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Îles Blasket

Commencent alors les deux jours les plus beaux du séjour : le départ pour les îles Blasket. Beau soleil inespéré. Nous reprenons un bateau avec tous nos bagages. Odeurs, sensations, je retrouve le plaisir de la mer. On the boat again, the boat again… Corps joyeux, esprit gai, effets de l’air marin et du balancement incessant. Un lyrisme physique me donne envie de chanter, j’ai dans l’esprit des bulles, comme du champagne.

Le petit chalutier qui nous traîne en remorque est vieux et poussif. Une famille montée dessus pour une partie de pêche, nous regarde. Les enfants ont le visage très blanc, comme lavé par la pluie incessante qui tombe dans ce pays à longueur d’année. Nous nous sommes installés à quatre sur le pont arrière et nous reviennent des bribes de chansons que nous fredonnons à tour de rôle ou en chœur. Les autres ont peur des frères Roulis et Tangage et se sont bourrés de Mercalm. Est-ce pour cela qu’ils ont l’air hébétés de bovins qui regardent les trains passer ? Je n’en suis même pas sûr. Rigides sur leurs bancs, ils sont de même dans l’existence : coincés du cerveau comme du trognon.

Débarquement en canot sous le soleil. La côte est rocheuse, la mer joue de nuances bleu-vert, le fond est transparent. Nous montons les tentes face à la côte d’Irlande, à l’abri du vent d’ouest. Devant nous la mer, derrière le village en ruines. Ces îles ont été habitées jusque dans les années 1950. Tous les habitants sont partis peu à peu et aujourd’hui ne viennent que des campeurs ou des scouts, l’été seulement. L’hiver, les tempêtes rendent l’accès presque impossible.

Nous sommes dimanche et beaucoup de touristes sont venus passer la journée. Une famille s’est installée. Le fils aîné pêche pieds nus dans l’eau, sur les rochers. Son père vient le remplacer à la ligne et il part explorer les collines. Il ne remet pas ses chaussures mais enlève son tee-shirt pour offrir au soleil son torse blanc. Le cadet, jambes nues, gambade avec sa mère. Nous allons tous à la plage et cinq se baignent, dont je suis.

Entrer dans l’eau n’est pas facile pour nous qui sommes habitués aux mers plus chaudes. L’eau glacée vous saisit les chevilles. La température ne doit pas dépasser 15°. Mais deux tout petits garçons blonds de 5 et 7 ans, surveillés par leur mère, s’éclaboussent sur le bord et se roulent dans l’eau avec une joie bruyante avant de jouer dans le sable. Ils en sont bientôt couverts des orteils aux cheveux, et la mère doit les rouler dans l’eau pour les nettoyer avant le départ. Maillots mouillés ôtés, ils enfilent leurs shorts à cru et leurs chemisettes directement avant de rejoindre le bateau de navette, toujours pieds nus. Ce sont de vrais petits durs, des gars d’ici, habitués tous jeunes à l’air et à l’eau glacée.

Alors que nous nous promenons sur l’île un peu plus tard, j’échange quelques mots avec un papa qui porte un bébé sur les bras. Il a vu des phoques nager autour de l’île et me montre des lapins qui vont et viennent sur la lande. Il y en a partout; il suffit de rester immobile un moment pour les apercevoir. Le paysage est à la Club des Cinq, lecture aventure d’une vieille anglaise des années 1940 qui enchantait mes dix ans : une île rocheuse, une lande très verte où pullulent les lapins, des oiseaux de mer. Il ne manque plus que les deux filles, les deux garçons et le chien Dagobert, pour que survienne une nouvelle histoire de contrebandiers…

A l’ouest vers le large, dans une baie rocheuse qui s’avance profondément dans l’île, sur la plage bien protégée de hautes falaises orientée au soleil couchant, s’ébattent sous nos yeux plusieurs phoques. Sur l’étendue de galets en contrebas un mâle est couché et deux femelles. L’une a trois petits, l’autre un seul, tous bien ronds. Ils crient comme des enfants, rampent vers leurs mères qui se tournent à demi vers eux pour la tétée. Ils ont le poil clair et laineux. Si une autre femelle s’approche des petits, ce sont tout de suite des grognements, des coups de queue dans l’eau et la gueule ouverte prête à mordre.

Cette île de fin d’Europe sous le soleil revenu est une sorte de paradis emplie de gamins, de lapins et de phoques. Ce soir, soupe et chili con carne, recette maison de Stéphane. C’est très bon. Le coucher dure longtemps car les filles ont facétieusement démonté et caché la tente intérieure des « frères Grapelli », Jean-Luc et Thierry, ainsi nommés après une controverse musicale.

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De Sauzon à la plage de Donnant

Longue étape ce jour, nous sommes prévenus. Plus de 21 km à faire en montée et descente. Nous prenons le bus des Cars bleus à neuf heures en direction de Sauzon d’où nous poursuivons le circuit là où nous nous sommes arrêtés hier.

Nous montons et descendons les criques par la plage de Deuborch jusqu’à la pointe des Poulains où se dresse la maison-phare blanche à tête rouge. Nous faisons une pause devant le spectacle offert par le panorama. Quelques personnes dont un préado se baignent dans la crique au pied du phare. Le garçon rentre et sort de l’eau plutôt fraîche, 19° selon Meteocity.

Un zodiac vient du large avec un bruit de mixeur, il a peut-être longé la côte ou est venu d’un bateau à l’ancre. Il contient six personnes, papy, mamie, papa et deux gamins. Le plus grand a 6 ou 7 ans et, avant même d’arriver, se met déjà torse nu. Papa ôte son T-shirt à son tour et plonge directement. Le gamin hésite, puis se lance à l’encouragement paternel « 1, 2, 3 ! ». Il barbote plutôt que nage mais n’a pas peur de l’eau ni de n’avoir pas pied. Le zodiac a jeté l’ancre à une cinquantaine de mètres de la crique, dans l’anse protégée. Papa crawle, gamin plonge, puis tout le monde remonte sur le bateau, la peau hérissée, se rhabille à la diable et repart ; cela n’a pas duré dix minutes. Le plus petit des enfants est resté en gilet de sauvetage et ne s’est pas baigné, tout comme les grands-parents. Il était trop jeune pour nager.

Nous faisons le tour du phare des Poulains, sur la lande rase, observant les goélands posés sur une arête, et voyons l’ancien fort devenu la maison de Sarah Bernhardt en 1894.

Cette fille de pute éduquée par l’amant de sa tante, le duc de Morny, un peu pute elle-même, est morte en 1923 d’une insuffisance rénale. Grande tragédienne emphatique de Ruy Blas, de Phèdre et d’Hernani, elle adorait les tempêtes et les orages à la Victor Hugo, séduite par les jets et bouillonnements de la vague sur les rocs et entre les blocs. Ce genre de climat empli de mouvements et d’ions négatifs m’exaltait dans mon adolescence. Il fait calme et beau aujourd’hui mais il faut imaginer les jours d’ouragan. Les branches desséchées des cyprès marquent combien le vent peut être violent et constant.

Nous poursuivons vers la côte sud sur un plateau à l’herbe rase qui me rappelle le Club des cinq. L’action se passait au sud de l’Angleterre mais le paysage est très proche de celui de la Bretagne. Trous de ver, de campagnol, de lapin, de renard, c’est le gruyère breton sur lequel la chienne Pixie court allègrement. Un golf s’est installé sur la falaise de la Pointe du Vieux château et certains pratiquent malgré le vent.

Nous pique-niquons sur une plage de sable bordé de tamaris vers Bortifaouen. Nous nous trempons les pieds dans l’eau.

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Jean d’Ormesson enseigne l’usage des temps

L’époque se veut au présent, sans passé ni futur. Du passé faisons table rase, chante-t-on chez les jeunes depuis 1968, une « jeunesse » qui se prolongent chez les retraités 2018 qui en sont restés à leurs 20 ans et se croient l’an zéro de l’histoire comme le socle humain du tout est possible. Sous les pavés, la page ? Rien n’est simple, tout se complique. Jean d’Ormesson dont l’art de la conversation n’est plus à vanter, ni la culture classique ignorée, donne aux béotiens les clés pour raconter convenablement – et le présent n’est pas le seul temps requis.

« Il faut d’abord savoir si tu emploies dans ton récit (…) le présent, l’imparfait, le passé simple, le passé composé ou le plus-que-parfait, voire le futur ou le futur antérieur, temps métaphysique par excellence ». Car l’allure et le sens en sont changés. En êtes-vous bien conscients, vous qui écrivez ? Sans l’être, vous n’êtes qu’écrivant ; le devenant, vous passez écrivain – voilà la différence.

« Le présent enregistre une sorte de sécheresse. C’est un procès-verbal un constat, une évidence ». Le moi est une force qui va, qui se croit et avance. Foin des autres et du reste, « je » n’est pas un autre mais enfant-roi du moi-je-personnellement. Dieu prédestine les êtres, selon la croyance protestante ou évangélique yankee qui contamine les cultures de toute la planète ; dès lors, il s’agit de constater cette force aveugle sans distance ni raison. C’est ainsi que l’époque égoïste étale son narcissisme invétéré au seul présent, dans le constat de sa gloire supposée. Je suis un fait et quiconque se trouve sur mon chemin se prendra sur la gueule. Ce que je dis est une « conclusion définitive », comme cette chronique des Matins de France Culte où un auteur éminemment contemporain (et au demeurant sympathique) assène ses évidences subjectives. « L’homme est né libre, et partout il est dans les fers », écrivait – déjà au présent – Rousseau, cet égoïste paranoïaque forcené qui a fait du social un contrat.

Hier s’écrivait à l’imparfait, temps qui charme car frappé d’un certain humour – qui est la tendresse tragique pour ce que l’on observe sans pouvoir agir sur l’objet de son observation. Il est le temps des écrivains par excellence. « L’imparfait, cher à Flaubert, est l’instrument du peintre qui se fait assister à une scène déjà close et frappé d’éternité dont, contrairement à ce qui se passe chez Stendhal, tu ne fais pas partie et que tu regardes du dehors sans pouvoir rien y changer. (…) Tout est réglé d’avance. Tu n’as plus qu’à contempler le destin en train de se dérouler sous tes yeux ». La littérature assimilée à la peinture, pour émouvoir et édifier, en tout cas faire penser. « Il y a de la tendresse dans l’imparfait ». Ce pourquoi, peut-être, les nouveaux auteurs du néo-nouveau-roman n’aiment pas l’imparfait de Flaubert ; ils mettent les émotions à distance comme le veulent la conjoncture économique, les forces sociales et l’ineptie politique. « C’était à Mégara, faubourg de Carthage, dans les jardins d’Hamilcar… » Les éditeurs démagogiques ont même « retraduit » les romans pour enfants du Club des Cinq au présent simplifié pour ne pas « prendre la tête » des futurs ignares dont 88,1% auront le bac, quoi qu’ils fassent.

« Le passé simple est allègre, rapide, militaire, romanesque et stendhalien ». Mais il est trop compliqué pour les illettrés qui n’ont appris à lire seulement que depuis un demi-siècle – et les correcteurs des logiciels américains sont trop peu instruits pour maîtriser autre chose que les temps de base. C’est dommage car il y a « de l’aventure dans le passé simple ». C’est le temps de Fabrice : « Le 15 mai 1796, le général Bonaparte fit son entrée dans Milan à la tête de cette jeune armée qui venait de franchir le pont de Lodi… »

« Le passé composé est un regard en arrière, teinté de mélancolie ». Le roman proustien l’emploie à satiété : « Longtemps, je me suis couché de bonne heure » ; tout comme Jean d’Ormesson dans Le vagabond (etc.) : « Longtemps, je me suis demandé quoi faire ».

« Le futur antérieur, temps mystérieux s’il en est, t’expédie dans un avenir où tu n’es pas encore et d’où tu contemples un passé qui, au moment où tu parles, est à l’état de présent et parfois de futur. C’est le début vu de la fin, c’est la vie vue de la mort », exemple : quand tu seras parti, ils fermeront la porte. Il y a « du soupçon, voire de la menace dans le futur antérieur ». Le temps se gâte et devient d’autant plus intéressant.

Manier correctement les verbes, c’est rester maître du temps sans se laisser aller ni à la facilité, ni à la mode, ni aux rails de la grammaire. L’art de conjuguer fait partie de la plume et nul n’est écrivain sans maîtriser son art. Ecrire n’est pas une facilité qui coule comme on va chier ; c’est un métier – il s’apprend.

Jean d’Ormesson, La douane de mer, Deuxième jour IV, p.381 et 382, Œuvres tome 2, (Le vagabond qui passe…, La douane de mer, Voyez comme on danse, C’est une chose étrange…, Comme un chant d’espérance, Je dirai malgré tout…), Gallimard Pléiade 2018, 1632 pages, €64.50

L’art de conjuguer sur le net

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