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Vermeer, La Jeune fille à la perle

Ma peinture préférée reste La jeune fille à la perle qui affiche à l’oreille le microcosme du monde en même temps que sa goutte de rosée pubertaire. C’est une perle de rosée virginale qui sourd au moment où les lèvres s’entrouvrent et où le regard vous croise. La jeune fille à la perle, si pure et virginale d’apparence, ne serait qu’une simple pute. La perle était l’insigne des courtisanes, et la grosseur de celle qu’elle porte est disproportionnée par rapport à celles que l’on trouve habituellement. Elle est comme une enseigne à l’entrée des maisons closes et dit que la fille est prête à baiser. Je suis un peu dubitatif sur cette présentation de guide. La perle semble être en chrétienté un symbole de pureté, à la fois trésor caché et vanité terrestre. Mais ce pourrait être aussi, vu la grosseur, une perle de verre argenté ou d’étain poli, à moins que ce soit un effet spécial du peintre. Tout l’intérêt de l’art est justement de provoquer le spectateur à avoir sa propre vision. De plus, il semble que la fameuse Jeune fille ait été l’une des filles du peintre, âgée de 12 ou 13 ans et non pas une servante de 16 ans comme le romance Tracy Chevalier.

J’observe que les lèvres pulpeuses des filles de Vermeer rappellent les lèvres entrouvertes des garçons du Caravage à la fin du XVIe siècle, comme Le garçon mordu par un lézard ou Les musiciens. La façon dont est tourné le visage de la jeune fille à la perle de Vermeer rappelle également la façon dont est tourné le visage du Joueur de luth du même Caravage, peint en 1595. Il a la même coiffe, la même lumière, le même regard, les mêmes lèvres pulpeuses semi entrouvertes. Le Caravage a influencé les peintres de Delft, l’école caravagesque d’Utrecht rassemble les peintres néerlandais partis à Rome au début du XVIIe siècle pour parfaire leur formation. Réalisme et clair-obscur sont les principaux apports de l’Italie, ainsi que les scènes de genre et les buveurs ou musiciens. L’Entremetteuse de Dirck Van Baburen (1622) est inspirée des Tricheurs du Caravage (1595) ; elle a peut-être inspiré Vermeer, dont on sait qu’il a été influencé par l’utilisation de la couleur par cette école.

La fille au chapeau rouge, dans la même veine, me plaît moins car elle arbore trop de sensualité ouvertement et n’a plus rien de virginale. Il s’agit d’une claire invite sexuelle et non pas d’une envie affective d’admiration ou de protection. L’infrarouge montre que la première esquisse était un homme. L’inverse de la très jeune fille en fleur.

Le tableau de la Jeune fille, peint vers 1665, ne portait pas de titre, on l’a appelé successivement le Portrait turc ou la Jeune fille au turban et c’est le roman paru de 1999 de Tracy Chevalier, La jeune fille à la perle, qui lui a assuré son titre actuel dans le grand public. Le tableau était peut-être destiné à Pieter van Ruijven, un riche percepteur de Delft ami de la famille du peintre. Dans cette société prospère grâce au commerce, l’art est un marqueur social et un placement financier. Elle a refait surface lorsqu’un collectionneur, un Français, l’a achetée pour deux florins, soit moins d’un euro. Une fois nettoyée, il a vu que c’était un Vermeer et en a fait don à sa mort en 1902 au Maurithuis. L’œuvre a été restaurée en 1994 pour lui ôter son vernis qui s’était assombri, permettant de remettre en valeur les petites touches blanches qui ornent la commissure des lèvres.

L’usage du sfumato à la Vinci permet chez Vermeer que l’arête du nez de la jeune fille soit fondue dans sa joue. Le fond était vert sombre et nous paraît noir à cause du vernis ; ce vert représentait initialement un rideau. La torsion du buste crée une tension qui invite le regard du spectateur tandis que le fond sombre uni semble faire émerger le visage du néant. La couleur bleu-gris des yeux répond à la nuance de la perle. La jeune fille est mise en situation, le torse en rotation donne le sentiment qu’elle ne pose pas, qu’elle est surprise. Le tableau est fait pour nous attirer, au sens optique comme sexuel. Il instaure une relation et laisse du mystère, ce qui retient. Cette peinture reste universellement humaine avec ses trois couleurs primaires (rouge des lèvres, bleu et jaune du turban) et l’effet qui fait surgir la lumière de l’obscurité. Elle est aussi un fantasme, la manifestation du désir surpris, interdit. Comme il subsiste un mystère, la (très) jeune fille attire – elle a toujours attiré les hommes faits.

Les produits dérivés et les imitations dérisoires contemporaines gâchent un peu la vraie jeune fille, mais c’est l’époque : tout doit être rabaissé au niveau démocratique de celui qui regarde.

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Tracy Chevalier, La dame à la licorne

Article repris par Medium4You.

Un rendez-vous musée de Cluny a été l’occasion de revoir le chef-d’œuvre Renaissance : la Dame à la licorne. Donc de relire le livre de Tracy Chevalier.

La tenture de la Dame à la licorne a été redécouverte en 1841 par Prosper Mérimée dans le château de Boussac en Creuse. Elle entre dans la légende avec George Sand. Aujourd’hui conservée au musée du moyen-âge de Cluny, à Paris, la tenture est complète et comprend six pièces. Cinq illustrent les cinq sens, la sixième est ornée d’une devise, “à mon seul désir”. Une dame vêtue de brocart rouge et de soie semble se défaire de ses bijoux, qu’elle dépose dans un coffret tenu par la servante, à moins qu’elle ne les prenne. Ce geste pourrait évoquer le renoncement au luxe, aux passions terrestres, à la sensualité de l’amour.

Mais cet entre-deux du geste le laisse ambigu, inachevé. Est-ce renoncement ou, au contraire, retour au monde ? Les animaux fabuleux représentés que sont le lion et la licorne portent sur oriflammes les armoiries du commanditaire, Jean Le Viste, de famille lyonnaise et proche du roi Charles VII. La commande a sans doute été réalisée dans les ateliers bruxellois réputés en cette fin du 15ème siècle  Les animaux familiers des landes médiévales (lapin, oiseaux) ou de l’exotisme (singe), créent sur fonds de mille fleurs un univers magique, hors du temps, en référence à l’Eden.

De cette tenture superbe, étonnamment vivante après les siècles, nous savons peu de choses. Tracy Chevalier, Américaine vivant à Londres, s’est fait une spécialité de romancer certaines œuvres où figurent des femmes. Les lecteurs cultivés se souviennent de sa « Jeune fille à la perle », publiée en 2000. Elle s’attaque en 2003 à cette « Dame à la licorne » (Folio, 2005) avec toutes les qualités du premier livre. Son exigence de « vrai », typiquement américaine, l’a poussée à se documenter soigneusement sur l’époque et sur l’art du tissage ; elle en livre les sources en fin de volume. Son parti-pris féministe, là encore typiquement américain d’époque, l’a conduit à privilégier le point de vue des femmes, l’épouse du commanditaire, sa fille et sa servante, l’épouse et la fille du lissier, les frasques féminines du peintre.

Comme on ne sait rien, son imagination a pu se débrider. Elle n’est pas tendre pour celui qu’elle nomme « Nicolas », créateur des cartons. Le fils qu’elle avoue dans l’incipit aurait-il pu l’inspirer ? Elle en fait un beau gosse artiste mais avide de baiser tout ce qui passe en délaissant les suites. Elle n’a en revanche que pure tendresse complice pour les ardeurs des jeunes filles dont la première partie nous livre un récit ciselé et haletant. Claude, fille de Jean Le Viste, est prise de fièvre sensuelle à 14 ans lorsqu’elle pense au beau Nicolas. Lisez la page 52 pour en savoir plus…

Le roman est divisé en 5 périodes plus un épilogue, tout comme les tentures. Est-ce voulu ? Involontaire ? Le lecteur peut retrouver la vue lorsque les protagonistes se rencontrent dans la première partie.

Suit le goût en partie 2, chez ces Bruxellois gourmands pour qui une tapisserie terminée est « proche de la sensation que vous avez à manger de petits radis craquants et printaniers » (p.100), où l’on accueille l’artiste avec un plat d’huîtres « dignes d’un Parisien » (p.129) et où une jeune fille aveugle se complaît à produire des herbes et des légumes au jardin.

La partie 3 serait-elle l’ouïe, toute de dialogues qui font avancer l’intrigue ?

La 4ème partie est dédiée au toucher, tout au tissage de la laine dans l’atelier bruxellois et au culbutage de l’amoureuse parmi les fleurs du jardin : « je frissonnai tandis que nos peaux entraient en contact dans l’air frais. » (p.292)

La 5ème partie est à nouveau en Paris mais l’odorat y est parcimonieux malgré « le vin aux épices » et « les figues rôties » du repas de fiançailles de Claude Le Viste avec un noble seigneur. Son père Jean se tient quand même « près de la tapisserie de l’Odorat » pour accueillir ses visiteurs, même s’il préfère l’Ouïe parce que « l’étendard y est très beau et le lion a noble allure. » (p.340)

L’épilogue est doux amer ; comme la dernière tenture intitulée « à mon seul désir », il montre que les humains font rarement se qu’ils voudraient le plus au monde. « Ces tapisseries traitent non point de la seule séduction mais aussi de l’âme. » (p.341)

Les 359 pages se lisent bien, dans cette vogue du roman historique pénétré de pédagogie et enrobé de sentiments. Hier vaut mieux que demain pour une population qui vieillit. Mais le charme médiéval agit. Nous sommes à l’aube de la Renaissance.

Tracy Chevalier, La dame à la licorne, 2005, Folio, €6.93

La tapisserie de la Dame à la licorne est visible à Paris, au musée national du moyen-âge, à Cluny.

Le rendez-vous n’est pas venu. Il semble que l’erreur était mienne, une date mal notée. On soupçonne toujours Internet, souvent l’univers du n’importe quoi, où tout est apparemment permis. Mais pas cette fois et je renouvelle mes excuses à la personne concernée. C’est grâce à cette erreur que j’ai pu remarquer les lapins, dans un coin de la tapisserie du Goût. Deux petits conins mignons qui batifolent.

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