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La grève n’est pas une tyrannie, dit Alain, mais…

Aujourd’hui, les cheminots de la société nationale des chemins de fer français adorent emmerder les gens. Ils choisissent toujours les week-ends de grands départs, ou les veilles de vacances, ou encore les épreuves du bac, pour déclencher leur grève. Soi-disant parce que « l’Etat-patron » les opprime, ne les paye pas assez, les soumet à des horaires de chiourme. En 1909, du temps où le philosophe Alain écrivait ses Propos, c’était la Poste. Le courrier était vital, surtout dans les campagnes, où il reliait les gens et les familles. C’est moins vrai aujourd’hui avec le smartphone, la visioconférence, les mél – même si les drogués du « toujours plus » adorent consommer encore et toujours en commandant via le net pour se faire livrer dans la journée. Mais ce n’est que caprice qui peut être ignoré. Le voyage, en revanche, surtout si l’on a prévu et « réservé », est beaucoup moins accommodant.

Les grévistes en profitent, croyant (assez bêtement à mon avis, et au vu de l’histoire depuis cinquante ans) que l’exaspération des gens finira par peser sur la Direction de la SNCF, via « le gouvernement » (que fait le gouvernement ?). Ce n’est pas la vérité. Le citoyen paye des impôts (même ceux qui n’en payent pas « sur le revenu » faute d’en avoir un suffisant), et ces impôts renflouent sans cesse et toujours l’extravagant « déficit » de la SNCF, les travaux à faire, les infrastructures qui s’usent. Les cheminots ont beau dire que la SNCF « fait des bénéfices », ce n’est que la partie commerciale, pas le Réseau. Il a été détaché dans une entité séparée pour cause de Directive Concurrence européenne, mais sa dette reste abyssale. Le train n’est pas une activité commerciale rentable, on l’a vu au Royaume-Uni, où les dénationalisations ont accouché de compagnies privées qui ne sont pas profitables, même si elles réduisent les travaux au minimum.

Donc les syndicats ont tort, qui croient gouverner à la place des gouvernants, qui croient user de « bon sens » en réclamant une part des « bénéfices » affichés comptablement (mais pas consolidés avec le Réseau). Ils agissent non pour l’intérêt général, mais pour leur intérêt particulier corporatiste. Leur grève n’est jamais vraiment légitime, même si réclamer de meilleurs salaires peut l’être.

Mais sont-ils si « mal payés », ces conducteurs ? Selon Capital, avec un niveau minimum BEP ou BEPC (ce qui n’est pas grand-chose, et « à l’issue de la formation initiale, le conducteur junior touche un salaire au Smic (1 801,80 euros brut, soit environ 1 426 euros net) hors primes. Un conducteur de manœuvre et lignes locales gagne ensuite jusqu’à 2 000 euros bruts par mois, et un conducteur de ligne touche entre 2 500 et 4 000 euros bruts mensuels. Le conducteur de TGV est le grand gagnant, avec un salaire autour de 4 800 euros bruts, primes comprises. » Ce n’est pas le bagne, comparé aux policiers, aux profs, aux employés de banque, et ainsi de suite… Sans même évoquer « de nombreux avantages et primes qui comptent pour beaucoup dans le montant total de la rémunération : une aide au logement, une prime de fin d’année, mais surtout des voyages à des prix avantageux. »

« Nous allons vers l’esclavage universel », en conclut il y a déjà un siècle le citadin chez Alain. « Nous en viendrons à dépendre tellement les uns des autres qu’il n’y aura plus ni liberté ni amitié parmi les hommes. Chacun de nos besoins sera l’esclave d’un système distributeur ou nettoyeur, comme sont déjà les postes, la lumière et le tout-à-l’égout. Nous serons nourris par compagnie ou syndicat, comme nous sommes maintenant transportés. Une menace de grève sera une menace de mort. » Certes, Lénine voyait dans « le communisme » la poste plus l’électricité ; le système hiérarchisé, organisé, robotisé, convenait à sa façon de faire une société. Mais ni la Poste, ni la SNCF ne sont des tyrannies – même si certains « contrôleurs » prennent leur rôle de petits-chefs un peu trop à la lettre, et se croient tout-puissants, selon la revue indépendante Que Choisir.

Non, dit Alain « on ne vit pas longtemps dans la terreur et l’esclavage. On s’arrange. » Hum ! Il n’avait pas encore connu le communisme de Lénine et Staline, réactivé par Poutine… Mais il est vrai que les gens s’y adaptent, faisant profil bas, dans l’indifférence de ce qu’ils ne peuvent changer. « Les Français sont des veaux », disait de Gaulle (avant mai 68). Les Russes aussi aujourd’hui. Et les « usagers » de la SNCF aussi, même si l’image de l’entreprise se dégrade. Les sondages le montrent.

Ce que veut dire Alain, et il l’explique plus avant dans son Propos d’avril 1909, est que l’homme n’est pas un loup pour l’homme, sinon ce serait l’anarchie et l’éradication de l’espèce sur la terre. Chacun vit en paix avec son voisin, en général. « Je compte sur votre bon sens, sur leur bon sens », dit-il. Il est en cela rationnel, raisonnable, modéré, Alain. A écouter les éructations trotskistes de certains députés « insoumis » à l’Assemblée, ce n’est pas le cas de tous, aujourd’hui. Mais c’est le cas dans la société, globalement. « J’avoue que je compte sur l’Humanité. Que les hommes qui travaillent prétendent élever les salaires, et s’unir pour cela, je ne m’en effraie point, je ne m’en étonne point. C‘est la Raison qui pousse, comme poussent les seigles et les blés. » De là à supposer que la plupart des hommes vont se concerter afin de rendre la vie impossible aux autres et à eux mêmes, et être déraisonnables (sauf à l’Assemblée nationale où il s’agit d’une stratégie politicienne), c’est excessif.

Donc les grèves sont des manifestations de mauvaise humeur acceptable. En revanche, trop de grèves exprès dans les périodes cruciales pour les gens (comme les examens, les week-ends familiaux ou les vacances) sont inacceptables, c’est aller trop loin. Alain prêche la modération et la raison, le balancier qui ramène à la moyenne les exaspérations. Intellectuellement, c’est une façon de voir séduisante ; sur le terrain, c’est moins sûr.

Alain, Propos tome 1, Gallimard Pléiade 1956, 1370 pages, €70,50

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Alain le philosophe, déjà chroniqué sur ce blog

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Le collège dans l’étouffoir administratif

Mara Goyet est prof d’histoire-géo (« et instruction civique ») dans un collège du 15ème arrondissement parisien. Elle a enseigné des années en banlieue « difficile » et a tiré de son expérience trois livres : Collèges de France (2003, Folio), Tombeau pour le collège (2008) et Formules enrichies (2010). C’est dire si elle aime son métier et sait prendre du recul. Dans un article de la revue Le Débat de janvier-février 2012, elle donne son dernier constat : Collège, on étouffe. Cela me fait réagir et le texte qui suit, partant de son article, va être polémique. Exprès : ce n’est pas avec de l’eau de rose qu’on soigne le cancer !

Mara Goyet publie une série de « fiches », de Burnout à Transmission, dans le désordre non alphabétique propre au collège. « La personne s’évalue négativement, ne s’attribue aucune capacité à faire évoluer la situation. Ce composant représente les effets démotivants d’une situation difficile, répétitive, conduisant à l’échec malgré les efforts » : tiré d’un test d’entreprise, voilà qui s’applique parfaitement au métier d’enseignant ! Au bout de 15 ans de sixièmes, comment encore « blairer les dieux grecs » ? Après quelques années de ZEP, comment apprécier en quoi que ce soit la collectivité éducative aux classes « peuplées d’élèves cyniques et retors dans un collège miné par l’indifférence, l’inertie et les petites concurrences » ?

La cause en est moins la société – qui change –, ou Internet – qui dévalue ce cours magistral traditionnel où un adulte expert « délivre » un savoir ignoré du haut de sa chaire dans le « respect » des jeunes âmes avides de savoir. La cause en est l’étouffoir administratif – où le politiquement correct, le syndicalement corporatiste, le Principe érigé en immobilisme, se liguent pour surtout ne rien changer. « J’avais le sentiment (juste, je crois) que tout le monde s’en fichait, hiérarchie, politiques, et que nous étions abandonnés dans ce combat. Abandonnés, mais peinards. » Juste obéir, sans réfléchir, sans faire de vagues. Le ministère fabrique à la chaîne peut-être du crétin, en tout cas des enfeignants.

« Le poids du ministère, de la direction, des formulaires, des décisions politiques. Un poids insupportable qui nous empêche de sauver ce qui peut être sauvé ».

« Le collège est devenu une sorte de sas explosif et hétéroclite, un patio triste dans lequel on attend d’avoir l’âge d’entrer au lycée, de choisir une autre voie, de s’égailler dans la nature, de dealer à plein temps. » J’aime le « dealer à plein temps »… si réaliste, loin des bobos technos du ministère.

Il faut dire que le collège rameute tout son lot d’adultes mal orientés, réfugiés dans les bras de l’État, souvent infantiles et irresponsables. « Un des surveillants passe son temps à nous pincer les tétons. Mais il ne le fait pas aux filles… Du coup, on les lui pince aussi. Mais ça fait trop mal, j’vous jure ! – me disent des élèves » de troisième. On croit rêver. L’indignation du réel – « bien que la moitié des clips qu’ils regardent à la télé soient remplis d’acrobaties sado-maso avec menottes et piercing ». Ce n’est pas de la pédophilie, plutôt du voyeurisme, de la provocation peut-être. « C’est que, plongés dans un délire collectif, assommés de discours psychorigides ou permissifs, nous en sommes tous arrivés à un tel degré de désarroi que je ne sais plus très bien comment réagir. Je ne suis même pas persuadée que les élèves soient vraiment choqués. » C’est vrai qu’ils sont excitants les jeunes garçons, dopés d’exhibitionnisme télé et d’hormones, surtout les 14 ou 15 ans à la chemise ouverte sur leur chaîne d’or, ou les tétons pointant sur les pectoraux mis en valeur par un tee-shirt moulant… « Leurs préoccupations (…) en troisième, elles sont majoritairement sexuelles ! » Mais un adulte chargé d’éducation ne pince pas les tétons des ados – même de 15 ans, âge légal du consentement sexuel. Cela ne se fait pas, c’est tout. « Un homme, ça s’empêche », disait le père de Camus contre l’infantilisme du désir réalisé tout de suite.

Dans cette ambiance foutraque, comment donner l’exemple ? Car la « transmission » du savoir commence par l’exemple. Qui aime ce qu’il fait – c’est-à-dire ce qu’il enseigne et les élèves qu’il veut « élever » – y arrive. Les « jeunes » sont toujours intéressés par un adulte bien dans sa peau qui leur parle de sa matière. Mais attention ! « Il ne s’agit pas d’être un beau prof qui roucoule ses humanités avec charme et tient ses classes par l’autorité de son savoir, loin, très loin des vulgarités ambiantes. Il s’agit d’être un bon prof. Il faut s’y résigner modestement : nous nous devons d’être utiles, pas décoratifs. » Or le ministère, les syndicats, les politiques, ont peur. « On a peur de ce que l’on en a fait et de ce qu’ils pourraient être. On ne sait plus très bien qu’en faire non plus. Nous faisons si souvent semblant… De les aider, des les écouter, de ne pas les écouter, de les orienter, de ne pas les comprendre, de ne pas les voir. »

Écouter qui ?… Probablement plus les syndicats que les élèves, les partis idéologiques que les parents – mais surtout pas les enfants ! « La bureaucratisation du métier accompagne le délabrement de la situation. Sans doute pour la dissimuler. Il faut un formulaire pour changer de salle, un rapport sur la feuille ad hoc quand on sort un élève de votre cours, une fiche pour déplacer une heure de cours (et un délai préalable), un certificat médical si vous manquez une demi-heure (…) il faut émarger aux réunions Sisyphe, recevoir les fiches navettes, les rendre, les récupérer, les rendre, les recevoir, entrer les notes pour les bulletins de mi-trimestre, valider des trucs pour le brevet, valider, valider (…) subir les remarques de la direction parce que vous n’êtes pas bon administrateur (prof, on s’en fout), apporter en suppliant à genoux la fiche projet (dont vous ignoriez l’existence mais qu’au bout d’une semaine vous avez fini par trouver), puis attendre en tremblant un éventuel refus arbitraire parce qu’il ne faudrait pas oublier que la hiérarchie c’est la hiérarchie. » Tactique du parapluie : c’est pas moi c’est l’autre, « le » ministère, la prescription, l’opinion. Irresponsabilité totale.

Photo : vu sur un collège parisien en 2011…

Casser le mammouth ! Il n’y a que cela d’utile si le collège veut évoluer. Virer un tiers des administratifs, ils sont redondants, pontifiants, inutiles. A l’ère du net, pourquoi tous ces papiers ? Beaucoup de choses peuvent se faire en ligne. Dès que vous créez un service, naissent immédiatement des règlements, des contrôles, de la paperasserie : le service justifie ainsi son existence. Supprimez purement et simplement ce soi-disant « service » et vous aurez de l’air. C’est ce qu’a compris le mammouth IBM dans les années 1970, le mammouth soviétique effondré sous son propre poids de je-m’en-foutisme en 1991… et le mammouth suédois où les fonctionnaires ne sont désormais plus nommés à vie mais par contrat de cinq ans.

« Je n’avais jamais ressenti à ce point cette violence qui nous vient d’en haut : l’indifférence, la bureaucratie, la technocratie, les réformes, les directives, les choix absurdes, la volonté de masquer. » A droite comme à gauche… Mais qu’a donc fait Jospin sur l’école ?

Décentralisez, donnez de l’autonomie, créez un collectif d’établissement avec une hiérarchie légère. Jugez au résultat. L’anarchie du collège est peut-être un peu de la faute des élèves, parfois celle des profs démissionnaires, mais surtout celle du « système ».

Il en est resté à cette mentalité IIIe République d’usine militaire à la prussienne, lorsque Messieurs les éduqués daignaient se pencher sur les ignares à discipliner et à gaver de connaissances qu’étaient les petits paysans mal dégrossis par le primaire. Sortez de vos fromages, fonctionnaires ! Inspectez autre choses que les travaux finis, inspecteurs ! Peut-être y aura-t-il alors en France un peu moins d’enfeignants et un peu plus de réussite scolaire…

Revue Le Débat, n°168, janvier-février 2012, Gallimard, 192 pages, €17.10, comprenant l’article de Mara Goyet (12 pages) et deux ensembles d’articles sur les spécificités allemandes en « modèle » (58 pages) et un point très instructif sur les révolutions arabes (63 pages).

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