contre la pauvreté. Un programme qui pourrait être stoïcien car toutes choses participent du même Tout et sont liées, d’où l’idée que bien faire est faire utile pour la communauté, selon les lois de la Nature. Peut-on comprendre le film d’Anthony Mann aujourd’hui sans cet arrière-plan politique ?

C’est que les distorsions historiques ne manquent pas dans ce péplum. Toutes les hypothèses hasardeuses ou polémiques des historiens romains sont reprises telles quelles : Marc Aurèle « déshéritant » son fils Commode, l’empoisonnement par une pomme coupée avec une lame à demi trempée dans du poison, la bâtardise de Commode qui serait fils de gladiateur, son goût pour la débauche avec les deux sexes dès l’enfance occulté, sa mort en combat singulier avec son rival inventé Livius alors qu’il est assassiné à 31 ans par étranglement d’un esclave…

Mais l’histoire est belle et il fallait l’inventer. Sur les bords du Danube dans l’actuelle Autriche, face aux sombres forêts peuplées de « barbares » où tombe la neige, Marc Aurèle (Alec Guinness) vieux et malade songe à l’empire et à ses responsabilités. Il est considéré comme « faible » avec ses ennemis, préférant s’en faire des clients que des esclaves afin de ne pas alimenter la haine. Les généraux et le bouillant jeune héritier Commode (Christopher Plummer) veulent tout casser de cette politique et affirmer la puissance de Rome comme l’emprise du César.

Commode se fait appeler à la fin de son règne en décembre 192 : Imperator Caesar Lucius Ælius Aurelius Commodus Augustus Pius Felix Sarmaticus Germanicus Maximus Britannicus Hercules Romanus, Pontifex Maximus, Tribuniciae Potestatis XVIII, Imperator VIII, Consul VII, Pater Patriae. Rien de moins. Il rebaptise Rome et l’Italie, il veut refaire le monde à sa volonté – puisqu’il se croit divinisé. Dans le film, il s’écroule moralement lorsque son général Verulus (Anthony Quayle), un ancien gladiateur vainqueur de plus de cent combats dans l’arène, lui avoue qu’il est son père biologique, Fausta, l’épouse de Marc Aurèle, ayant fauté avec lui. Dès lors, son dernier combat sera le jugement des dieux : César ou pas ? C’est joli mais faux. Peu importe, le spectateur marche.

Marc-Aurèle aurait voulu désigner son général Livius (Stephen Boyd) comme César mais il ne l’a pas proclamé devant les troupes et Livius, qui aime Antonia (Sophia Loren), la fille de l’empereur, reste légitimiste en s’effaçant devant son ami Commode. Pire Marc-Aurèle, par diplomatie mondialiste, accorde la main de sa fille au roi d’Arménie pour se concilier le pays. Livius se trouve doublement floué mais son honneur stoïque lui interdit de regimber. Il garde son jugement personnel et propose ses idées au Sénat de Rome, qui sont celles du défunt empereur : concilier les peuples pour la prospérité de tous, donc éviter la guerre qui engendre la haine perpétuelle, ne lever que des impôts justes et ne pas favoriser les inutiles (rentiers, gladiateurs, prévaricateurs, courtisans). Commode s’en amuse et l’envoie sur les frontières de l’empire.

Il ne le rappelle que lorsqu’il a besoin de lui car il est bon général. Les armées romaines d’Orient se soulèvent contre Rome à cause des livraisons de blé exigées qui affament les peuples. A Livius d’aller les mater. Discipliné, le jeune homme obéit… mais il retrouve Antonia parmi les rebelles. Les Romains vont-ils se massacrer entre eux ? Livius renvoie les messagers de Commode avec le « conseil » d’éviter les menaces et les taxes pour gouverner de façon juste. De retour à Rome, Commode le fait enchaîner tandis qu’Antonia cherche à le poignarder.

La fin est à la western, un duel à armes égales dans le saloon d’un mur de boucliers : que le meilleur gagne, le dieu est avec lui. Et Commode est crevé d’un coup de lance, trop sûr de lui, de son entraînement, de la faveur des divinités. Le pouvoir monte à la tête lorsque les contrepouvoirs manquent.

DVD La chute de l’empire romain (The Fall of the Roman Empire), Anthony Mann, 1964, avec Sophia Loren, Stephen Boyd, Alec Guinness, James Mason, Christopher Plummer, Anthony Quayle, Filmedia 2013, 2h57, blu-ray €23.98 standard €16.59

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